L’horrible décapitation, vendredi 16 octobre, d’un enseignant qui avait incité ses élèves à réfléchir à la liberté d’expression à partir des caricatures de Mahomet, a relancé en France le débat sur la laïcité. Depuis des années deux conceptions s’opposent à ce sujet : l’une, intransigeante, voudrait bannir les signes religieux de la sphère publique et insiste sur les valeurs universelles qui font aujourd’hui consensus en Europe, en particulier l’égalité entre hommes et femmes. L’autre, plus ouverte, est incarnée par l’actuel président de l’Observatoire de la laïcité Jean-Louis Bianco et son rapporteur général Nicolas Cadène, qui partagent certes les mêmes valeurs républicaines mais préfèrent s’en tenir à une stricte neutralité de l’Etat. Conformément à la loi de 1905 par laquelle, au terme d’une véhémente bataille, la 3ème République française s’est séparée d’une Eglise catholique qui avait si longtemps pesé sur nos lois et nos mœurs.
Les tenants d’une lecture intransigeante de la laïcité jugent Bianco et Cadène trop mous, voire complaisants envers les fanatiques islamistes. Dans la vague d’émotion qui submerge l’opinion publique, certains réclament leur tête. Peut-être parce que je vis depuis bientôt quatre décennies hors de France tout en gardant des liens étroits avec elle, je voudrais apporter l’éclairage des pays germaniques, où l’on a une expérience différente de la laïcité tout en adhérant aux valeurs de liberté et d’égalité qui forment aujourd’hui le socle commun à l’Union européenne.
Ne comparons pas la « Grande Nation » (ainsi qu’on appelle la France depuis Napoléon) et la petite Autriche où j’habite. Mais la France et l’Allemagne, à peu près égales par leur population (près de 70 millions pour la première, 83 millions pour la seconde). Toutes deux comptent une importante minorité musulmane : quelque 4 millions de personnes en France (6% du total), souvent originaires du Maghreb ou d’Afrique noire, un peu plus en Allemagne (entre 4,4 et 4,7 millions, environ 5,5%), où ces musulmans sont en majorité d’origine turque et bosniaque, mais aussi, surtout depuis qu’en 2015 la chancelière Angela Merkel a décidé d’accueillir en masse des réfugiés chassés par les guerres, originaires du Moyen-Orient et d’Afghanistan. Avec ses 8,8 millions d’habitants, l’Autriche a quant à elle beaucoup d’habitants d’origine turque et bosniaque, ou d’Afghans (ainsi que des Tchétchènes : au moins 30.000, à peu près le double de la France).
Une autre conception de la laïcité
Or les pays germaniques n’ont pas la même notion de la laïcité que la France. On y voit couramment des crucifix dans les salles de tribunaux, les écoles ou les jardins d’enfants, chose impensable chez nous. L’Allemagne comme l’Autriche ont signé des concordats avec le Vatican (en France seule l’Alsace est dans ce cas), et leur législation a fait peu à peu de la place aux autres communautés de croyants : protestants (dans la très catholique Autriche dès l’édit de tolérance de 1781), juifs, bouddhistes, chrétiens d’obédiences variées. Au lieu de proclamer d’emblée que leur Etat se désintéressait des questions religieuses et d’attendre en retour une parfaite réciprocité (c’est-à-dire que les Eglises ne se mêlent pas de gouverner les citoyens), ils se sont assez vite demandé si les valeurs portées par telle ou telle religion étaient compatibles avec les leurs.
L’islam, puisque c’est lui qui concentre les questionnements actuels, a ainsi été reconnu en Autriche dès 1874 - un cas unique en Europe - puis est devenu une religion officielle après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, où vivaient un million de musulmans, par l’empire des Habsbourg en 1908 : l’armée s’est alors dotée d’imams au même titre qu’elle avait des prêtres, des pasteurs ou des rabbins. Mais la disparition de l’Autriche-Hongrie en 1918 a longtemps laissé cet élargissement de principe comme une coquille vide, sans conséquence sur la vie quotidienne. Il a fallu attendre la montée de l’islamisme comme phénomène mondial et la croissance démographique des communautés musulmanes installées en Europe, parfois liées de près ou de loin à des Etats qui prétendent exercer par-delà leurs frontières une tutelle morale autant que politique, telle la Turquie, pour que les pouvoirs publics se posent, à la faveur d'une loi entrée en vigueur en 2016, le problème d’encadrer la formation des imams ou de mieux contrôler l’enseignement dispensé dans les institutions éducatives. Bref de favoriser l’émergence d’un islam européen, où la foi ne contredit pas les valeurs démocratiques. Pour endiguer le « séparatisme », la France s’est ainsi inspirée, avec raison, des lois et règlementations en usage dans les pays germaniques.
L'obsession française du voile
Autre différence de taille : ni en Allemagne, ni en Autriche on n’interdit aux élèves de collèges et de lycées publics de porter le foulard islamique. Des mesures ont en revanche été prises en Autriche pour l’interdire à l’école primaire, à mon avis à juste titre. Mais à l’adolescence, personne ne se sent le droit de dire à une jeune fille qu’elle ne doit pas couvrir ses cheveux pour des raisons religieuses ou simplement culturelles sous prétexte que ce serait un signe d’infériorité ontologique, quand au même moment on tolère que d’autres jeunes filles arborent en milieu scolaire des jupes courtes et des T-shirts échancrés. (Symbole d’émancipation, ou de soumission aux diktats d’une sexualisation à outrance, la question reste ouverte).
La fixation des Français sur le voile musulman, même quand il s’agit d’un simple foulard et non de la burqa (là, je suis favorable à une interdiction dans l’espace public), étonne le reste du monde et pas seulement les pays germaniques. Cette obsession française a conduit certains intellectuels à proférer des énormités : j’ai lu dans un magazine féminin français, lorsque la crèche Baby-Loup a perdu devant les tribunaux la bataille qu’elle menait contre une de ses anciennes puéricultrices (licenciée pour avoir arboré un « foulard islamique »), une interview avec une psychanalyste parisienne qui soutenait qu’un enfant ne peut se former une image complète d’un être humain si le visage de celui-ci est encadré par un vêtement. Comme si des générations d’enfants n’avaient pas été éduqués par des bonnes sœurs coiffées de voiles et de cornettes !
Est-ce à dire qu’il n’y a pas de difficultés ? Evidemment non. Etre plus souple ne signifie pas être complaisant : chacun a à l’esprit les concessions faites avant la Deuxième guerre mondiale à Hitler lors des tristement célèbres « accords de Munich », et personne ne veut répéter une erreur aussi monumentale face au fascisme islamique.
L'islam est souvent un défi pour la démocratie
Outre-Rhin et au bord du Danube, comme en France, les enseignants sont confrontés – en particulier à Vienne, où déjà 20% des élèves sont de culture musulmane – à des adolescents, parfois des enfants, qui contestent l’autorité des femmes, prônent la non-mixité, boycottent les séances de piscine, refusent l’étude de la reproduction, font des remarques antisémites ou assimilent la liberté d’expression au blasphème. Les conservateurs et l’extrême droite ont plus d’une fois accusé la gauche et les écologistes de naïveté à cet égard, de fermer les yeux sur une réalité dérangeante.
Mais le débat public – ravivé en Autriche par la parution à la rentrée 2018 du brûlot de la directrice d’école Susanne Wiesinger, Kulturkampf im Klassenzimmer (Combat culturel dans la salle de classe. Comment l’islam transforme les écoles), et deux ans plus tard par le témoignage beaucoup plus nuancé de la journaliste d’origine musulmane bosniaque Melisa Erkurt, Generation Haram - fait rage depuis au moins dix ans. En 2010, l’année de la publication du best-seller de Thilo Sarrazin, Deutschland schafft sich ab : L’Allemagne court à sa perte, Angela Merkel avait reconnu l’échec du modèle « multiculturel » vanté depuis les années 1990. Et globalement un consensus s’est dégagé : il faut rester très fermes sur des valeurs telles que l’égalité entre hommes et femmes, l’acceptation des homosexuels et des lesbiennes, la liberté d’expression, la démocratie.
Faut-il rappeler que ces principes ne vont nullement de soi, non seulement pour certains musulmans, mais pour nombre de juifs ultra-orthodoxes ou de chrétiens évangéliques ? Il a fallu qu’au début de la pandémie de la Covid-19 on identifie un « cluster » dans une commune de l’Est de la France, où de nombreux fidèles avaient prié côte à côte dans un temple, pour que les médias français s’aperçoivent de l’existence de ce courant-là, en plein essor en Europe comme sur d’autres continents, mais qui reste souvent sous le radar parce qu’il touche un public plus populaire et provincial.
La France concentre plus de la moitié des attentats au sein de l'UE
Il y a cependant une énorme différence avec le « djihadisme islamiste » : attachés eux aussi à une vision patriarcale, ces mouvements intégristes n’ont jamais tué. Et c’est justement là qu’il est intéressant d’établir des comparaisons. Une étude étayée par des chiffres (Les attentats islamistes dans le monde, 1979-2019, dossier toujours disponible gratuitement sur data.fondapol.org, le site de la Fondation pour l’innovation politique dirigée par Dominique Reynié) sur les attentats islamistes commis depuis 1979 - année de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, du triomphe de la révolution iranienne et de la sanglante prise d’otages de la Mecque – mettait en évidence que la France était le pays le plus touché au sein de l’Union européenne avec, à cette date, 71 attentats et 317 morts, soit 54,3% du total. Le terrorisme islamique a en effet endeuillé le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas ou l’Espagne, mais jamais autant que l’Hexagone.
Concentrons-nous sur les huit dernières années, et considérons, à partir d’un tableau Wikipedia sur le terrorisme dans l’ensemble de l’UE, uniquement la France et l’Allemagne, et uniquement les attentats islamistes au sens large (aussi bien ceux qui ont été revendiqués par une organisation que ceux qui ont été commis au cri de "Allah Ouakbar", sans qu'il soit possible de relier avec certitude leur auteur à des commanditaires) : le déséquilibre saute aux yeux. En 2012, 5 attentats de ce type en France, 0 en Allemagne. En 2013 et 2014, 1 chaque année en France, 0 en Allemagne. En 2015, année particulièrement sanglante pour nous, 8 en France, 1 en Allemagne. En 2016 (l’exception) : 7 en France, 7 en Allemagne. En 2017, 10 en France, 2 en Allemagne. En 2018, 5 en France, 1 en Allemagne. En 2019, 3 en France, 0 en Allemagne. En 2020 (chiffres provisoires), 8 en France, 1 en Allemagne.
La police allemande est-elle beaucoup plus efficace pour déjouer les tentatives d’attentat ? Quelles que soient les différences de structures et de fonctionnement entre les deux pays, c’est difficile à croire. La raison doit se situer ailleurs et n’est certainement pas univoque. La France, à cause de son empire colonial qui était beaucoup plus étendu en Afrique que celui de l’Allemagne, est très engagée, depuis 2013, dans les opérations militaires au Sahel contre des groupes armés qui se réclament du djihad. Etre en première ligne vous expose.
Ce facteur ne suffit pourtant pas à expliquer un contraste aussi net. Avançons donc une hypothèse : c’est aussi parce que la France attire de façon répétée sur elle l’attention de ceux qui se réclament d'une conception erronée de l’islam qu’elle est une cible privilégiée. C’est aussi parce qu’elle s’accroche à une vision intransigeante de la laïcité, parce qu’elle bannit le foulard islamique de ses écoles publiques, qu’il y a autant d’attentats sur son sol, et si meurtriers. Qui frappent les banlieues bien plus souvent que les beaux quartiers, mieux protégés ou plus inaccessibles aux tueurs, mais où se recrutent souvent les bruyants partisans de l’intransigeance.
Si une telle hypothèse est juste, alors il ne faut pas « déboulonner » les représentants d’une laïcité ouverte pour les remplacer par des tenants d’une ligne plus dure. Il ne faut pas les désavouer mais les soutenir – ce que font des intellectuels dans une tribune qu’a publiée Mediapart, parmi lesquels Pierre Rosanvallon, qui a consacré sa vie à l’histoire des démocraties modernes.
Restons inflexibles sur les principes qui sont les nôtres, nous aurons déjà fort à faire pour les défendre. Mais soyons plus souples dans d’autres domaines qui, tout compte fait, sont secondaires. Inutile de chercher les coups, ils sont déjà bien assez nombreux.