Sur les affiches, la posture et la tenue du chef de l'extrême droite autrichienne, l'ancien vice-chancelier Herbert Kickl, sont martiales : il faudrait faire de l'Autriche une "forteresse" en verrouillant ses frontières contre l'immigration illégale. D'habitude, il a un instinct très sûr pour fouetter les instincts populistes de son électorat. Il était déjà le stratège de célèbres campagnes xénophobes de son parti, le FPÖ, notamment Daham statt Islam (Chez nous plutôt que l'islam) ou Wien darf nicht Chicago werden (Ne laissons pas Vienne devenir Chicago).
Mais là, manque de chance pour lui, le slogan tombe à plat. Car le criminel contre lequel il faudrait se prémunir en cadenassant le pays était installé dans le saint de saints de la scène autrichienne, le Burgtheater - équivalent de la Comédie française.
Pire encore, il incarne l'empereur François-Joseph au côté de la formidable Vicky Krieps dans le film Corsage, consacré à une Sissi vieillissante qui rue dans les brancards. Cette production internationale, réalisée par l'Autrichienne Marie Kreutzer, représente son pays aux Oscars, elle figurait même dans la première sélection pouvant prétendre à celui du meilleur film étranger. L'Autriche s'est refusée à retirer Corsage de la compétition (une pétition signée par de nombreux membres de la profession a soutenu le film), mais au vu des critères moraux draconiens qui ont cours outre-Atlantique, il serait vraiment étonnant qu'il ait désormais la moindre chance.
L'affaire a été rendue publique le 13 janvier. Personne n'ignore plus que le comédien Florian Teichtmeister, 43 ans, membre de la troupe du Burgtheater mais surtout connu dans la sphère germanique par des séries télévisées, détenait quelque 58 000 images à caractère pédopornographique, trouvées chez lui lors d'une perquisition, et doit en répondre le 8 février prochain devant le tribunal. Et la discussion fait rage dans les milieux culturels. Les institutions qui l'employaient, notamment le Burgtheater et la télévision publique autrichienne ORF, ont-elles péché par inaction? Faut-il jeter le bébé (Corsage) avec l'eau du bain (Teichtmeister)? Et, débat récurrent depuis des années, en particulier depuis le mouvement #Metoo, peut-on séparer les turpitudes d'un être humain de l'oeuvre d'art à laquelle il participe, voire qu'il a créée?
Car rumeurs et soupçons ne datent pas d'il y a dix jours. En septembre 2021, deux quotidiens autrichiens ont fait état, sans nommer le comédien, d'une plainte déposée contre lui pour violences par son ex-compagne (cette plainte a été déboutée, tout comme l'accusation de possession de drogue, mais pas celle qui concerne les images pédopornographiques), et dès ce moment le milieu du théâtre était alerté à son sujet. En octobre de la même année, l'avocate des parents d'une mineure qui jouait avec Teichtmeister dans une série télévisée, a approché le producteur de la série pour qu'il lui interdise de s'approcher d'elle.
Mais ce n'étaient que des rumeurs, pas des faits établis, se défendent ceux qui ont continué à faire appel à lui. En particulier le directeur du Burgtheater, Martin Kusej, qui a licencié le comédien quand les accusations ont été confirmées (selon son avocat, Teichtmeister a avoué et coopéré avec la police, dans l'espoir d'éviter un procès), allant jusqu'à lui réclamer désormais des dommages et intérêts. Pourtant, Kusej aurait pu ne pas se contenter des protestations de bonne foi du comédien, s'informer auprès de la justice, et le suspendre par prudence en attendant que les choses soient éclaircies, affirme pour sa part le rédacteur en chef de l'hebdomadaire viennois Falter, Florian Klenk.
À la décharge de Teichtmeister, il faut préciser qu'il collectionnait de façon compulsive ces images interdites, mais ne les a jamais manipulées (par exemple en collant le visage d'un enfant sur le corps d'un autre), et qu'il a encore moins perpétré des actes pédocriminels. Il a mis son addiction au compte de la cocaïne qu'il prenait alors, et du loisir imposé par le confinement. Enfin il s'est défendu, bien maladroitement, en accusant son ex-compagne, qui a averti la police lorsqu'elle a découvert de telles images sur son téléphone portable, de vouloir se venger de lui.
Par une triste ironie, son prochain rôle devait être celui d'un acteur, prénommé Florian, qui claque beaucoup d'argent en consommant du sexe sur Internet!
Derrière le cas Teichtmeister se profile un débat bien connu: l'art fait-il bon ménage avec la morale? On en a eu un aperçu dimanche soir lors d'un débat à la télévision publique autrichienne. Si l'on applique des critères moraux, disait le critique d'art Heinz Sichrovsky, il faudrait jeter aux orties le peintre Caravage, incriminé par l'Église de Rome pour son goût scandaleux des beaux voyous, l'écrivain viennois Peter Altenberg (1859-1919, un grand amateur de fillettes dont la statue orne pourtant le très touristique Café Central), nombre de films de Werner Herzog, qui a plusieurs fois mis en scène le sulfureux Klaus Kinski, accusé de viol par sa fille. Ou encore, pendant qu'on y est, Egon Schiele, qui eut maille à partir avec la justice de son époque pour avoir fait poser nues des gamines du voisinage.
La sensibilité du public est devenue, à juste titre, beaucoup plus vive de nos jours dès lors qu'il s'agit d'abus sexuels, surtout sur des enfants. On se souvient des polémiques récemment suscitées par le film de Louis Malle, La Petite (1978), dont le personnage principal est une très jeune prostituée jouée par la pré-adolescente Brooke Shields. L'actrice vient de révéler qu'elle avait été violée, jeune fille, à l'occasion de la présentation d'un documentaire où l'on découvre des interviews d'elle, enfant, par des présentateurs âgés et souvent obsédés par sa virginité.
Certaines attitudes, certaines questions, ne sont plus jugées tolérables aujourd'hui, et c'est un progrès - même si la pornographie généralisée imprègne l'image que trop d'hommes jeunes se font des femmes, comme vient de le révéler une étude. Même si les milieux de la pornographie eux-mêmes sont actuellement passés au crible de la justice pour des pratiques abusives et agressives.
Séparer l'homme de l'oeuvre? Mais c'est au nom de ce principe, a remarqué sur le plateau Florian Klenk, que le tout-Vienne de l'art a fêté au Burgtheater, à sa sortie de prison (il avait été condamné à sept ans fermes pour abus de pouvoir et abus sexuels sur mineurs dans la communauté dont il était le gourou), le peintre Otto Mühl, l'un des fondateurs de l'actionnisme viennois. Falter soutient les anciennes victimes de Mühl qui refusent que les tableaux les montrant nues - qui furent parfois fabriqués avec les cendres de leurs journaux intimes, car Mühl a produit de l'art en détruisant des preuves - fassent l'objet aujourd'hui de spéculations commerciales.
La soirée où il a été applaudi jadis au Burgtheater, comme si rien de grave ne s'était passé et qu'il s'agissait du retour de l'enfant prodigue, était certainement superflue. Tout comme était justifiée l'intervention des victimes lors d'une exposition en 2004, de ses tableaux peints en prison, au Musée d'art appliqué, le MAK. Le titre de cette manifestation aurait dû être "La vie, un art". Il a été rejeté comme scandaleux par ceux qui avaient fait l'objet d'abus sexuels de la part de Mühl. Il est vrai que le directeur du MAK de l'époque, Peter Huemer, quintessence du dandysme viennois, s'est enorgueilli d'être le premier au monde à exposer l'art très officiel de la Corée du Nord.
Le débat sur l'art et le pouvoir, comme sur ses abus, est donc loin d'être clos. En tout cas, un point au moins est clair dans l'affaire Teichtmeister: les juristes sont unanimes à considérer qu'il ne servirait à rien d'aggraver les peines prévues par le code pénal. Comme le réclamaient, sans surprise et de façon presque réflexe, le FPÖ et son électorat.