Chaque jour apporte, dans le scandale d’espionnage déclenché début mars en Autriche, son lot de rebondissements. Un vrai feuilleton. Mais peut-il enrayer l’ascension du FPÖ, la principale force d’extrême droite, que les sondages placent toujours en tête au niveau national (entre 26% et 28%, jusqu'à 30% des suffrages parfois), quelques mois avant des législatives qui pourraient rebattre les cartes dans ce pays où la Russie, plus qu’ailleurs en Europe, a avancé ses pions ?
Les trois principaux suspects sont Autrichiens, bien que deux se soient déjà mis hors d’atteinte de la justice: Jan Marsalek, déjà recherché pour son rôle dans l’escroquerie Wirecard, qui vivrait aujourd’hui sous une fausse identité en Russie en continuant à travailler pour le FSB; son ami Martin Weiss, qui a dirigé le département du contre-terrorisme au service de renseignement civil autrichien, le BVT, et a été exfiltré à Dubaï - semble-t-il avec l’aide de Marsalek; enfin Egisto Ott, un ancien agent du BVT arrêté fin mars en Carinthie, qui se trouve en détention préventive. Celui-ci nie toute implication mais les policiers ont trouvé à son domicile, entre autres choses, des ordinateurs cryptés et un organigramme des services russes.
C’est lui qui aurait procuré à Moscou le contenu des trois téléphones portables de hauts fonctionnaires du BVT, malencontreusement tombés à l’eau lors d’une excursion. Et mené des recherches sur des opposants au Kremlin. Dont le journaliste bulgare Christo Grozev, animateur du site Bellingcat, un ancien collaborateur d'Alexei Navalny qui a dû quitter Vienne début 2023, sa vie étant menacée, et se trouve maintenant à New York.
Autour d’eux gravite une nébuleuse d’individus liés de près ou de loin au FPÖ. Le chef actuel de ce parti, Herbert Kickl, qui espère devenir après les législatives prévues cet automne le « chancelier du peuple », et semble, du temps où il était ministre de l’intérieur (2017-2019), avoir surtout servi d'"idiot utile à Moscou" dans son entreprise pour affaiblir le BVT. L’ancien député du FPÖ Hans-Peter Jenewein, réputé très à droite et jadis en charge des questions de sécurité. L’ancienne ministre des affaires étrangères Karin Kneissl, nommée à ce poste sur recommandation du FPÖ – elle vit aujourd’hui à Saint-Pétersbourg où elle est une propagandiste du Kremlin. Ou encore l'ancien secrétaire général de Kneissl, le diplomate Johannes Peterlik, censé monter à l’intérieur du ministère un service secret dans lequel auraient travaillé Ott et plusieurs de ses collaborateurs. Il a beau protester de son innocence, les enquêteurs sont tombés sur l'organigramme du futur service.
Une unité de la police criminelle, l’AG Fama - « réputation » en latin - est chargée de faire la lumière sur ce réseau tentaculaire et de restaurer l’image déplorable de l’Autriche. Au temps où le FPÖ contrôlait le ministère de l’intérieur, le discret groupe de Berne réunissant les services occidentaux avait cessé toute collaboration avec les Autrichiens. C’est dire si la confiance régnait.
Vienne, paradis des espions...
Le sobriquet de Vienne comme « paradis des espions » n’est pas usurpé, depuis des décennies.
Sans remonter au colonel Redl, poussé au suicide en 1913 et immortalisé par le journaliste Egon Erwin Kisch, ou au mythique Troisième Homme - à la saison touristique on peut visiter les égouts par où passait, d'une zone d'occupation militaire à l'autre, Harry Lime, le trafiquant de pénicilline d’Orson Welles -, voire au cas moins connu de Gustav Hochenbichler, un chef de la police viennoise qui vendit des secrets à la Stasi puis au KGB, avant comme après la chute du mur, cela tient au nombre d’organisations internationales basées dans la capitale autrichienne, parmi lesquelles l’Agence de l’énergie atomique ou l'Organisation de la Sécurité et la Coopération en Europe, unique forum réunissant l'Amérique du Nord et la Russie ainsi que les pays issus de l'URSS. Mais aussi au laxisme législatif après la Seconde guerre mondiale, lorsque le pays a enfin pu obtenir le départ des derniers soldats soviétiques, en 1955, au prix de certains accommodements.
La loi autrichienne ne punit en effet les activités d’espionnage que si elles nuisent au pays-hôte. Les autres peuvent se livrer sans crainte à leurs petites activités: tant que les Américains épiaient les Iraniens et réciproquement, ou que les Russes complotaient la liquidation physique de Tchétchènes opposants (il est même arrivé, du temps d’un ministre de l’intérieur conservateur qui fut aussi président des amitiés austro-russes, qu’ils consultent directement les fiches des réfugiés tchétchènes), l’Autriche regardait ailleurs. Et les peines prévues par le code pénal sont légères: ceux qui se font attraper risquent cinq ans de prison au maximum, contre la perpétuité en Allemagne. La ministre écologiste de la justice, la juriste Alma Zadic, veut maintenant durcir la loi, la mettant au diapason de la norme dans d’autres pays occidentaux.
Les motivations qui incitent une personne à trahir son pays au profit d'une puissance étrangère sont connues. Elles sont résumées par l'acronyme anglais MICE (Money, Ideology, Coercion, Ego). Les brillants étudiants de Cambridge ou la photographe autrichienne Edith Tudor-Hart, recrutés par le NKVD soviétique, étaient mus par la conviction qu'il fallait aider le bloc communiste, en particulier à acquérir l'arme nucléaire pour que soit atteint un "équilibre de la terreur". Issu d'un milieu modeste, le colonel Redl avait de gros besoins financiers et était homosexuel, ce qui le rendait vulnérable aux avances de la Russie tsariste. Ott et Marsalek ne dédaignaient sûrement pas l'argent, mais voulaient avant tout tirer les ficelles, se sentir importants.
...surtout quand ils sont russes
Conséquence de la multiplication des acteurs géopolitiques, il y aurait aujourd’hui plus d’espions à Vienne qu’au temps de la guerre froide. Si l’on ne considère que les Russes – qui ont toujours près de l’ONU une forteresse surmontée de très grandes antennes, alors qu’ailleurs ces « oreilles » ont été mises hors service, par exemple à Varsovie -, leur ambassade compte encore 140 diplomates (ils étaient même plus nombreux avant l’annexion de la Crimée en 2014). Dont une soixantaine se livreraient à des activités d’espionnage, selon le magazine Profil qui tire ce chiffre confidentiel du Conseil National de Sécurité convoqué, le 9 avril, par le chancelier Karl Nehammer. Sans compter tous ceux qui vivent sous des couvertures diverses et variées: au total il y aurait un bon demi-millier d'espions russes sur les rives du Danube bleu.
Depuis l’agression contre l’Ukraine, le 24 février 2022, qui a entraîné des mesures de rétorsion côté occidental, les pays voisins se plaignent que l’Autriche serve de base complaisante. Ott, par exemple, avait cherché ses informations à Chypre, en Italie ou en Croatie.
Ce qui n’a pas manqué de titiller certains journalistes est qu’il est difficile de rejeter la responsabilité sur le seul FPÖ. Qui avait certes conclu en 2016 un traité d’amitié avec le parti de Poutine, « Russie unie », et s'est désolidarisé des sanctions européennes contre Moscou. Or il n’a accédé au gouvernement, avant Noël 2016, que grâce à une coalition négociée avec l’enfant-prodige de l'ÖVP, le jeune chancelier Sebastian Kurz (un ami de Trump et de Nétanyahou). Grâce à lui, le FPÖ avait réussi à obtenir les portefeuilles essentiels au plan de la sécurité: l’intérieur, les affaires étrangères et la défense.
On a dû arroser ça avec beaucoup de vodka, à Moscou !
Des conservateurs très coulants
En dehors même de cette conjoncture très favorable, les intérêts de la Russie et de l’Autriche sont si imbriqués que toute tentative pour desserrer le noeud se heurte souvent à l’échec. La ministre écologiste de l’énergie, Leonore Gewessler, a par exemple cherché à réduire la dépendance de son pays au gaz russe, cimentée par un contrat jusqu’en 2040. Peine perdue à cause des réticences de l’ÖVP, son partenaire au gouvernement fédéral: en février 2024, l’Autriche importait de Russie 87% de son gaz. Martin Weiss n’aurait sans doute jamais atteint un tel niveau dans la hiérarchie sans l’appui du parti conservateur, qui occupe le ministère de l'intérieur presque sans interruption depuis 2000, et avait nommé le directeur du BVT, Peter Grindling – celui que Kickl, manipulé par les Russes, a voulu révoquer.
Aujourd’hui chacun se jette à la tête cet énorme scandale d’espionnage. Une photo a surgi dans la presse, montrant le président ÖVP du Parlement, Wolfgang Sobotka, lors d'un dîner à Moscou avec Marsalek. Kickl a beau jeu en revanche de dire qu’il ne connaît Ott ni d'Eve ni d'Adam, et l’espoir de ses adversaires d’enfoncer le « flanc russe » de l’extrême droite s’amenuise.
Neutralité, Covid et immigration: la trilogie du FPÖ
Ses thèmes favoris la rendent largement immune à cette affaire. D’abord la neutralité, à laquelle une majorité d’Autrichiens restent attachés en ces temps de bruits de botte en Europe, bien que ce soit une notion beaucoup plus élastique que celle qui est ancrée en Suisse. L'Autriche fait en effet partie de l'Union européenne et souligne que sa neutralité ne saurait être que militaire, au sens où elle n'adhère à aucune alliance du type OTAN.
Ensuite les atteintes aux libertés individuelles durant la pandémie du Covid, selon le FPÖ hors de proportion avec le danger réel. Le FPÖ a pu rassembler, sur le Ring de Vienne, des milliers de manifestants qui ne votaient pas forcément pour lui mais étaient ulcérés par la fermeture des écoles ou l’obligation, un temps envisagée, pour toute la population de se vacciner dès l’âge de 14 ans : « Ne touche pas à mes gosses ! » fut un slogan fédérateur et la récente divulgation des échanges en 2020 des experts de la Fondation Robert Koch, qui fait autorité en Allemagne en matière de santé, n’a pu que renforcer la conviction de tous ceux qui croient que ceux-ci ont recommandé des restrictions drastiques sous la pression conjointe de l'OMS et de Big Pharma.
Il y a surtout le vieil argument de l’immigration « incontrôlée », valeur fétiche du FPÖ qui prône une "Autriche-forteresse". Il y a plus de trente ans, l’un des slogans du parti de Haider – conçu d'ailleurs par Kickl, stratège du parti dès cette époque - était « Vienne ne doit pas devenir Chicago ». L’actualité joue en sa faveur avec des faits divers qui ont défrayé la chronique, tels que les abus sexuels perpétrés pendant des mois sur une fille de 12 ans par des adolescents dont les parents étaient nés à l’étranger; ou plusieurs bagarres au couteau entre bandes - ce qui a conduit à l'interdiction de cet instrument sur la voie publique dans certains quartiers viennois.
Bien que le nombre de voies de fait diminue, cette violence, assez courante autrefois entre villages, nous est devenue étrangère et un couteau dans la poche, jadis typique de la condition ouvrière, est désormais aussi insolite que dangereux car il facilite le passage à l’acte. L’Autriche est traversée par un débat sur l’abaissement à 12 ou 13 ans de la responsabilité pénale, dont les spécialistes disent qu’il ne résoudra pas le problème, mais qui est réclamé par l'opinion comme par nombre de dirigeants politiques.
À Vienne, 80% des élèves destinés à l'enseignement professionnel ne parlent pas allemand chez eux
Enfin il y a en ce moment l’afflux d’enfants, en majorité syriens, qui arrivent en Autriche dans le cadre du regroupement familial, leurs pères y ayant enfin obtenu l’asile (la vague d'immigration de 2015). Chacun sait que c'est un droit humain et un facteur de stabilisation. Mais 80% se concentrent à Vienne où ils sont d'autant plus visibles : c’est 350 élèves par mois qu’il faut scolariser, a révélé le responsable Neos (libéraux) de l’éducation et de l’intégration dans la capitale, Christoph Wiederkehr, alors que manquent les locaux et le personnel. Beaucoup ne savent ni lire ni écrire, dans aucune langue, n'ayant jamais fréquenté l'école. Apprendre l’allemand leur demande un effort considérable et des enseignants adaptés à cette tâche. Sans parler des traumatismes de la guerre qu'ils ont pu connaître.
Tout cela constitue un énorme défi, résumé par le tableau publié ce weekend par le quotidien de centre gauche Der Standard : à Vienne, 64,7% des enfants fréquentant l’école primaire ne parlent pas allemand en famille – en règle générale: serbe, turc ou arabe. Le chiffre dépasse même 80% au niveau de la Mittelschule, qui accueille les adolescents promis à l’enseignement professionnel. Si tout va bien. Les commentateurs s’alarment du nombre de ces jeunes sans avenir qui vivront des minimas sociaux.
S’ajoute la montée des incidents antisémites, à cause du martyre de la population palestinienne à Gaza, celle d’une pratique rigoriste de l’islam et des filles de plus en plus nombreuses à porter le foulard – chose que la loi autrichienne n’interdit pas à l’école publique. Les anecdotes du garçon qui refuse d’obéir à son institutrice parce qu’elle est une femme, ou de parents d’élèves qui refusent de serrer la main à une professeure, sont démesurément amplifiées par les médias populistes.
Mais l’Autriche, quoique très endettée car elle a suivi pendant le Covid la même politique du « quoi qu’il en coûte » que la France, reste un pays riche qui a les moyens d'augmenter les salaires des enseignants les plus sollicités et de réfléchir à l'intégration de gens venus d'autres horizons.
Malgré la vulnérabilité de son « flanc russe », le FPÖ reste donc installé en tête des sondages. Il garde pour le moment de bonnes chances d’être numéro un lors des législatives - à la proportionnelle et un seul tour. Le chancelier ÖVP actuel, Karl Nehammer, jure qu’il ne s’alliera pas à l’extrême droite, qu'un Kickl reste pour lui infréquentable. Mais les conservateurs ont conclu déjà deux fois une alliance avec l'extrême droite. Ils peuvent de nouveau suivre cette pente pour rester au pouvoir, d'autant qu'ils ne seront pas seuls dans ce genre de configuration, en Europe ou ailleurs.
La tentation de doubler l'extrême droite sur sa droite
Une étude publiée par des chercheurs de Kiel, en Allemagne, de l'Institut pour l'économie mondiale (IfW), conclut sans surprise que les régions européennes qui profitent le moins des fonds communautaires sont aussi celles qui sont le plus tentées de voter pour les partis d'extrême droite ou populistes de droite. C'est la "France périphérique" chère au sociologue Christophe Guilluy, dont les analyses sont le bréviaire du Rassemblement national. Selon leurs calculs, des flux financiers vers les zones désavantagées et des investissements dans les infrastructures permettent de réduire en moyenne de 3% le vote pour l'extrême droite. Ce n'est pas mirifique. Ce n'est pas rien non plus. La France et l'Italie sont les plus concernées.
Ce type de remède à long terme ne devrait guère influencer le scrutin européen de juin 2024. Le Conseil européen des relations étrangères (ECFR) pronostique un bond de 58 à 98 mandats pour la fraction ID (celle où siègent le FPÖ, le RN et l'AfD allemande), tandis que celle de l'EKR (les néo-fascistes de Fratelli d'Italia, le PiS polonais...) passerait de 67 à 85. Une lecture récente au théâtre de la Josefstadt sur la montée de l'austro-fascisme durant l'entre-deux-guerres devrait pourtant mettre en garde contre toute tentation de la droite chrétienne de "muscler" son discours pour mieux concurrencer la droite radicale: son échec cuisant face aux nazis est une leçon historique. Mais les politiques, on le sait, ont la mémoire courte.
Additif: Lors d'une récente rencontre des ministres de l'intérieur de l'Union européenne, le responsable autrichien de ce portefeuille, le conservateur Christoph Karner, s'est prononcé pour l'expulsion des réfugiés syriens vers les "zones sûres" de la Syrie, et non plus vers des pays européens de l'espace Schengen. L'ÖVP semble croire qu'en adoptant une attitude plus intraitable, elle coupera l'herbe sous le pied du FPÖ...
Le billet que j'avais publié début mars sur l'affaire Marsalek:
https://blogs.mediapart.fr/joelle-stolz/blog/040324/laffaire-marsalek-de-lautriche-la-russie