Joëlle Stolz (avatar)

Joëlle Stolz

Journaliste et autrice

Abonné·e de Mediapart

157 Billets

1 Éditions

Billet de blog 23 juin 2024

Joëlle Stolz (avatar)

Joëlle Stolz

Journaliste et autrice

Abonné·e de Mediapart

La déclaration du Festival de Vienne

Le Festival de Vienne, presque aussi bien doté financièrement que celui d'Avignon, vient de s'achever sur une promesse révolutionnaire. Le contexte politique, entre conflit israélo-palestinien, guerre en Ukraine, élections législatives en France, Grande-Bretagne - et en Autriche, fin septembre -, redonne à la culture, et tout particulièrement au théâtre, un rôle de premier plan.

Joëlle Stolz (avatar)

Joëlle Stolz

Journaliste et autrice

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 17 mai 2024, le Festival de Vienne le plus grand festival pluridisciplinaire d’Europe a proclamé la République libre de Vienne devant un parterre de trente-six mille personnes. Un Conseil de la République a été créé dans la foulée afin d’élaborer les lignes directrices du « Festival de Demain ». Sa première année constitutive s’achève en ce 23 juin 2024 avec la publication de la Déclaration de Vienne qui vaut pour constitution de la République libre de Vienne.

Pourquoi un festival artistique doit-il se doter d’une constitution ? Les valeurs, idées et principes présentés dans le texte ci-après font depuis des années partie des débats qui accompagnent l’organisation du festival. En publiant aujourd’hui la Déclaration de Vienne, nous souhaitons transformer cette réalité implicite en règles explicites et nos échanges idéologiques en décisions concrètes, convaincu⋅es que seule une base transparente permettra de collaborer sur un pied d’égalité. La Déclaration de Vienne vient ainsi franchir un pas décisif vers l’élaboration du « Festival de Demain » – une mission de politique culturelle que s’est fixée le Festival de Vienne en tant qu’événement pluridisciplinaire et international produisant chaque année de nouvelles œuvres artistiques et culturelles.

Deux réflexions majeures ont accompagné les débats qui se sont tenus au Conseil de la République : D’une part, toute institution souhaitant s’ouvrir et se transformer doit d’abord reconnaître qu’elle fait partie du problème. Nous savons en effet que des exclusions structurelles se reproduisent constamment. D’autre part, tout festival urbain se doit d’aller à la rencontre des habitantes et habitants, les impliquer dans les processus et être à leur écoute. Dans le même temps, tout festival international doit tenir compte du caractère mondial de l’art en s’ouvrant aux pratiques artistiques et sociales de la planète. Pour ces raisons, le Festival de Vienne se voit dans l’obligation de développer des indicateurs qui seront contrôlés et réajustés chaque année.

L’élaboration de la Déclaration de Vienne a été confiée au Conseil de la République qui se compose de quatre-vingts habitants et habitantes provenant de tous les arrondissements de la ville. Élèves, apprenti⋅es, étudiant⋅es, employé⋅es, indépendant⋅es, sans emploi, à la retraite, originaires d’ici ou en recherche d’asile, de tous les sexes et tous les genres, valides ou en situation de handicap, ces personnes ont des biographies, des histoires migratoires et des parcours très divers : elles sont pompier, professeure, artiste, pédopsychiatre, restauratrice, travailleur social, médecin, éthologue, juriste, activiste ou encore animateur.

Cinq semaines durant, soixante expertes et experts du monde de l’art, de la culture, de la politique, des sciences, de l’activisme et de la société civile ont présenté au Conseil leurs positions respectives concernant l’évolution du Festival de Vienne, et près de mille témoignages et suggestions ont été échangés au cours de dix réunions : De quel art notre époque a-t-elle besoin ? Et comment un festival peut-il mettre radicalement en œuvre ses ambitions en matière de politique sociale ?

La présente déclaration fournit une orientation. L’élaboration concrète des mesures qui seront progressivement mises en place dans le festival cesprochaines années aura lieu à compter de l’automne 2024 dans plusieurs commissions du Conseil. À l’avenir, des expert⋅es et des organisations partenaires de Vienne, d’Europe et du monde entier seront également invité⋅es, consulté⋅es et impliqué⋅es dans la mise en œuvre de ces mesures.

Premier point : Un programme varié nécessite des perspectives variées. L’organisation de l’événement ne doit pas être l’apanage d’un groupe restreint de curateurs et curatrices, c’est pourquoi la République libre de Vienne va se doter d’un comité consultatif du programme qui réunira des expertes et experts locaux et internationaux et se renouvellera régulièrement.

Deuxième point : Pas de paroles en l’air, mais un changement structurel complet. La République libre de Vienne va fixer des quotas contraignants pour les invitations, les coproductions et les nouvelles créations. La plateforme internationale de compositrices Akademie Zweite Moderne illustre cette mesure.

Troisième point : Le festival appartient au public – présent comme futur. L’imbrication radicale entre programmation, relations publiques et politique tarifaire permettra de s’adresser à la société dans son ensemble. La Pièce Commune actuellement en tournée dans toute la ville et organisée en coopération avec vingt-trois partenaires constitue une première étape de cette mesure.

Quatrième point : L’empreinte politique compte tout autant que l’empreinte écologique. La République libre de Vienne va mettre au point, en collaboration avec des partenaires internationaux, un modèle de production, de représentation et de tournée durable, offrant ainsi une scène aux transformations écologiques et sociales de notre temps.

Cinquième point : Le changement commence au sein de l’institution. Seule une équipe reflétant la diversité de la société sera en mesure d’organiser un festival porteur de sens pour la ville comme pour le monde. La République libre de Vienne se fixe donc pour objectif de représenter la diversité des sociétés urbaines dans les rangs de son personnel.

Sixième point : Non à la diplomatie de couloir, oui à la confrontation réelle. La République libre de Vienne va développer des procédures claires et des formats publics auxquels elle aura recours en cas de controverses et d’appels à la déprogrammation de personnes invitées ou à l’annulation de projets artistiques.

Septième point : Les scènes de cette ville doivent appartenir aux personnes qui y vivent. Des projets artistiques seront développés chaque année avec des communautés locales. Dans l’esprit d’une modernité sans frontières, la République libre de Vienne considère que les échanges internationaux favorisent la diversité urbaine.

Huitième point : La République libre de Vienne va faire du théâtre un lieu de confrontation. Des formats permettant de réagir rapidement et durablement aux événements de l’actualité sont nécessaires pour traiter des réalités de la société. Les débats déclenchés par Les procès de Vienne (Die Wiener Prozesse) en sont un premier exemple.

Neuvième point : Nous prônons un environnement de travail respectueux et nous opposons à toute forme de discrimination et de violence, que ce soit devant la scène, sur les planches ou en coulisses. Un code de conduite va pour cette raison être élaboré et mis en œuvre avec l’aide d’experts et expertes.

Dixième point : Qui finance le Festival de Vienne et à qui l’événement profite-t-il ? La République libre de Vienne va renforcer ses mesures visant à soumettre à un examen critique la structure passée et actuelle de revenus et de financements de la société Wiener Festwochen GesmbH en matière de justice sociale et environnementale.

******************************************************

Voilà quelle était la "Déclaration de la République libre de Vienne" à l'issue d'un festival qui s'achevait ce dimanche. C'était déjà un rendez-vous obligé du théâtre, en particulier de la scène germanique et centre-européenne. Un truc obligatoire, un drapeau rouge délavé, né en 1951 dans la "Vienne rouge" terriblement provincialisée, au début avant tout pour célébrer la "culture autrichienne".

Il veut être bien plus. Il veut réveiller. Il n'a pas peur des polémiques. Est-ce seulement du tintamarre pour un public privilégié, un truc de riches qui ne touchera jamais les quartiers populaires voués à TikTok, aux films turcs et aux concerts serbes? Ou bien un drapeau de révolte brandi face à l'opinion européenne? Après en avoir vu la première partie, je penche plutôt pour la deuxième hypothèse. 

Milo Rau a été recruté par la Ville de Vienne pour faire revenir les jeunes au spectacle vivant, sans sacrifier l'exigence. Mission accomplie, comme pour la Néerlandaise Lotte de Beer, à la tête du Volksoper, l'Opéra populaire de Vienne, où l'on a monté récemment une production marquante sur la façon dont ce lieu voué à l'opérette, singulièrement ses chanteurs et compositeurs juifs, avait vécu les conséquences de l'Anschluss: le public était bien plus jeune qu'avant, dans cette salle aux dorures compassées.

A l'instar de la féministe affichée et choisie pour cela - Lotte de Beer a aussi mis en scène à Amsterdam un mémorable Hansel et Gretel puis d'inoubliables Noces de Figaro à Aix-en-Provence -, le trublion suisse incarne l'une des tendances du théâtre aujourd'hui, celle du mélange des textes iconiques avec la réalité la plus dérangeante. En témoigne la production qu'il a encore montée au théâtre de Gand, dont il était le directeur, et qui a été montrée à Vienne: Medeas Kinderen, (Enfants de Médée en flamand) à partir du texte d'Euripide et d'un fait-divers qui laisse personne indifférent, celui d'une femme qui a égorgé ses cinq enfants en 2008. Et obtenu, depuis, d'être euthanasiée.

Le fait qu'une bonne partie du public soit resté pour le débat à l'issue de la représentation (interdite aux moins de 16 ans, car elle montrait sur écran et presque en gros plan les assassinats, le premier dans toute son horreur, les autres de façon à peine plus elliptique) prouve quel impact a eu cette production, dont les enfants sont les acteurs principaux.

La vision de Rau (20% de texte iconique, 80% de réalité actuelle) a fonctionné. Au passage on a appris qu'il avait étudié longuement le latin et le grec, qu'il connaît intimement ces tragédies, et que monter les Bacchantes du même Euripide a été l'un de ses premiers rêves. 

Son premier festival est en tout cas entré en résonance avec une actualité tumultueuse, depuis le conflit israélo-palestinien (et les accusations d'antisémitisme parce que Rau avait sollicité des gens comme Annie Ernaux ou Yanis Varoufakis), la guerre en Ukraine (initialement le chef d'orchestre Theodor Currentzis, qui n'a jamais pris clairement ses distances avec Poutine ni la guerre qu'il a déclenchée, aurait dû diriger le "War Requiem" de Benjamin Britten), sans oublier bien sûr les trois élections législatives qui doivent renouveler les parlements de deux anciennes puissances coloniales - la France, les 30 juin et 7 juillet, le Royaume-Uni le 4 juillet -, avant une échéance similaire en Autriche, fin septembre.

En France comme en Autriche les milieux de la culture, traditionnellement à gauche, attendent avec anxiété les résultats du scrutin car dans ces deux pays l'extrême droite (la "droite populiste", préfère-t-on dire en Autriche où le premier terme est réservé aux néo-nazis) est en tête des sondages. Ajoutons qu'Emmanuel Macron a longtemps joui par-delà le Rhin ou du côté du Danube d'une bien meilleure image que dans son propre pays, celle d'un homme énergique et d'un moteur de l'Union européenne.

Inutile de dire que Rau et son équipe ne souhaitent pas la victoire, le 7 juillet prochain, du Rassemblement national.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.