
La Mairie de Vienne vient de choisir "Le lièvre aux yeux d'ambre" d'Edmund de Waal pour le distribuer gratuitement à 100 000 exemplaires dans les établissements secondaires de la capitale. Le descendant de l'illustre famille Ephrussi (l'un d'eux fut le modèle du Swann de Marcel Proust) y raconte l'ascension d'une des dynasties juives du continent européen à travers les collections d'art dont elle s'entoura, qui furent ensuite pillées par les nazis. Il y a peut-être une arrière-pensée dans un tel choix où le conseiller à l’éducation dans la capitale, membre du petit parti libéral Neos, a dû forcément jouer un rôle : ressusciter un pan de l'histoire aux yeux des jeunes Viennois, dont un nombre croissant vient culturellement du monde musulman, où l'on est plus sensible aux injustices faites aujourd'hui aux Palestiniens qu'à celles dont furent victimes hier les Juifs.
Peut-être parce qu'elle était la capitale d'un empire multi-ethnique, Vienne se prête aux recherches minutieuses pour démêler l'écheveau du passé. La brutale éviction après l'Anschluss de 1938 de la communauté juive - soit près de 200 000 personnes, même si nombre d'entre elles s'étaient converties au christianisme et ne furent rappelées à leur judéité que par les lois raciales de Nuremberg - a creusé un vide irréparable dont l'Autriche a tardé à prendre la mesure. Les deux tiers avaient quitté le pays au début de la Seconde Guerre mondiale.
Cette saignée a fait l'objet de nombreuses recherches historiques, d'expositions, de restitutions parfois spectaculaires, l'une des plus significatives étant celle du portrait d'Adele Bloch-Bauer par Gustav Klimt dans le style japonisant cher au peintre, l'"Adele en or", que le Musée du Belvédère a dû rendre à son héritière aux États-Unis, Maria Altmann. Laquelle aurait été disposée à le laisser dans une collection publique en Autriche à condition que la République alpine reconnaisse qu'il avait fait l'objet d'une spoliation et accepte de payer un juste prix. Celle-ci n'y était pas prête et le tableau orne aujourd'hui la Neue Galerie ouverte à New York par le milliardaire Ronald Lauder, lui aussi d'origine autrichienne. L'affaire avait été plaidée par Randol Schoenberg, petit-fils du compositeur Arnold Schönberg qui fut contraint de s'exiler à Los Angeles. Comme le disait avec un humour très noir une autre Juif viennois, le cinéaste Billy Wilder, "les pessimistes ont fini avec une villa à Hollywood, et les optimistes (ceux qui pensaient qu'Hitler n'était qu'un épiphénomène) à Auschwitz".
Aujourd'hui nul ne peut plus ignorer cette dépossession, ce gigantesque transfert de propriété. Lorsque Stéphane Gompertz a été nommé ambassadeur de France auprès de l'Autriche, en 2012, son patronyme a été aussitôt identifié comme celui d'une des familles juives qui avaient jadis pignon sur rue à Vienne (avec le "Palais Gomperz", le nom ayant plusieurs orthographes suivant les pays) et possédaient une imposante collection d'art. Mais le diplomate ne s'étend pas sur ces origines dans le livre qu'il a publié en allemand, Österreich lieben (Aimer l'Autriche, Editions Seidengasse, non traduit), où il rend compte des deux ans et demi qu'il a passés dans ce poste. Sans doute était-il trop porté par son métier à chercher des points de convergence pour fouiller ce passé-là.
Ce n'est pas un reproche que l'on fera à Jérôme Segal, centralien et historien des sciences, qui assume le côté "poil à gratter" de sa personnalité et ne laisse rien passer. Pas plus une plaque à Montreuil, dans la banlieue parisienne, qui trouvait le moyen de rendre hommage au capitaine Alfred Dreyfus sans jamais préciser que celui-ci était Juif, qu'une plaque à Vienne honorant le joueur d'échecs Rudolf Spielmann, mort à Stockholm en 1942 - de faim et de solitude -, mais omettant de dire pourquoi il avait été forcé de quitter l'Autriche. Si l'une comme l'autre sont aujourd'hui plus complètes, on le doit à son entêtement.
Depuis 2004 il habite à Vienne, où l'avait amené un contrat d'attaché scientifique auprès de l'Ambassade de France. Pas de chance : son supérieur direct, le conseiller culturel, était un réactionnaire patenté. Cela ne s'est donc pas bien passé du tout entre eux. Dans son livre "L'armoire" (Valensin, 2020), dont la version française est préfacée par Serge Klarsfeld et qu'il a publié aussi en allemand, il détaille ses démêlés avec l'administration française - qui ont continué, la vente de l'ancien siège de l'Institut culturel au Qatar constituant un autre casus belli - comme d'ailleurs avec le Consistoire israélite, lequel n'a pas du tout apprécié qu'il veuille projeter des films palestiniens au Festival du cinéma juif de Vienne. Précisons que Segal se revendique athée et dénonce la circoncision comme une atteinte à l'intégrité physique des jeunes enfants.
Mais là n'est pas l'essentiel. Lorsqu'il a annoncé que de Berlin il partait pour Vienne, un membre de sa famille a dit : "We are back" ("Nous sommes de retour"). Cette boutade est le point de départ de sa quête sur des origines éclatées, brouillées par les tourmentes du 20ème siècle. Dont le fil conducteur est une armoire, massive et assez laide, échue en héritage à son père, qui donne son titre au récit. Il découvre que ce meuble malcommode où ses parents ont casé tant bien que mal le poste de télé est contemporain de la période la plus prospère de la lignée Segal : au départ des commerçants de Drohobycz en Galicie, province occidentale de l'actuelle Ukraine, dont les fils juristes ont su profiter du boom du pétrole dans une région qui appartenait alors à l'empire des Habsbourg. Couvert de derricks, cet Eldorado avait même été surnommé "la Californie d'Europe centrale"!
Lequel pétrole ne servait pas encore de carburant, mais permettait surtout de fabriquer de la cire minérale. Or il fallait des avocats pour rédiger les contrats d'exploitation des puits, la manne de Galicie y ayant attiré des entreprises étrangères, y compris françaises : cela fit la fortune des Segal.
Lorsque le Musée de Vienne a consacré il y a quelques années une exposition au "mythe du pétrole galicien", Jérôme Segal y a trouvé un portrait de son arrière-grand-père Arnold, lequel avait aussi été gratifié à la naissance d'un prénom hébreu, Aron, tout comme son frère Adolf qui s'appelait également Abraham. L'un comme l'autre, en s'établissant autour de 1915 à Vienne, où Arnold a acheté un château, n'ont conservé que leur prénom germanique, étape décisive de l'assimilation d’une famille déjà peu religieuse. À la génération suivante le grand-père de l'auteur sera Henryk, à la manière polonaise, Heinrich, puis Heinrick, au gré des changements de frontières en Europe centrale. Avant de devenir enfin Henri, Français "par le sang versé et non par le sang reçu", après avoir été le jeune chef d'un groupe de résistants dans la région de Grenoble puis lieutenant des FFI - la Résistance intérieure unifiée par Jean Moulin qui avait réuni combattants gaullistes et communistes.
Là encore, le travail de Jérôme Segal sur les archives, un peu partout en Europe, a permis de lever le voile sur un épisode humiliant, celui d'un internement très dur dans un camp réservé en France aux ressortissants allemands et autrichiens, considérés comme des "ennemis" même quand ils voulaient se battre contre le nazisme. La légende familiale avait travesti en épopée "au service de la France" ce qui fut un chantage en bonne et due forme pour que le futur "Henri" revête l'uniforme de la Légion étrangère.
Cette France parfois si peu accueillante, les descendants d'Arnold en ont fait leur patrie, et c'est sans doute la source de leur attachement à ses idéaux universalistes et laïques. Jérôme Segal s'efforce de concilier les origines bourgeoises symbolisées par l'armoire, reliquat de la période "capitaliste" de sa famille, et la fierté visible qu'il éprouve de l'engagement de son père médecin et de sa mère professeure de philosophie, très investis dans le tissu associatif. Tous deux étaient des militants communistes croyant en un monde meilleur et en l'avenir de leur ville nouvelle d'Élancourt, l'une des utopies qui se construisait dans la banlieue parisienne.
La chute de cette utopie et la ghettoïsation de Trappes, non loin de chez eux, les ont désenchantés : la mère de Jérôme, Marie-Laure, qui y enseignait, fut l'une des premières à s'inquiéter de la montée de l'intolérance religieuse, de la difficulté d’aborder en cours des sujets comme la théorie de l'évolution de Darwin, que rejettent les représentants d'un islam fanatisé. L'un des intellectuels les plus critiques d’un tel glissement, l'islamologue franco-marocain Rachid Benzine, a été l'un de ses élèves.
"Moi aussi j'aime l'Autriche" dit Jérôme Segal quand on évoque devant lui l’ouvrage de Stéphane Gompertz. Même s'il ne supporte aucune de ses faiblesses, à commencer par sa "bondieuserie", en vertu de l'adage "Qui aime bien, châtie bien". Il tient un blog à l'avenant, « Le petit flambeau », en hommage au journal Die Fackel (Le flambeau) du redoutable polémiste Karl Kraus. En 2018 il a récupéré la nationalité autrichienne que les nazis avaient jadis retirée à ses ancêtres. C'est une nouvelle étape d'une longue histoire. De celles qui ont fait, dans la joie et la douleur, l'Europe que nous connaissons.