C’est le coeur secret d’une exposition foisonnante de la Biennale de Venise, Étrangers partout, qui confirme, s’il en était besoin, que l’art a pulvérisé en quelques années toutes les frontières : la salle où sont exposés plusieurs grands batiks bleutés de l’Autrichienne Susanne Wenger et ceux, à dominante jaune et orangée, de son fils adoptif nigérian Sangodare ("Shangodaré", le "s" se prononçant toujours "sh"). Tous deux sont morts maintenant mais ont consacré leur existence comme leur art aux cultes yorouba, un polythéisme comparable à celui des anciens Grecs, qui a influencé à travers les esclaves bien des cultures aux Caraïbes, en Haïti notamment, jusqu’en Colombie et au Brésil.
Dès l’entrée le cosmonaute coloré de Yinka Shonibare, un plasticien britannique qui travaille beaucoup avec les batiks africains, donne le ton : il porte sur son dos une hotte surchargée de casseroles et autres objets "primitifs", nous confrontant avec ironie à l’image que nous avons trop souvent de l’Afrique - celle d’un continent resté à l'écart du progrès occidental.
Sans diminuer l’apport de Sangodare (de son nom complet: Sangodare Gbadegesin Ajala), initié au culte de Sango, le dieu du tonnerre, la trajectoire de Susanne Wenger (1915-2009) sort de l'ordinaire. Cette femme née en Styrie de parents qui la laissaient partir des jours entiers avec ses skis sur le dos, dormant seule dans les granges de paysans, a découvert le Nigeria en 1950, alors qu’il était encore une colonie britannique. Grâce à son premier mari, le linguiste suisse Ulli Beier, né Juif dans une Europe ravagée par l’antisémitisme, à qui l’on a offert un poste à l’université d’Ibadan, dans le sud-ouest du pays.
Une artiste autrichienne qui s'est fixée en Afrique
Elle n’en reviendra jamais, à part quelques voyages vers le pays de son enfance. Et vers l’Indonésie en compagnie de Beier, où elle approfondit sa science du batik puisque c’est de cette région de l’Asie que cette technique d’impression du textile, tellement africaine qu'elle est pour nous inséparable du continent noir, est originaire. Elle consistait à tremper dans des bains d’indigo foncé des tissus dont certaines parties étaient laissées en plus clair – à l’époque avec des applications d’amidon, aujourd’hui de manière plus industrielle - afin de produire des motifs.
D’abord conçu pour les pagnes des femmes, le batik devient entre les mains de Susanne Wenger un moyen d’évoquer le panthéon yorouba, les luttes célestes des divinités, ainsi que les animaux et les humains, toujours représentés plus petits que les dieux. Elle s’inspire aussi des longs toits en saillie des maisons en bambou pour certaines constructions qu’elle édifie dans le « bois sacré » près d’Osogbo, le Holy Shrine (ou Holy Grove) - classé depuis 2005 au Patrimoine mondial de l’Unesco.
Osogbo est une grande ville désormais, comptant plus de 500.000 habitants. C'était jadis un gros village où d’anciens esclaves « brésiliens » avaient construit des maisons à étages, inconnues jusqu’alors dans un pays très tôt urbanisé, mais avec de simples cases : c’est dans l’une d’elles, dont la haute façade était entièrement recouverte par un bougainvillée exubérant, qu’elle a élu domicile.
Dans l’entrée divaguaient des chèvres et des poules. Wenger mangeait à l'africaine, de l’igname ou des boulettes de manioc trempées dans une sauce épicée – à part le beurre et le pain complet quand elle le pouvait, seule habitude alimentaire qu’elle ait gardée de l'Europe. Elle fardait de noir ses yeux aussi clairs que pénétrants, comme un masque posé sur son visage, coupait ses cheveux très court et avait horreur de tout ce qui est blanc. Stérile. Mort. Elle préférait la poussière, les coins d'ombre, les toiles d'araignée où se tisse la vie.
Relever les anciens cultes yoroubas
Mais revenons aux années 1950. La rencontre d’un prêtre yorouba charismatique la persuade que son destin d'artiste l’a amenée au Nigeria et consiste à faire renaître les cultes polythéistes combattus par le christianisme des colonisateurs blancs, autant que par l’islam porté par Ousman dan Fodio, le fondateur peul du sultanat de Sokoto. Les premières mosquées d'Osogbo datent de la fin du 18ème siècle, aujourd’hui y fleurissent à chaque coin de rue temples et églises. Les adeptes du vieux polythéisme ne sont plus qu'une infime minorité.
Ce prêtre ne parle pas un mot d’anglais, elle pas encore un mot de yorouba, langue tonale très difficile à apprendre, surtout pour qui comme elle n’a pas l'oreille musicale. Ils ne communiquent que par la pensée, de façon télépathique, et à travers les arbres qui furent déjà en Styrie, disait-elle, ses « universités » (son berceau était souvent placé sous le feuillage de l’un d’eux).
En 1957 elle est frappée par une forme sévère de tuberculose qui l’oblige à rester couchée des mois durant dans un poumon d’acier. Pour elle ce n’est pas un coup du sort, mais un signe. Un peu comme quand le Polonais Ryszard Kapuscinski raconte dans Ébène qu’il s’est réveillé un jour la joue couverte de sang : pourtant ni la tuberculose ni la malaria, dont il a aussi souffert, n’ont détourné cet écrivain de sa passion pour l’Afrique.
La religion yorouba est basée sur le sacrifice. Pour acquérir une connaissance plus profonde des réalités il faut être préparé à souffrir, à perdre quelque chose de soi.
La maladie, un signe
Elle divorce alors de Ulli Beier, même s’ils restent bons amis, et épouse un musicien yorouba analphabète. La connaissance livresque est selon elle un obstacle à toute initiation réelle. C’est ainsi qu’elle s’opposera à ce que son fils adoptif Sangodaré (elle n’aura pas d’enfant biologique tout en en adoptant plusieurs à la manière yorouba) apprenne à lire et écrire. Parce que, lui disait-elle, les religieux occidentaux feraient de lui un chrétien acculturé.
En 1961, dans un Nigeria nouvellement indépendant, est fondé le mouvement artistique Mbari Club, qui attire des gens aussi divers que Wole Soyinka, futur Prix Nobel de littérature, son cousin le musicien Fela - le créateur de l'afro-beat - ou encore Chinua Achebe, auteur du classique Things Fall Apart. Yoroubas et Ibos s'y mêlent, quelques années plus tard ils se livreront, à cause de la sécession « biafraise », une guerre féroce pour le contrôle des ressources pétrolières.
Pendant que les écrivains s’engagent, que Beier les publie dans sa revue Black Orpheus (il était alors le seul éditeur « africain » installé sur le continent), Susanne Wenger s’initie à une religion éminemment complexe. Elle devient Adunni Olorisa, une authentique prêtresse. Et crée avec ses compagnons plasticiens des formes inédites, le New Sacred Art (Nouvel Art Sacré). Ce qu'on a aussi appelé l'École d'Osogbo.
Une œuvre collective toujours menacée – par les fanatiques religieux autant que par l’humidité du climat – qu’elle a défendue avec détermination, allant jusqu’à se coucher devant un bulldozer pour empêcher la construction d’une villa, modelant en guise de portes de ce domaine spirituel d’étroits passages semblables au sexe féminin, suscitant des assemblées d’esprits tels des gnomes silencieux dans une clairière. Ou encore de gigantesques déesses, en terre mélangée à du ciment mais avec des armatures de métal, aux yeux globuleux d’insecte. Majestueuses, effrayantes.
Les orisas, présence parmi nous de l'invisible
La force de sa personnalité a fait que les bigots de deux monothéismes ont dû reculer. Et qu’un festival, cheminant chaque mois d’août à travers le « bois sacré » où coule la rivière Osun, lui a survécu. Pour elle les esprits, les orisas, avaient une présence palpable, ils étaient une dimension de l'univers invisible qui irrigue notre monde.
Elle ne parlait pas des sacrifices humains que certains se sentent encore tenus à accomplir, se bornant à dire que l’une des premières choses qu’on apprend à un enfant, en terre yorouba, est de ne jamais ramasser de l'argent tombé à terre. Car il s’agit sans doute d’un piège, il est imprégné d’une substance puissante – nous dirions : psychotrope – qui fait que cet enfant se laissera ensuite entraîner sans résistance.
Quinze ans après sa disparition, la Biennale lui rend hommage. Et l’Afrique, où Susanne Wenger a plongé ses racines, fait partie, que nous le voulions ou non, de notre vie.