Washington va-t-il dégainer "l'arme nucléaire" pour sanctionner la Cour pénale internationale (CPI), coupable d'avoir incriminé Benyamin Nétanyahou et son ancien ministre de la défense Yoav Gallant au même titre que les dirigeants du Hamas qui ont planifié l'attaque du 7 octobre 2023?
À la Haye, où est basée la juridiction internationale qui ne juge que des individus, on se prépare au pire, qui n'est, on le sait, jamais sûr. Les États-Unis peuvent en effet interdire à toute banque d'entretenir des relations avec la CPI - ce qui supposerait que les salaires ne sont plus payés - voire bloquer le système informatique dont elle se sert au cas où l'entreprise (forcément américaine) qui le fournit serait touchée elle aussi. Ce qui équivaudrait à un arrêt de mort, si cette décision ultime devait intervenir.
De la théorie à la pratique, il y a un pas énorme que les États-Unis (qui ne reconnaissent pas pour eux-mêmes cette juridiction, fidèles en cela à un principe auquel ils n'ont jamais dérogé s'agissant de leurs ressortissants) se sont gardés de franchir. Jusqu'alors ils se sont contentés de sanctions plutôt modérées. Aller plus loin fait-il partie de ce qu'ils ont négocié pour arracher un cessez-le-feu à Nétanyahou en déclarant s'opposer à l'annexion de la Cisjordanie?
Quand les soldats de Tsahal racontent leurs méfaits
En attendant, le conflit israélo-palestinien occupe les esprits. Le film The First 54 Years - An Abbreviated Manual for Military Occupation (Les 54 premières années - Manuel abrégé de l'occupation militaire), l'un des moments forts de l'actuelle Viennale, le festival du cinéma de Vienne, date de 2021 mais a pris une terrible actualité.
Il a été projeté devant une salle archi-comble et était suivi d'un débat entre le réalisateur Avi Mograbi, un Juif israélien de la gauche critique, et Ruth Beckermann, une cinéaste autrichienne. Admiratrice de l'intellectuel palestinien Edward Saïd, elle constatait il y a des semaines, dans le quotidien viennois Der Standard, que le fossé de "la haine" s'était encore creusé entre les deux communautés.
Pour ceux qui ne l'ont pas vu, le film consiste en un enchaînement d'interviews de soldats israéliens, soit quelques dizaines sur les centaines qui ont été enregistrées par l'organisation Breaking the Silence (Briser le Silence), fondée en 2004 entre autres par Mograbi. Certains de ces anciens soldats sont grisonnants - le film relate les événements survenus depuis 1967, façon de dire qu'il ne remet pas en cause le droit des Juifs à vivre sur cette terre -, d'autres bien plus jeunes. Ils racontent face à la caméra ce qu'ils ont fait sur le terrain, la quasi totalité d'entre eux donnant son nom complet sans masquer son visage. Le cinéaste intervient au fur et à mesure des témoignages pour souligner le crescendo, en montrer la logique implacable. Il en discerne le but: s'approprier des terres, réduire la population arabe à une masse terrorisée, taillable et corvéable à merci.
Car pour Mograbi, "il existe un manuel", quand bien même celui-ci serait caché dans un coffre-fort ou au fond des cerveaux des décideurs. Chacune des interviews a dû être soumise à la censure militaire, qui dès lors que des secrets pouvant intéresser l'ennemi n'étaient pas divulgués, a donné son feu vert. Les perquisitions, les démolitions de maisons et d'oliveraies écrasées par les bulldozers, la brutalisation des enfants, les meurtres (un soldat témoigne que dans les faits ils tiraient une balle dans la tête des blessés, même si officiellement ce n'était pas permis), sont racontés, avec parfois l'appui de séquences silencieuses tournées par Tsahal ou des agences de presse. Comme l'observe fataliste une recrue, autant de preuves pour un futur procès.
Le film de Mograbi n'a pas été diffusé en Israël
Pourtant ce film n'a pas été diffusé en Israël ni invité là-bas à aucun festival: c'était la première fois en 30 ans de carrière, a indiqué le cinéaste, qu'il faisait face à un tel rejet. Il en a tiré les conséquences et rendu son film accessible gratuitement sur You Tube.
Cette juxtaposition de permissivité - Mograbi rappelant que Tsahal encourage ses soldats à "briser le silence" - et de rejet de la parole critique - pour la limiter Israël a passé deux lois appelées "Breaking the Silence" - est caractéristique des multiples contradictions du pays.
Pour un spectateur français en tout cas cela marque une nette différence avec l'omerta qui règne encore en France au sujet de la guerre d'Algérie, les archives militaires françaises restant parfois fermées, plus de soixante ans après la fin du conflit, aux chercheurs lorsque l'armée y met son veto.
La dernière scène du film, tournée en 2014, prend un relief saisissant: Tsahal fait exploser une maison dans un quartier de Gaza qui était beau mais n'est plus que ruines, les soldats poussant des cris de joie d'avoir si bien visé.
Avi Mograbi, dont le père venu de Damas avait créé en 1930 un célèbre cinéma de Tel-Aviv, vit désormais au Portugal, pour des raisons personnelles. Mais on ne peut s'empêcher de rapprocher cet exil volontaire avec celui de nombre d'Israéliens qui n'approuvent pas la politique de Nétanyahou, ou simplement déménagent ailleurs parce qu'il est plus facile de vivre dans un pays où la guerre n'est pas une donnée structurelle: Athènes déborde d'Israéliens, Chypre aussi. Les quelque 80.000 départs de 2024 - deux fois plus que l'année précédente - commencent à inquiéter les autorités israéliennes.
Le droit peut-il triompher de la force?
Ce conflit, même s'il n'a pas été formellement abordé, était la toile de fond du débat organisé mercredi 22 octobre au Quartier des Musées de Vienne (par entre autres le Forum Bruno Kreisky) entre le journaliste Philip Blom, qui anime à la radio publique autrichienne des entretiens souvent intéressants, et le juriste international franco-britannique Philippe Sands. Plus connu pour le rôle qu'il a joué en 1998 dans l'arrestation à Londres pour crimes contre l'humanité de l'ancien chef d'État chilien Augusto Pinochet, et dernièrement pour avoir défendu avec succès les intérêts de l'Île Maurice désireuse de récupérer l'île de Diego Garcia, conservée à l'indépendance par l'ancienne puissance coloniale britannique - et louée aux États-Unis, qui y avaient jusqu'à une période récente leur base militaire la plus importante dans l'Océan Indien.
Lors d'un autre débat en France l'été dernier, l'auteur de Retour à Lemberg (où Philippe Sands, sur les traces de sa famille à Lviv, retrace aussi la construction des catégories juridiques de "génocide" et de "crime contre l'humanité") remarquait que, une fois le jugement prononcé, Londres et Washington n'ont pas fait de difficulté pour rétrocéder Diego Garcia.
Le droit international, a-t-il rappelé mercredi à Vienne, est certes imparfait "mais c'est tout ce que nous avons" pour nous opposer à la loi du plus fort, quitte à reconstruire patiemment ce qui aura été détruit. S'il est pessimiste à court terme (Trump!), il pense qu'à moyen et long terme celui-ci triomphera. Que c'est une très longue histoire que celle du droit. Et que d'ores et déjà, malgré les bruits de botte assourdissants des uns et des autres, 80% des relations internationales restent fondées sur le droit.
La longue expérience du juriste Philippe Sands
Il préfère la catégorie de "crime contre l'humanité" conçue, lors du procès de Nuremberg, par Hersch Lauterpacht, à celle de "génocide" forgée par Rafael Lemkin au même moment-clé de l'Histoire, mais admet sa charge émotionnelle: dès qu'un crime est énorme, les victimes se battent pour que soit reconnu le "génocide". Pourtant il constate que l'emploi de ce terme (défini par l'intention de nuire et non le nombre) engendre des frustrations du côté des victimes: pourquoi seules celles de Srebrenica ont-elles été déclarées mortes de génocide, et pas les autres? Bref que c'est finalement contre-productif.
En tout cas le romancier autrichien Marc Elsberg, spécialiste du thriller politico-scientifique (Black Out), a imaginé qu'un ex-président des États-Unis était arrêté à l'occasion d'une visite à Athènes parce qu'il était sous le coup d'une accusation de la CPI de la Haye. Der Fall des Präsidenten (Le Cas du Président, 2022, non traduit, "der Fall" voulant aussi dire "la chute") a été publié avant la réélection de Donald Trump - et avant qu'il signe le décret fameux garantissant au président l'immunité définitive pour tout acte qu'il aurait décidé durant sa présidence. Le personnage central du livre d'Elsberg est la juriste Dana Marin, confrontée à une opération de commando pour "libérer" l'ancien président.
On reste dans le domaine de la fiction très bien informée. Quand la procureure de la CPI Fatou Bensouda a osé ouvrir une enquête sur les crimes de l'armée états-unienne en Afghanistan, elle s'est fait durement taper sur les doigts par Washington. Pas touche! Démocrates et républicains sont unis sur ce sujet. (Bensouda a été remplacée par le Britannique Karim Khan, vu au départ comme favorable à l'Occident). De même qu'il est impensable, pour le moment, que Nétanyahou soit un jour traduit devant la CPI.
Le droit opposé à la force: un feuilleton planétaire qui n'a pas fini de nous occuper.