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Billet de blog 24 décembre 2021

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La religieuse antiraciste et le champion d'arts martiaux: deux visages de l'Autriche

Elle a reçu un prix décerné par une organisation antiraciste. Il a lancé un cours d'arts martiaux pour apprendre à de jeunes demandeurs d'asile que l'on peut maîtriser la violence qui est en soi. Soeur Andreas et Ronny Kokert sont deux visages de l'Autriche.

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Illustration 1
Un arbre de Noël à Vienne: même les non croyants adhèrent à ce rituel de la lumière lors du solstice d'hiver. L'extrême droite païenne, elle, célèbre à la même époque de l'année l'obscurité. © DR

Toute sa vie, elle a voulu aider ceux qui ne sont pas tombés "du côté où il y a du beurre". La religieuse catholique Maria-Andreas Weissbacher - que l'on appelle Soeur Andreas - a reçu en 2021 le Prix Ute-Bock, décerné depuis plus de vingt ans par l'association SOS-Mitmensch (équivalent en Autriche de SOS-Racisme, en plus oecuménique) pour son engagement en faveur des migrants en Carinthie, surtout du temps où Jörg Haider était le gouverneur du Land et attisait la xénophobie.

Propriétaire d'un domaine forestier jadis "aryanisé", le tribun d'extrême droite n'avait pas hésité à recycler le vocabulaire du 3ème Reich en promettant à ses administrés une Carinthie "Tschetschenen-frei" : "libre de Tchétchènes", la minorité fuyant la guerre contre la Russie qui concentrait alors l'hostilité. Mais c'est après la mort de Haider, sous son successeur de même obédience, qu'elle dénonce le scandale du "Saualm", une auberge perdue dans la montagne dont la gérante touchait des sommes indues, versées aux frais du contribuable, où une dizaine de demandeurs d'asile étaient isolés et à peine nourris.

Après s'être heurtée à "un mur" de silence, elle reçoit l'aide de la correspondante à Klagenfurt du quotidien viennois Der Standard, Elisabeth Steiner, qui publie un article dans le magazine allemand Der Spiegel. Dès lors l'affaire est devenue un sujet politique en Autriche. 

Cette petite femme indomptable, que l'âge n'a pas rendue plus docile, vient du Tyrol et s'est d'abord formée au métier d'institutrice avant d'entrer dans les ordres. Trois jours avant de sauter le pas, elle a dansé toute la nuit. Ses études de théologie à Salzbourg, au début des années 1960, coïncident avec le Concile Vatican II, qui soulève chez elle un immense espoir. "C'était une formidable ouverture" : l'Eglise n'était plus un but en soi, "seulement un outil pour atteindre l'unité des êtres humains et la paix".

Une bonne soeur de choc

Les choses sont allées ensuite bien trop lentement à ses yeux, notamment en ce qui concerne l'accession des femmes à la prêtrise: "Si je lis bien le Livre Saint, les baptisés sont tous appelés plus ou moins à cela. Ce n'est que dans l'Eglise catholique que l'on a tellement élevé et singularisé la consécration des prêtres tout en réduisant le rôle des laïcs, sans jamais parler de la dignité de l'être humain". Elle n'a pas non plus été étonnée de voir surgir en milieu ecclésiastique des scandales d'abus sexuels, à commencer par l'affaire Hermann Groer (alors archevêque de Vienne) en 1995 en Autriche, la première du genre. "Ce qui était grave aussi était qu'on a tenté de dissimuler les choses depuis les sommets de la hiérarchie. Et le pire est que l'Eglise impose de très hautes exigences morales, sans s'y astreindre elle-même".

Dans cet environnement contraint, elle n'a pourtant jamais eu le sentiment de ne pouvoir faire ce qu'elle voulait. Celle qui rêvait d'aller évangéliser en Afrique s'est décidée pour un ordre missionnaire, a atterri en Carinthie dans le couvent de Wernberg, d'où partaient alors de nombreuses missions vers l'étranger, et y est restée : "Heureusement! Car avec les conceptions que j'avais à l'époque, j'aurais inculqué aux Africains un impérialisme religieux gratiné". Ses grandes références sont aujourd'hui Teilhard de Chardin ou le Père de Foucault.

Mais c'est en Carinthie que Soeur Andreas, qui dirige dans le diocèse de Klagenfurt le dialogue inter-religieux et le comité "Eglise et migration", trouve à s'employer. Cette Tyrolienne, habituée à fréquenter des paysans libres représentés de longue date à la Diète d'Innsbruck, est d'abord déconcertée par une région où "l'on attend tout de Vienne" et où la minorité de langue slave, profondément catholique, était regardée de haut: c'étaient les anciens serfs, quand les grands propriétaires étaient souvent protestants. Cette mentalité méfiante envers ceux qui ont une autre culture perdure jusqu'à aujourd'hui, nous dit-elle au téléphone. "Et maintenant il y a cette campagne permanente contre les musulmans. Résultat: ils se replient sur eux-mêmes, et c'est comme ça que se forment des ghettos, qui sont toujours dangereux". 

Elle trouve "terrible" la politique anti-migrants menée depuis des années par l'Autriche - qui a même refusé d'accueillir une partie des mineurs non accompagnés que se sont répartis d'autres pays, dont la France, sur une base volontaire. Et se dit très déçue par la présidente de la Commission de Bruxelles, l'Allemande Ursula von der Leyen (qui a certes beaucoup moins de pouvoir que le Conseil des chefs d'état et de gouvernement de l'UE): "Que l'Europe ne soit pas capable de définir une politique de migration claire, qui corresponde à ses valeurs! Tout ce travail fondé sur la peur est tellement ridicule!" .

Sports de combat

Ronny Kokert est une autre histoire. Un grand type, quinquagénaire mince et athlétique, qui a eu du mal à maîtriser sa propre violence et a été mêlé à de nombreuses bagarres avant de fonder, à Vienne, un centre de sports de combat où il s'efforce de concilier les sagesses les plus anciennes, celles qui viennent des cultures asiatiques, avec les exigences du monde moderne. En gros: apprendre à placer des coups en restant zen, et surtout respecter son adversaire. Lui-même est devenu champion de taekwondo alors que durant sa jeunesse une grave maladie avait paru l'éloigner à jamais du sport de compétition. Il a "réussi" et dirige un club fort d'une quarantaine d'entraîneurs et de moniteurs, mais sait que la plupart des membres ne pensent qu'à muscler "leur ventre, leurs jambes et leur derrière"

A la fin de l'été 2015, lorsqu'un million et demi de réfugiés fuyant les guerres du Moyen-Orient et la misère en Afghanistan ont franchi les frontières de l'Union européenne, beaucoup ont continué vers l'Allemagne, mais certains sont aussi restés en Autriche. Le maire-gouverneur de Vienne, un social-démocrate, a gagné à cette époque les élections régionale et municipale en exaltant la générosité des Autrichiens contre la ligne xénophobe suivie par le principal parti d'opposition, le FPÖ d'extrême droite - lequel accèdera bientôt au gouvernement en coalition avec les conservateurs et y décrochera le ministère de l'intérieur.

En 2016 Ronny Kokert, qui avait spontanément organisé une collecte de vêtements pour les réfugiés, offre un cours aux jeunes demandeurs d'asile rassemblés dans le centre de Traiskirchen, une ancienne caserne près de la capitale où l'Autriche héberge des réfugiés, depuis la vague hongroise en 1956 en passant par celle qui a suivi l'écrasement du "printemps de Prague" en 1968, puis les guerres qui ont déchiré dans les années 1990 l'ex-Yougoslavie. Le nom de ce groupe: les "Freedom Fighters", les "Combattants pour la liberté", ont proposé les jeunes qui viennent d'Iran et d'Afghanistan, de Syrie ou d'Irak. Le secrétaire général du FPÖ, Harald Vilimsky, s'indigne que l'on éprouve le besoin d'enseigner des techniques de combat à des migrants à qui il attribue la responsabilité des agressions enregistrées en Autriche.

Très vite Kokert remarque que ses élèves, issus de cultures "où la dureté est synonyme de force et de virilité", sont extrêmement raides et incapables d'utiliser la force de l'adversaire, le B.A.-BA des sports de combat: ils tentent de le bloquer à tout prix, une attitude aussi douloureuse qu'inefficace. Il a l'idée de faire venir à ces séances une jeune femme, Mareike, qui pèse à peine 50 kilos, est de petite taille mais championne de boxe libre, et en plus étudiante en médecine.

Le résultat est mitigé. Pour certains, c'est une révélation. Pour d'autres un sujet de honte, d'autant que depuis l'enfance ils ont appris à ne jamais regarder une femme dans les yeux. Et réciproquement: la plupart des filles supportent mal les séances mixtes et préfèrent celles qui leur sont réservées. La "masculinité toxique" qui caractérise souvent les migrants venus de pays musulmans - et est aujourd'hui la principale cause des meurtres de femmes en Autriche - doit être déconstruite: un travail de longue haleine, mené entre autres dans les cours de psychologie avec lesquels Ronny Kokert, à côté de l'enseignement de la langue allemande, a jugé nécessaire de compléter l'entraînement aux sports de combat. 

Tout cela ressemble à un récit de rédemption à l'américaine, conduisant droit à un happy end. De fait, Kokert a amené une demi-douzaine de ses élèves à un haut niveau. Leurs photos, fiers et souriants, ornent le livre qu'il vient de publier, Der Weg der Freiheit (Le chemin de la liberté, K&S 2021, non traduit), elles témoignent d'une intégration réussie: Abbas Salih, champion du monde en 2019, qui a appris à réparer les vélos; Ali Reza Kazimi, vice-champion du monde en 2019, moniteur au centre Shinergy de Kokert; Ismaïl Noori, cuisinier et champion d'Autriche en 2017 et 2019; Mostafa Merzaï, champion d'Autriche en 2018, étudiant dans une école de commerce; Sharif Ali Zadah, vice-champion d'Autriche en 2018, menuisier; ou encore le très jeune Hussein Evazaldi, champion d'Autriche en 2020 et lycéen du cycle technique.

No happy end

Pourtant, la dure réalité a frappé: bon nombre des disciples de Kokert ont vu leur demande d'asile refusée. Beaucoup se sont alors rabattus sur la boxe thaï, sur "leur" club, dans des combats où l'on tape au maximum pour décharger sa frustration et sa colère. La méditation, très peu pour eux. Il a dû changer d'approche - moins de compétition, plus d'intégration. Surtout il est allé au coeur du cyclone : dans les camps de réfugiés de Moria (la "jungle", incendiée depuis) et de Kara Tepe, sur l'île grecque de Lesbos. Aux marges de l'Union européenne, là où elle parque les réprouvés.

Il ne peut plus se satisfaire de son existence de type qui gagne sa vie avec son activité préférée et jouit de son confort. Il ne peut plus oublier ces gens qui campent dans le froid et l'incertitude. Soeur Andreas dirait peut-être que c'est Dieu qui a déposé en lui le germe de l'inquiétude. Ronny Kokert ne parle jamais de Dieu, on sent qu'il se situe plutôt dans la tradition social-démocrate (on le voit avec ses protégés sur les escaliers de l'Hôtel de ville de Vienne, lors du"bal des réfugiés" organisé chaque année avec SOS-Mitmensch).

Les derniers mots de son livre sont en tout cas pour Arsalan, qui lui servit d'interprète dans les camps en Grèce: il est mort à 20 ans, le 2 décembre 2020, à la frontière entre la Bosnie et la Croatie. Son coeur affaibli, écrit-il, n'a pas résisté aux nuits froides dans la forêt et à la violence de la police. Celle qui est chargée d'empêcher les migrants d'entrer dans notre monde.

(Outre un entretien téléphonique, j'ai utilisé une interview de Soeur Andreas avec le magazine MO de SOS-Mitmensch).

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