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Les combats de février 1934, en Autriche, ont-ils été une véritable guerre civile ou un sursaut désespéré ? Et contre quoi ? L’« austro-fascisme », ou bien un État corporatiste qui prétendait s’opposer au nazisme ?
L'"austro-fascisme", comme son corollaire et farouche adversaire de l'époque, l'"austro-marxisme", sont des termes qui soulignent le particularisme local d'un phénomène général durant l'entre-deux-guerres. Le caractère relativement modéré de la répression austro-fasciste s'accorde avec la pusillanimité des dirigeants de gauche, qui pensaient que le pot de terre se briserait sur le pot de fer, et surtout étaient paralysés par la conviction que les nazis étaient un ennemi bien plus dangereux: c'est là-dessus que la droite chrétienne ultra-conservatrice a joué.
Les Français se moquent volontiers de l'obsession si autrichienne du compromis, de cette peur panique du conflit. Mais ils doivent se souvenir que c'est Clemenceau, après la Première Guerre mondiale, qui a réduit l'empire multinational des Habsbourg, vu comme une étouffante "prison des peuples", à la portion congrue ("L'Autriche, c'est ce qui reste"). Et qu'après la Seconde ce sont les Alliés, dont la France, qui par souci d'éviter une partition sur le modèle de l'Allemagne, ont forgé la thèse bien commode de "l'Autriche, première victime du nazisme". Quand on est devenu petit, on s'habitue vite à avoir peur des grands.
L'austro-fascisme ou le retour du catholicisme réactionnaire
Avec le temps, en Autriche, le qualificatif d'austro-fascisme cher aux historiens de gauche semble s’imposer jusque dans les rangs conservateurs : l’actuel chancelier, le démocrate-chrétien Karl Nehammer, l’a repris à son compte. Il est pourtant loin de faire l’unanimité, comme le montre la tentative avortée de réorganiser de façon plus critique le petit musée ouvert en 1998 dans la maison natale du chancelier Engelbert Dollfuss, longtemps présenté exclusivement comme un martyr assassiné par des militants nazis. Un saint, quasiment.
Celui-ci a profité en mars 1933 d’une « erreur de vote » du Parlement qui s’était mis lui-même hors jeu (en réalité une manœuvre fomentée par la droite) pour instaurer une dictature où il a d'abord gouverné par ordonnances, en vertu d’un droit de la guerre que beaucoup croyaient révolu. Dollfuss promettait un « assainissement de la démocratie ». Il méprisait le parlementarisme et lui préférait "la volonté du peuple", lequel était défini comme "chrétien-allemand" avec "les pieds sur terre" - à l'exclusion des francs-maçons, sociaux-démocrates et ce qu'il appelait "l'esprit marxiste-juif".
Ce fut donc le grand retour du catholicisme réactionnaire dans la tradition du prélat Ignaz Seipel qui avait été chancelier dans les années 1920, des valeurs patriarcales, du sabre béni par le goupillon, de l'harmonie chrétienne entre patrons et ouvriers, de l’exaltation des racines paysannes – les Français ont connu ça avec Vichy. Et bien sûr le triomphe d’un antisémitisme qui travaillait depuis des décennies la société autrichienne, porté un peu plus tard à son comble par la logique mortifère des nazis: mais déjà les caricatures et les insultes du temps où les sociaux-démocrates, souvent d'origine juive, dominaient les assemblées municipales à Vienne nous laissent pantois aujourd'hui.
Une attaque frontale contre la gauche
La « destruction de la démocratie » est le titre d’une exposition à l’Hôtel de Ville de Vienne - accompagnée d’un catalogue à l’iconographie remarquable - qui présente l’insurrection comme la fin d’une séquence désastreuse. En 2024, en dépit d'une longue tradition après guerre de compromis entre « gauche » et « droite », les mémoires continuent de diverger.
Car l’austro-fascisme fut aussi une attaque frontale contre tout ce que la social-démocratie avait réalisé depuis 1920 dans la capitale, où l’homme le plus haï des élites bourgeoises, le conseiller aux finances de la « Vienne rouge » Hugo Breitner, a obligé celles-ci à contribuer par des impôts locaux à un vaste programme de construction de logements, de centres de santé et de loisirs. Négligeables d'un point de vue économique, ce sont surtout les taxes prélevées sur les produits "de luxe" - champagne ou billets pour des spectacles tels que l'Opéra - qui ont marqué les esprits.
« C’est seulement quand la tête de cet Asiate (comprendre : Juif) roulera dans la poussière que nous pourrons clamer victoire » avait lancé le chef de la milice d'extrême droite Heimwehr, Ernst-Rüdiger Starhemberg, lors d’un rassemblement sur la Heldenplatz. Sans surprise, il sera l'un des piliers du régime austro-fasciste.
Les nazis étaient l'ennemi principal
La guerre contre Vienne a été amplifiée par la crise économique qui déferlait sur l’Europe. Le taux de chômage a dépassé 25% au niveau national en 1934 mais a particulièrement touché les ouvriers (dans la capitale, 44,5% d’entre eux se sont retrouvés sans travail), affaiblissant d’autant la social-démocratie, comme les rentrées fiscales. Tandis que le nouveau pouvoir se débarrassait méthodiquement de toute opposition, mettant hors la loi d’abord le Parti communiste et les milices sociales-démocrates (le Schutzbund, dont le nom dit assez la fonction avant tout défensive : Union de protection), puis, dès juin 1933, les organisations nazies. Lesquelles avaient une moyenne d'âge nettement inférieure aux autres courants politiques: jeunes et agressifs, leurs militants arboraient sans complexe leurs uniformes.
La rupture avec les partisans de Hitler sera consommée lorsque des nazis, encouragés par l’Allemagne voisine, commettront des attentats et tenteront un putsch qui coûtera la vie au chancelier Dollfuss, en juillet 1934. A ce moment-là, la police austro-fasciste a procédé à des arrestations massives et enfermé nombre d’entre eux dans des camps. 17 000 seront amnistiés et libérés lorsque le successeur de Dollfuss, le chancelier Kurt Schuschnigg, sera contraint en 1936 de passer sous les fourches caudines de Hitler.
L’époque n’était certes pas favorable à la démocratie parlementaire: de 1918 à 1938 pas moins de seize pays, en Europe, mettent en place des dictatures, presque toutes de droite à une exception près (l'URSS, avant que Staline n'y exerce un pouvoir absolu), des pays baltes au nord à la Roumanie au sud, sans oublier bien sûr la Hongrie, l’Italie et l’Allemagne.
Le sursaut désespéré des milices social-démocrates
Dans ces conditions l’insurrection spontanée déclenchée en Autriche en février 1934 par des milices très sommairement armées (et déjà illégales), qui a pris de court les dirigeants du principal parti de gauche autant que le gouvernement, semblait promise à l’échec. Le terme de « guerre civile », si l’on prend comme référence celle qui a déchiré l’Espagne, ne correspond pas à la modeste réalité: face à des troupes régulières qui n’ont pas hésité à employer l’artillerie, cette résistance était battue d'avance. Son bilan (y compris neuf dirigeants ou simples militants du Schutzbund fusillés pour l’exemple) serait de moins de 400 morts, selon les recherches de l'historien Kurt Bauer. Très loin en tout cas de la légende.
La fille d'un dirigeant du Schutzbund en Basse-Autriche, Wilhelmine Goldmann, raconte dans Rote Banditen (Bandits rouges, non traduit, Promedia 2023) comment son père, constatant que les cheminots viennois n'avaient pas débrayé et que les trains roulaient comme d'habitude, a prudemment choisi de ne rien faire pour éviter des morts inutiles. Les armes ont été de nouveau cachées. Plus tard il a cédé aux pressions insistantes des nazis en adhérant à la NSDAP - tout en restant dans son for intérieur un social-démocrate! -, convaincu que la féroce dictature hitlérienne ne plierait que devant une attaque venue de l'extérieur du Reich. Nombre de déçus de la social-démocratie se sont tournés après 1934 vers le Parti communiste (clandestin et appuyé par Moscou): ce sont eux qui paieront sous le nazisme le prix du sang le plus élevé - avec bien sûr les Juifs déportés.
En France, où l’opinion comme la classe politique étaient alors focalisées sur les violentes manifestations d’extrême droite du 6 février 1934 devant l’Assemblée nationale, ces événements n'ont pas intéressé grand monde. Même Stefan Zweig, habitant alors Salzbourg, n’a été informé des troubles dans sa patrie que par des amis anglais! Quant au polémiste Karl Kraus, un fidèle du régime austro-fasciste, il a parlé d’une « pitoyable troupe armée » qui avait agi « avec désespoir » avant de subir « un sort plus désespérant encore ».
La croix gammée après la croix potencée
Les conséquences furent immédiates : le gouvernement a interdit le Parti social-démocrate ainsi que les organisations et la presse affiliées. Ce fut le début de la fin. N'ayant plus le droit de manifester, la gauche autrichienne en fut réduite à organiser des "promenades" dans les rues. Quatre ans après le régime austro-fasciste ne put s’opposer à l’Anschluss. Avant de se faire morigéner au Vatican, le cardinal-archevêque de Vienne Theodor Innitzer ira jusqu'à ajouter de sa main, au bas de la déclaration de bienvenue épiscopale, « Heil Hitler ! ». Des églises autrichiennes furent pavoisées de croix gammées qui avaient remplacé la croix potencée, symbole du régime austro-fasciste.
Cette histoire, nous la connaissons. Elle continue malgré tout de nous fasciner. Nous ne nous lassons pas d’en explorer les facettes, parce que nous savons que nous avons vaincu jadis la « bête immonde ». Et que cela nous rassure aujourd'hui, dans un monde devenu si incertain.
PS: J'avais consacré en 2021 un long billet au culte de Dollfuss et aux résonances actuelles de l'austro-fascisme.
https://blogs.mediapart.fr/joelle-stolz/blog/111221/le-fantome-de-dollfuss-hante-encore-lautriche