Difficile de ne pas penser à Nétanyahou et aux massacres perpétrés par Tsahal quand on assiste au Richard III de l’Israélien Itay Tiran, un brillant acteur du Burgtheater de Vienne qui est aussi metteur en scène. Il a interprété de façon très convaincante la pièce de Shakespeare sur Richard de Gloucester, modèle du tyran tordu qui marche sur les cadavres pour arriver puis se maintenir au pouvoir.
D’autant qu’une indignation croissante, y compris au sein du « monde occidental » solidaire d’Israël, a accueilli le blocage de toute aide humanitaire aux portes de l’enclave de Gaza. Le changement est sensible en Autriche : sa ministre des affaires étrangères, Beate Meinl-Reisinger, du petit parti libéral NEOS, a effectué un virage à 90 degrés, critiquant ouvertement les autorités israéliennes alors que son pays, comme l’Allemagne, s’était rangé de leur côté dans la foulée du 7 octobre 2023, regrettant seulement du bout des lèvres le massacre des civils palestiniens.
Il s’agissait d’une « raison d’État » - la doctrine exposée à la Knesset par la chancelière Angela Merkel en référence à la culpabilité nazie -, ligne imposée il y a presque une décennie en rupture avec la position traditionnelle d’équilibre définie sous Kreisky, par son homologue autrichien conservateur Sebastian Kurz. Pour des raisons essentiellement d’opportunité politique : il voulait gouverner avec le FPÖ, le principal parti d’extrême droite, et avait compris qu’il fallait coller à sa politique anti-islam donc pro-israélienne.
L’incident des tirs de soldats israéliens essuyés à Jénine par une délégation de diplomates, dont faisait partie le représentant de Vienne à Ramallah, n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder aux yeux des officiels européens un vase déjà archi-plein. L’Autriche appartient désormais au camp qui demande que l’UE révise son accord avec Israël - mais pas un embargo sur l’armement, dont l’Allemagne est le deuxième fournisseur après les États-Unis.
Accusations d'antisémitisme
Ces développements tardifs confortent la position de Milo Rau, le directeur du Festival de Vienne, vilipendé en 2024 pour avoir invité des gens tels qu’Annie Ernaux, caractérisée d’« antisémite » par une partie de l’opinion publique. Cette année Judith Butler, elle aussi traitée en ennemie par le gouvernement Nétanyahou, sera le sujet d’un vaste débat sur les « guerres culturelles » qui examinera, entre autres, la question de savoir s’il faut parler à l’extrême droite ou se garder de lui offrir une tribune.
L’an dernier le « tribunal » sur le coût économique du Covid fut une bonne surprise. En juin prochain la nouvelle mise en scène de Rau, Die Seherin (La voyante), d’après Philoctète de Sophocle, centrée sur une photographe de guerre et nourrie par la rencontre du Suisse à Mossoul avec un instituteur auquel Daech avait coupé la main droite quand il avait érigé un califat dans la région, est très attendue, tout comme la féministe Weisse Witve (Veuve blanche) inspirée de l’histoire de Shéhérazade, créée à Berlin par Kurdwin Ayub, une Viennoise née en Irak.
Déception en revanche pour Burgtheater d’après Elfriede Jelinek, une « farce » - enfin montée sur la scène prestigieuse du même nom, équivalent du Théâtre Français - montrant dès le début des années 1980 que des acteurs adulés du public autrichien s’étaient compromis avec le régime nazi. Le FPÖ n’ayant finalement pas décroché la chancellerie, cela enlevait de l’intérêt à l’entreprise. Rau et son équipe sont passés largement à côté de la langue particulière de la Nobel de littérature, qui avait inventé une sorte de dialecte viennois afin de mieux le dynamiter, et se sont concentrés sur le scandale d’il y a quarante ans expliqué aux jeunes générations.
L'Autriche a rejoint le camp des critiques d'Israël
Aujourd’hui c’est la tragédie israélo-palestinienne qui enflamme et divise, d’autant plus que J.J., le jeune contre-ténor autrichien sacré gagnant du concours de l’Eurovision, a déclaré au quotidien espagnol El Pais qu’il était « décevant » qu’Israël y participe encore, mettant ce pays sur le même plan que la Russie en Ukraine puisque « tous deux sont des agresseurs ». Des radios espagnole et irlandaise (l’Espagne comme l’Irlande sont en Europe à la pointe du combat pour les Palestiniens) ont d’ailleurs exigé plus de transparence dans le vote du public de l’Eurovision qui avait placé en tête de la compétition la candidate israélienne, survivante du 7 octobre. Ce vote du public est pondéré par l’avis de professionnels, l’ensemble donnant la victoire à l’Autrichien.
Les propos de J.J. lui ont valu une volée de bois vert mais suivent de peu ceux de l’ancien président de la République Heinz Fischer, lequel avait fustigé le gouvernement Nétanyahou et évoqué les droits humains des Palestiniens. Il a été approuvé non seulement par ses compatriotes de gauche, mais par un dirigeant du FPÖ qui s’est félicité que celui-ci « dise tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas ».
Lors d’une discussion à la télévision publique son ancien correspondant à Bruxelles et Washington, le journaliste Raimund Löw, a dit que l’opinion de Fischer reflétait celle de la majorité des capitales européennes tandis que depuis Jérusalem l’ex-président du consistoire israélite autrichien Ariel Muzicant revenait inlassablement sur le sort des otages encore aux mains du Hamas. Mais ceux qui ont été libérés l’ont été à la suite de négociations, pas de l’emploi de la force militaire, a objecté Löw. Actuel président du Congrès juif européen, Muzicant avait incité l’an dernier à aller conspuer l’intellectuel israélo-allemand Omri Boehm, partisan de « l’universalisme radical » et d’un État non religieux où coexisteraient Juifs et Palestiniens.
Ce glissement dans la sphère germanique - le responsable allemand de la lutte contre l'antisémitisme demande maintenant à ce que soit révisée la sacro-sainte doctrine de la "raison d'État" - se reflète dans le commentaire pessimiste de la cinéaste Ruth Beckermann, une admiratrice de l'intellectuel palestinien Edward Saïd et l'une de celles qui a fait redécouvrir en Autriche le passé juif du pays. Dans le quotidien Der Standard, elle rappelle que le poète autrichien Erich Fried avait écrit déjà en 1967 dans Écoute, Israël : " Quand nous avons été persécutés, j'étais l'un de vous. Comment puis-je le rester, maintenant que vous devenez des persécuteurs?". Et que ce qui se passe à Gaza est "une tragédie grecque ou un drame shakespearien (...) : à la fin tout le monde est mort".
Une mise en scène prophétique
C’est dans ce contexte qu’a été jouée à Vienne, en hébreu (on pouvait lire sur le mur la version originale et sa traduction plus moderne en allemand), la mise en scène de Tiran qui dirigeait les acteurs du Théâtre Gescher, en particulier Evguenia Dodina dans le rôle-titre. La première a eu lieu à Jaffa, à côté de Tel-Aviv, un mois avant le 7 octobre et la pièce apparaît comme prophétique, la scène entièrement blanche se teintant du sang des meurtres et des cendres noires de certains suppliciés.
Le tueur dévoué à Richard est un grand type impavide qui apparaît toujours poussant son chariot-poubelle et manie aussi bien la tronçonneuse que le couteau ou le revolver. Il déplie en chantonnant de grandes feuilles en plastique avant d’assassiner.
Au texte de Shakespeare Tiran a mêlé des chants israéliens, comme cette ronde masculine dansant dans le genre Naguila Hava avec sur le nez des lunettes noires pour ne pas voir la réalité, ou les paroles d’Ehud Manor (1941-2005) Je n’ai pas d’autre pays devenues l’hymne des manifestations de masse contre Nétanyahou avant la césure de 2023.
Qu'une écrasante majorité de Juifs israéliens restent aveugles aux souffrances des Palestiniens et pensent que ces derniers n’ont que ce qu’ils méritent puisqu’ils ont élu le Hamas, n’est pas le moindre problème d’un pays qui se radicalise à l’extrême droite et que le reste du monde regarde avec toujours plus d’horreur. Tout cela va mal se terminer, pour les Palestiniens d’abord, pour les Juifs israéliens plus tard.