Après l'annulation du discours que devait tenir l'écrivain Antonio Scurati le 25 avril - jour anniversaire de la victoire sur le fascisme -, sur la chaîne de télévision publique RAI, souvent interprétée comme une censure politique, de nouveaux remous touchent des intellectuels italiens qui ont eu le tort de rappeler les racines historiques du parti au pouvoir à Rome.
Ci-dessous le texte d'une pétition de soutien à la philosophe Donatella Di Cesare, spécialiste de la Shoah, qui doit bientôt comparaître devant un tribunal pour diffamation envers un ministre (et beau-frère) de Georgia Meloni.
La liberté de pensée et de parole est maintenant en danger dans plusieurs pays européens. Par cet appel, nous – philosophes, historiens, juristes, éditeurs, journalistes et intellectuels – voulons attirer l’attention sur un cas des plus graves qui se produit actuellement en Italie.
Le 15 mai 2024 la philosophe Donatella Di Cesare, figure reconnue du monde intellectuel, est citée à comparaître devant un tribunal de Rome. Elle se voit accusée de diffamation par le ministre de l’agriculture Francesco Lollobrigida – beau-frère de la Première ministre Georgia Meloni, et membre de son parti Fratelli d’Italia.
Les faits remontent à avril 2023. Lors d’un discours tenu en public sur le déclin démographique et l’immigration, le ministre Lollobrigida avait affirmé : « Nous ne pouvons nous résoudre à l’idée d’un remplacement ethnique », et il a répété ces mots : « remplacement ethnique ». Cette expression étant largement associée à la « théorie du Grand Remplacement », les mots employés par le ministre ont suscité beaucoup d'émoi. Le même soir, Di Cesare a été invitée à les commenter sur un plateau de télévision lors d’une émission très suivie.
Elle est intervenue pour recadrer le débat en rappelant, entre autres choses, que l’idée de « remplacement ethnique est un mythe conspirationniste » et qu’elle se trouve « au cœur de l’hitlérisme ». Elle a insisté sur le danger que représentent des principes inspirés du mythe d’une pureté ethnique, employé aujourd’hui par des forces d’extrême droite. Di Cesare a ajouté : « Je ne crois pas que ces mots puissent être interprétés comme un dérapage verbal, il a parlé comme un Gauleiter, un gouverneur néo-hitlérien ». Bien sûr il ne s’agissait pas d’établir un trait d’égalité, mais d’une comparaison fondée sur une similitude historique.
Dans ses recherches, Di Cesare a traité des formes nouvelles et anciennes de persécution, d’extermination et du négationisme, comme le prouvent nombre de ses essais et de ses livres. Elle a rédigé récemment, en 2020, les articles « Racisme » et « Antisémitisme » du Lexique du 21ème siècle de l’Encyclopédie Treccani. Elle s’est aussi intéressée au « remplacement ethnique », en montrant comment ce concept s’est construit, dans un chapitre du livre Conspiracy and Power (Conspiration et Pouvoir, 2023 pour l’édition en anglais).
Le mythe du « remplacement ethnique » s'est propagé au moment de l’affaire Dreyfus en France, à la fin du 19ème siècle. Mais sous sa forme actuelle il a été développé dans les écrits de Hitler et dans l’idéologie nazie, servant de prétexte à la Shoah. Ressuscité par les suprémacistes blancs, il est un mythe central de l’extrême droite. Il faut y distinguer deux aspects. L’identité occidentale serait assiégée par des vagues massives d’une immigration venue de pays non européens qui contaminent les sociétés blanches et les exploitent de façon parasitaire, au point de se substituer à elles. Qui plus est, ce remplacement serait une invasion planifiée, orchestrée au sommet par ceux qui tirent les ficelles d’une domination mondialisée.
Ce n’est pas une théorie inoffensive. Elle a débouché de fait sur plusieurs massacres terroristes : l’attaque de Buffalo aux Etats-Unis en 2022, le massacre (de musulmans rassemblés à la mosquée, NDLR) de Christchurch en Nouvelle Zélande en 2019, l’attaque de la synagogue de Pittsburgh en 2018, et les tueries d’Oslo et d’Utoya en Norvège en 2011.
En affirmant que le ministre Lollobrigida « a parlé comme un gouverneur néo-hitlérien », Di Cesare voulait mettre en lumière les liens historiques troublants derrière les mots de « remplacement ethnique ». En cela, elle n’a fait que reprendre ce qu’on pouvait lire sur la page Internet du gouvernement italien au sujet du « Département de coordination nationale pour combattre l’antisémitisme et ses formes nouvelles ». Il y est dit : « La théorie du remplacement est un mythe néo-nazi selon lequel les Blancs sont remplacés par des non-Blancs. Souvent, comme dans nombre de théories conspirationnistes, ce sont finalement les Juifs qui sont les vrais coupables. Aujourd’hui le ‘grand remplacement’ est un mythe conspirationniste d’extrême droite ».
Di Cesare voulait avertir des dangers que pose un langage agressif – en particulier quand il émane de quelqu’un qui ne parle plus comme simple membre d’un parti, mais en tant que ministre et donc avec l’autorité du gouvernement auquel il appartient.
Il est inconcevable que, dans un pays démocratique, un ministre traîne devant les tribunaux une philosophe pour des sujets touchant à la politique culturelle et à la philosophie de l’histoire, sur lesquels il devrait y avoir un débat. Rejeter le débat, c’est stigmatiser un opposant politique, qui n’est plus un interlocuteur dont on peut contester les arguments, mais un ennemi à traiter avec des mesures punitives.
De plus tout le monde peut voir la disproportion qui existe entre un ministre, fort de tout son pouvoir et de son autorité, et un simple citoyen, un professeur qui doit se défendre par ses propres moyens. Autant qu’un acte d’intimidation visant à supprimer toute forme d’opposition, ce genre de poursuite judiciaire équivaut à une véritable purge pour faire taire des intellectuels inconfortables. L’intention est d’établir une ligne rouge entre ce qui peut être dit, et ce qui ne peut l’être.
Nous ne pouvons accepter que l’Italie devienne une démocratie illibérale, vidée de sa substance, comme la Hongrie de Viktor Orban. Nous sommes perturbés par les effets de la censure qui frappe des institutions culturelles, des médias publics, des voix et personnalités du journalisme, voire des publications entières. Pour obtenir une légitimité européenne et internationale, cette partie de la droite a besoin de changer son visage – et pour cela, de réduire au silence ceux qui soulignent ses origines historiques.
Une escalade dans cette stratégie consiste à intenter des procès aux intellectuels. La Première ministre Georgia Meloni a obtenu la condamnation de l’écrivain Roberto Saviano, après qu’il a osé la traiter, elle ainsi que le vice-président du Conseil, son adjoint Matteo Salvini, de « salauds » après la mort d’un enfant sur un bateau de migrants. « Ils ont traîné devant les tribunaux la parole, la critique politique », a commenté Saviano. Cette semaine, Meloni a aussi traduit en justice l’éminent historien Luciano Canfora pour l’avoir appelée « néo-nazie ». Donatella Di Cesare, qui enseigne la théorie philosophique à l’Université La Sapienza de Rome et jouit d’une renommée considérable, est la prochaine cible.
Il est du devoir de tous ceux qui aiment la démocratie de défendre la liberté de parole. On n’a pas besoin pour cela de partager les idées ou les jugements de Donatella Di Cesare et cela nous rend d’autant plus libres d’exiger qu’elle ait le droit de les exprimer.
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