On craignait le pire. Il ne manque pas de critiques qui traitent Milo Rau de "super-prêcheur" prêt à tout pour rester politiquement correct. La volonté du nouveau directeur du Festival de Vienne de mettre en scène trois « procès » confrontant les opinions sur des sujets hautement inflammables, pouvait déboucher sur une piteuse imitation de justice populaire. Le premier, ce weekend, était consacré à la réaction des autorités autrichiennes devant le virus du Covid.
Nous avons assisté à deux séances, et c’est une réussite. Peu importe en fin de compte le "verdict", qui sera rendu par les sept jurés dimanche en fin d’après-midi. D’ores et déjà on sait que l’Autriche en a trop fait, que tout cela a coûté « un pognon de dingue » et que le pouvoir politique – en l’occurrence le jeune chancelier conservateur Sebastian Kurz – a bondi sur l’occasion de prendre toute la lumière, laissant dans l'ombre les experts qui, assez vite, ont été condamnés à être de simples figurants.
Un mélange de justice et de débat d'idées
Bien sûr ce n’est pas un vrai procès. Mais il mêle des professionnels de l’appareil judiciaire à des intervenants dont l’opinion recouvre un spectre assez large (on a cependant exclu les partisans affichés du complotisme), devant un public curieux de les voir s'affronter. Toujours avec le filtre d’une institution qui contraint à des règles précises, notamment de temps de parole: l’inverse de la logorrhée se déversant sur les réseaux sociaux.
« On n’applaudit pas lors d’un procès » a rappelé d'un ton ferme - à un public qui se comportait au départ comme au théâtre - la présidente du « tribunal », l’ancienne présidente de la Cour suprême (différente de la Cour suprême aux États-Unis: elle s'occupe des litiges civils, comme la Cour de cassation française*) Irmgard Griss. Qui fut candidate à la présidentielle de 2016 des Neos (le petit parti libéral: elle obtint 18,8% des voix sans réel appui financier et politique). Et que les médias adorent parce que, avec son sourire éclatant et ses yeux clairs, elle crève toujours l'écran.
Avoir réussi à enrôler une telle personnalité, pas exactement une gauchiste mais qui ne craint pas de dire leur fait aux puissants, est un bon point pour Rau. De façon générale il était frappant de voir que le rituel judiciaire a fixé un cadre rigoureux, une sorte de corset auquel tous ont dû se conformer. Même si, de l’aveu d’un sociologue, il fallait comprimer en vingt heures des problèmes infiniment complexes qui ont occupé l’opinion et les décideurs pendant presque trois ans, donc tailler à la serpe pour que ça entre dans les cases.
Disciple de Bourdieu et de Todorov
Soixante heures étalées sur trois weekends, comme l’a annoncé Milo Rau (toujours vêtu d’un T-shirt informe et d’une veste de travail), c’est en effet très peu pour traiter des questions pareilles. Mais mieux que rien. Un petit vent de démocratie a soufflé sur les gradins de l’Odeon, théâtre installé dans l’ancienne Bourse.
Disciple de Bourdieu et de Todorov, adepte comme son maître Allan Kaprow du mélange de l’art et de la vie réelle, Rau n’en est pas à son coup d’essai: il y eut les « procès de Moscou » (vite interrompus par la police russe mais d’où date sa coopération avec les Pussy Riots), puis ceux du Congo. Le trublion suisse a dirigé le théâtre de Gand, en Belgique, l’ancien colonisateur de ce grand pays africain si riche en minerais – et à cause de cela ensanglanté depuis trente ans par des violences.
Des écoles fermées pendant trente-neuf semaines
Que ressort-il de ce procès-là ? D’abord que l’Autriche a donné la priorité à la « conservation de la vie » sur d’autres aspects qui pourtant la définissent aussi. En fermant les écoles au total pendant trente-neuf semaines – davantage que tout autre pays, notamment la Suisse et l’Allemagne sur lesquelles elle prend volontiers exemple -, elle a causé une perte de savoir et de contacts sociaux aux enfants et aux adolescents, sans parler de leurs parents obligés de trouver des alternatives. Une jeune fille désormais étudiante a témoigné que le distant learning par ordinateur n’était pas pris au sérieux par nombre de lycéens, nonchalamment couchés dans leur lit, éteignant la communication après les premières minutes et ne la rétablissant qu’à la fin du « cours ».
En incitant à se tester tout le temps et gratuitement (les experts s’accordent aujourd’hui à dire que c’était inutile), les dirigeants autrichiens ont donné à la population le sentiment qu'on prenait soin d'elle, mais à quel prix ? Et en imposant à l’automne 2021, sans même consulter les experts, l'obligation pour tous les majeurs de se vacciner – dans l’illusion que les voisins allemands allaient bientôt suivre -, l’Autriche a ouvert un boulevard à la droite populiste. Le FPÖ a pu alors organiser des protestations massives, sur le Ring de Vienne comme ailleurs. D’autant qu’on parlait d’abord d’une vaccination pour tous dès 14 ans, ce qui a mis le feu aux poudres.
Un boulevard pour l'extrême droite
Les atteintes aux libertés durant la pandémie sont encore aujourd’hui l’un des thèmes favoris du FPÖ, crédité de 26% à 30% des voix. En Basse-Autriche, où ils gouvernent avec les conservateurs, le fait qu’ils aient prévu de dédommager financièrement ceux qui seraient tombés malades à la suite de vaccinations, a scandalisé beaucoup de scientifiques.
100.000 personnes seraient mortes en Autriche si l’on n’avait pas vacciné, a affirmé le statisticien Peter Klimek, membre du Haut Conseil sanitaire. Pour lui, la vaccination a permis de sauver jusqu’à 80.000 vies. Mais il est vrai que la Suisse, avec des mesures moins drastiques, notamment en matière d’accès aux lieux publics et aux écoles, a eu une mortalité comparable à celle de l'Autriche. Et que, « si tous les pays avaient le même niveau de confiance dans le gouvernement qu’au Danemark, on aurait eu 13% de morts en moins ».
Surtout, dans les premiers temps on a créé un climat anxiogène, a constaté la politiste Tamara Ehs, en usant d’« une rhétorique apocalyptique » pour induire l'obéissance. C’est vrai qu’on aurait pu retransmettre un peu moins de conférences de presse, a admis le « M. Santé » de la chaîne de télévision publique ORF, Günther Mayr, qui avoue qu'il y avait « beaucoup de show ».
Le chancelier Kurz a « instrumentalisé cette pandémie, il a politisé le virus », a accusé pour sa part le journaliste Michael Fleischhacker, à qui l’on a beaucoup reproché de faire de l’audience sur les plateaux de la chaîne privée Servus TV en y invitant surtout des anti-vaccins : « Ce n’est pas vrai, réplique-t-il, la moitié des invités soutenaient la politique du gouvernement ».
Vacciner tout le monde
Le comble a sans doute été atteint lorsque le chancelier, durant l’été 2021, a orchestré une campagne d’affiches annonçant triomphalement que le virus avait été « vaincu ». Quelques mois après était prise dans la panique la décision de vacciner tout le monde ! Puis de suspendre presque aussitôt cette mesure.
Une défiance accrue envers ceux qui nous dirigent: tel est l’un des bilans les plus négatifs de l’épisode. Nourrie par des manoeuvres bassement politiciennes, comme le fait pour le FPÖ, au gouvernement jusqu’en mai 2019, d’avoir réorganisé le ministère de la santé de manière à supprimer le poste de « manager de crise sanitaire », occupé jusqu’alors par la social-démocrate Pamela Rendi-Wagner, un médecin dont l’expertise a fait défaut en un moment critique. Il est vrai qu'en février 2020, l’Institut Robert Koch, qui fait autorité en matière sanitaire en Allemagne, croyait que le Covid ne serait qu’une grippe à peine plus grave que d’autres.
La prise de conscience, tous s’accordent à le dire, est venue en voyant les scènes dramatiques des hôpitaux de Pergame, dans le nord de l’Italie – non loin de la frontière autrichienne. Jusqu’alors, beaucoup pensaient que ce virus ne quitterait jamais les frontières de la Chine.
Au total, si certains experts ont refusé de participer à cette « mise en scène », beaucoup sont venus à la barre. Ou, dans le cas du ministre écologiste de la santé Rudolf Anschober, nommé en janvier 2020 (il a jeté l’éponge en 2021), se sont prêtés par vidéo au jeu des questions de l’accusation puis de la défense, expliquant les « lockdowns » par la nécessité de stopper au plus vite la propagation de la maladie. Mais si tout le monde s’est plié avec discipline au premier, en mars 2020, l’Autriche en a vécu trois autres et la grogne n’a cessé de monter, ce qui a profité au FPÖ.
Liberté, sécurité
Cette crise justifiait-elle de restreindre à ce point les libertés publiques, de faire payer 30.000 amendes à ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner, de traîner dans la boue ceux qui s’inquiétaient d’une « optimisation du corps » au bénéfice du « complexe biotech » ?
C’est un vieux débat, de savoir où il faut placer le curseur de la liberté et celui de la sécurité. On le voit ressurgir régulièrement, pas seulement à propos du Covid. L’un des mérites de Milo Rau, qui croit dans les vertus de la confrontation plutôt qu'en celles du silence prudent, est d’avoir débridé ces plaies. Jusqu’alors sans infection majeure.
(*) J'avais d'abord écrit: Cour constitutionnelle. C'est une erreur. Celle-ci existe bien en Autriche, comme le Conseil d'Etat en France qui vérifie la constitutionnalité des lois. Griss a présidé l'équivalent de la Cour de cassation.
PS: Elfriede Jelinek, qui a un faible pour Milo Rau au point d'avoir délivré un message vidéo le soir de l'ouverture du Festival, lui a confié sa pièce Burgtheater sur les compromissions avec le nazisme de deux monstres sacrés de la scène viennoise, Paula Wessely et son mari Attila Hörbiger. Le texte a été publié en 1985, soit un an avant "l'affaire Waldheim", Jelinek s'étant alors acquis la haine d'une grande partie des Autrichiens. Du temps où l'iconoclaste Claus Peymann était directeur du Burgtheater, Paula Wessely - vedette vieillissante de la troupe de cette auguste maison, équivalent de la Comédie française - lui avait paraît-il interdit d'aborder ce sujet explosif. Moi vivante, jamais, etc. La pièce n'a en conséquence jamais été montée en Autriche. Burgtheater sera à l'affiche du théâtre du même nom au printemps 2025.