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Son nom est on ne peut plus autrichien. Pourtant, sous ses airs de gendre idéal tiré à quatre épingles, il marque l’entrée de la diversité dans un paysage audiovisuel jusqu’alors presque uniformément pâle : Stefan Lenglinger, né à Vienne en 1993 mais qui a hérité de sa mère ghanéenne une peau sombre et des traits métissés, a présenté pour la première fois, le 25 février 2020, le journal de 20 heures sur la chaîne de télévision publique ORF.
L’audience de ce flash d’information n’est certes pas aussi élevée que celle du journal de 19h30 sur la première chaîne, « ZIB 1 », qui fédère encore chaque soir 44% des téléspectateurs autrichiens (le 20 heures de TF1, le plus regardé en France, tourne autour de 30%). Une barrière mentale a pourtant été franchie et un abonné de Twitter, qui se présente comme un ancien expert des Nations unies, a exprimé son aigreur : « Quel besoin d’un Afro comme présentateur ? Pour nous préparer à l’immigration de masse en provenance d’Afrique ? ».
Ce message raciste a été contré avec élégance sur le même réseau social par Lenglinger, qui a reçu le renfort d’une des figures du journalisme de gauche, le chef de l’hebdomadaire Falter Florian Klenk – mais aussi celui, plus inattendu, de l’ex-chef du FPÖ Heinz-Christian Strache, balayé en mai dernier par la fameuse "vidéo d'Ibiza" (où il offrait l'Autriche sur un plateau à la supposée fille d'un oligarque russe). Strache est désormais candidat dissident dans la capitale, où des élections sont prévues cet automne. Car l’écrasante majorité des quelque 40.000 Noirs qui vivent en Autriche – un pays de 9 millions d’habitants - est concentrée à Vienne (bientôt 1,9 million) : c’est sous cet angle qu’il faut interpréter l’appui de « HC », qui avait surtout courtisé lors des précédents scrutins l'importante minorité serbe et semble aujourd’hui soucieux de ratisser large, en se démarquant de son ancien parti d’extrême droite.
Lenglinger, qui présentait déjà des magazines sur les chaînes de l’ORF, n’était pas inconnu du grand public. Mais sa consécration télévisuelle coïncide avec une visibilité accrue des Noirs en Autriche. A la différence de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, de l'Italie, du Portugal et bien sûr de la France, ce pays d'Europe centrale n’a jamais eu de présence coloniale en Afrique. Au milieu des années 1980 les rares diplomates noirs en poste à Vienne, auprès d’ambassades bilatérales ou des organisations des Nations unies, étaient confrontés dans les transports publics à des regards lourds de préjugés, parfois à des remarques franchement insultantes. C’était pire encore pour ceux qui s’aventuraient en dehors de la capitale. La première à percer ce plafond de verre fut, dans les années 1990, la présentatrice autrichienne Arabella Kiesbauer, qui fit en son temps la couverture du Playboy d'outre-Rhin (elle officiait alors sur une chaîne allemande) mais arborait assez souvent des Dirndl, les robes "paysannes" à tablier et corselet typiques de l’Autriche ou de la Bavière: de quoi rassurer les plus conservateurs de ses compatriotes.
Il a fallu que des organisations anti-racistes s'en émeuvent pour que des fabricants de confiserie renoncent à appeler Negerkuss (Baiser de nègre) l'un de leurs produits. Les livres de recettes traditionnelles, comme beaucoup de menus dans les restaurants, utilisent aujourd’hui encore des termes - tel Mohr im Hemd ou « nègre en chemise », un pudding au chocolat entouré de crème fouettée - qui susciteraient ailleurs de vives polémiques. Il a fallu attendre 2018 pour qu’un long-métrage (Angelo de Markus Schleinzer, réalisateur du troublant Michael) raconte l'histoire du plus célèbre « nègre de Cour » en Autriche, Angelo Soliman: un noble kanuri du nord-est de l'actuel Nigeria devenu, dans la Vienne du 18ème siècle, acheté puis baptisé et affranchi, un franc-maçon qui osa affirmer sa liberté en épousant une femme blanche malgré l'interdiction édictée par son maître. Il a débuté sa carrière comme valet de chambre avant d'accéder aux fonctions de précepteur princier. Puis de finir empaillé, sous l'étiquette de « sauvage », dans le cabinet de curiosités impérial.
Nous sommes loin de ces infamies. David Alaba, footballeur autrichien de père ghanéen et de mère philippine, fait depuis longtemps la gloire du Bayern de Munich. Mais depuis quelques mois on a le sentiment d’une visibilité accrue des Noirs en Autriche : en septembre 2019 le magazine féminin Wienerin a mis pour la première fois en couverture un mannequin noir ; des affiches publicitaires de la radio Kronehit, filiale des tabloïds Kronen Zeitung et Kurier, montraient elles aussi une jeune métisse – preuve que l’audience de cette radio musicale populaire se recrute désormais au sein d’une population bien plus mélangée qu’autrefois. Et le journal Augustin, vendu dans la rue par des demandeurs d'asile, arborait récemment le portrait d'une jeune actrice d'origine africaine.
Il y a moins d’un siècle la danseuse Joséphine Baker avait scandalisé à Vienne les tenants d’une germanité pure et dure – de bons catholiques ont même organisé, en guise d’exorcisme, des séances de prières dans une église proche du théâtre où elle se produisait ! Elle s'était promenée sur le Ring avec une autruche, jouant de façon aussi provocante qu'ambigüe des clichés sur l'animalité des Noirs. Il y a cinquante ans encore la République alpine se voyait comme un pays certes multi-ethnique, mais exclusivement européen. Donc blanc. Elle vient sans presque y prendre garde d’entrer dans une autre ère, et Stefan Lenglinger est le sage héraut de cette petite révolution.