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Billet de blog 27 mars 2024

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Accusations d'antisémitisme contre le Festival de Vienne

Le Festival de Vienne est accusé d'antisémitisme pour avoir invité Annie Ernaux et Yanis Varoufakis, qui soutiennent le boycott des artistes israéliens. Son directeur Milo Rau défend l'écrivaine française et l'économiste grec, plaidant pour un dialogue plutôt que la censure. Ou comment le conflit israélo-palestinien s'étend, une fois de plus, à la culture.

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Illustration 1
Le Suisse Milo Rau, nouveau directeur des Wiener Festwochen, doit répondre à des accusations d'antisémitisme. © Bea Borgers/Festwochen.

Vaut-il mieux censurer ce qui est intolérable ou bien accepter d’entendre des opinions contradictoires, et préférer en fin de compte la discussion, même quand elle est difficile ?

Le Festival de Vienne, les Wiener Festwochen, qui veut mettre le doigt sur ces questions dans un contexte international explosif, ne commencera qu’à la mi-mai mais son nouveau directeur, le Suisse Milo Rau, se trouve déjà sur la sellette. Si son but était de propulser la culture au centre du débat politique, il a réussi.

L’ombre de la guerre en Ukraine

D’abord il y a eu le conflit Russie-Ukraine et la polémique au sujet de la venue à Vienne du chef d’orchestre gréco-russe Teodor Currentzis, qui devait y diriger le 12 juin le War Requiem de Benjamin Britten. Dix jours auparavant, la cheffe d’orchestre ukrainienne Oksana Lyniv va diriger quant à elle le Kaddish Requiem « Babyn Yar », composé par l’Ukrainien Yevhen Stankovych en souvenir des 33 000 Juifs assassinés par les nazis dans un ravin près de Kiev, l’actuelle Kyiv.

C’est moi ou c'est lui, a-t-elle dit, en rappelant que Currentzis n’a jamais pris clairement ses distances avec la guerre d'agression initiée par Poutine et que son orchestre est financé par des instituts bancaires réputés proches du maître du Kremlin. Évidemment ce fut elle, et Rau n’a pu que s’incliner en désinvitant Currentzis.

Accusations d’antisémitisme

Maintenant c’est au tour du conflit israélo-palestinien.

Dans une tribune publiée ce mercredi par le quotidien viennois de centre-gauche Der Standard, le président du consistoire israélite autrichien Oskar Deutsch estime que la participation - même à titre intellectuel, en dehors de toute présence physique - au vaste « Conseil de la libre République » que Rau entend instituer dès le début des Festwochen, de l’écrivaine française Annie Ernaux, de l’économiste grec Yanis Varoufakis et du sociologue suisse Jean Ziegler – tous trois positionnés à l’extrême gauche et pro-palestiniens – est un scandale inadmissible.

Car ils sympathisent à un degré ou un autre avec le mouvement BDS (« Boycott, Divestment and Sanctions »), qui appelle à boycotter les artistes ou scientifiques israéliens en tant que représentants d’un État juif oppresseur et colonisateur.

Le BDS au centre des critiques

Or le BDS est antisémite, écrit Deutsch, défini comme tel par les parlements autrichien et allemand ainsi que par le Parlement européen. En outre le conseil municipal de Vienne, souligne-t-il, a adopté à l’unanimité en 2020 une résolution selon laquelle la capitale – grand financier des Festwochen - n’accorderait aucune subvention ni au BDS ni à ses soutiens. Cette question a récemment été soulevée par une conseillère municipale du parti de droite ÖVP, qui a vu l’occasion de marquer un point contre la responsable sociale-démocrate pour la culture à Vienne, Veronica Kaup-Hasler.

Qualifier le BDS d’antisémite, selon Deutsch, « n’a rien à voir avec la critique d’une politique de gouvernement », exprimée « haut et fort » en Israël même - allusion sans doute aux bombardements massifs de l’armée israélienne sur la bande de Gaza, qui ont tué plus de 30 000 Palestiniens dont une majorité de femmes et d’enfants, et aux enquêtes, très négatives pour Nétanyahou, du quotidien Haaretz.

« Vienne ne méritait pas ça »

Mais en offrant une tribune à des gens tels que Annie Ernaux ou Varoufakis, pour lequel les tueurs du Hamas sont des « guérilleros », le festival de Vienne « marche sur les traces de la Documenta 15 (exposition d’art contemporain à Cassel, au centre de l'Allemagne, où s’est déchaîné en 2022 un maelstrom autour notamment d’une fresque indonésienne jugée antisémite) et de la Berlinale », le festival de cinéma de la capitale allemande, fin février 2024, où des cinéastes ont dénoncé le massacre à Gaza, l’un d’eux arborant un keffieh palestinien. « Vienne – les incidents antisémites y ont été multipliés par cinq depuis le 7 octobre et beaucoup de Juifs ne s'y sentiraient plus en sécurité - ne méritait pas ça ». D'autant que le "Conseil" aura son mot à dire sur le programme des prochaines années, et qu'à travers lui, si sa composition est maintenue, "existe le danger que le Festival soit durablement influencé par une mentalité antisémite".

Deutsch passe en revanche sous silence le discours nuancé tenu ce mois-ci lors de la cérémonie des Oscars par le réalisateur britannique Jonathan Glazer, récompensé pour son film The Zone of Interest, qui a établi un parallèle entre la « déshumanisation » des victimes comme des bourreaux d’Auschwitz, les horreurs commises par le Hamas le 7 octobre et l’attaque en cours depuis des mois à Gaza. Mais tandis que le magazine Time saluait son « courage », celui "de dire à haute voix ce que beaucoup pensent tout bas", les faucons soutenant Nétanyahou reprochaient à Glazer d’avoir trahi sa judéité.

Rau défend Ernaux         

Dans cette tempête, Rau s’efforce de se tenir sur une ligne de crête. Quelques jours auparavant, dans un entretien au Standard et alors que les accusations d'antisémitisme étaient déjà virulentes, il avait longuement détaillé sa position. « Un boycott systématique est aussi nocif qu’une interdiction systématique de toute critique » (à Israël), nombre de ses collaborations avec des créateurs israéliens, en Belgique, ayant été réduites à néant par le BDS. Il insiste cependant sur le fait que le BDS, en France ou en Belgique, n’est pas vu par nombre de gens en vecteur de l’antisémitisme, comme en Allemagne ou en Autriche, que ce mouvement y rencontre au contraire un large écho auprès des artistes, dont « un sur deux » l’approuverait.

Et défend Annie Ernaux, qui pour lui n’est pas antisémite, pas plus que sa solidarité avec les femmes iraniennes ou avec l’Ukraine n’en fait « une islamophobe ou une russophobe ». On n’est pas obligé d’être d’accord sur toute la ligne avec les gens qu’on invite, dit-il au Standard. Ainsi lui a refusé de signer la pétition demandant qu’Israël soit exclu de la Biennale d'art de Venise, qui doit s’ouvrir à la mi-avril – le tumulte y est garanti d'avance.

Une pétition signée en revanche par Varoufakis. « Mais est-ce illégal ou antisémite de la signer ? Non. Le principe de démocratie et de liberté d’opinion doit subsister. Sinon nous ne pouvons plus discuter les uns avec les autres ». D’ailleurs l’ancien ministre grec des finances, comme Ernaux ou Ziegler, ayant été sollicités pour leurs engagements sociaux et féministes, il ne s'agit pas de leur offrir à Vienne « un podium pour une critique d’Israël ».

L’antisémitisme sera de toute façon abordé dans la pièce de Kornel Mundruczo Parallax et dans celle d’Elfriede Jelinek Informations sur la personne mise en scène par Jossi Wieler : chacune évoque à sa manière les racines juives des auteurs.

La France ou la Belgique se définissent par un passé colonial d’une grande brutalité, alors que pour l’Allemagne et l’Autriche, c’est la responsabilité dans les crimes du nazisme qui domine avant tout. « En tant que festival nous voulons être un lieu où sont examinées de façon critique ces différentes responsabilités historiques. Mais de façon constructive, comme un échange ».

Le dialogue, même houleux, plutôt que les anathèmes mutuels et la censure : telle est la voie étroite que le directeur des Festwochen a choisie.  "Nous ne voulons pas effacer (« canceln ») mais affronter les contradictions », insiste-t-il.  

L’instrumentalisation de l’antisémitisme comme de l’anticolonialisme  

Milo Rau regrette que l’accusation d’antisémitisme soit trop souvent portée par la droite et l’extrême droite (« Une antisémite en star des Festwochen » a titré le tabloïd Österreich, visant Annie Ernaux). Et annonce que les trois grands « procès » qui seront menés dans le cadre du Festival poseront aussi le problème du « soi-disant antisémitisme de gauche », de « l’instrumentalisation », par les uns de l’antisémitisme, par les autres de l’antiracisme et de l’anticolonialisme.

Nul doute que sera écoutée attentivement l’allocution, commandée par les Festwochen, du philosophe Omri Boehm, le 7 mai sur la Judenplatz (la Place des Juifs), autour de laquelle se serrait autrefois le ghetto de Vienne et où se dresse aujourd’hui le monument de l’Holocauste. Si l’on en croit Rau, cet Allemand d'origine juive va se demander comment sortir de cette impasse mortelle.

Nous aussi.

PS: Je renvoie au billet que j'avais consacré au programme annoncé par Milo Rau.

https://blogs.mediapart.fr/joelle-stolz/blog/020324/milo-rau-agitateur-en-chef-vienne

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