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Il y a une phrase-clé dans The Queen's Gambit (platement traduit en français par Le jeu de la dame, alors que le "Gambit Dame" est une ouverture du jeu d'échecs et, de manière générale, un "gambit" une prise de risque). Elle est prononcée en russe, dans l'ascenseur d'un palace de Mexico où le super-champion soviétique Borgov, accompagné de joueurs d'échecs comme lui, et d'agents du KGB chargés d'éviter toute défection, dit (sans savoir que sa future adversaire l'entend et qu'elle comprend cette langue): "Elle est orpheline. C'est une survivante, comme nous". Comprendre: comme nous qui avons survécu à la terreur stalinienne et à la guerre, puisqu'on est au milieu des années 1960.
L'un des ressorts de la personnalité de Beth Harmon, de ce regard intense qu'elle pose sur tous les êtres et sur son adversaire au début de chaque partie, est en effet l'injonction de sa mère, mathématicienne aussi douée que déséquilibrée, au moment où celle-ci précipite sa voiture contre un camion: "Ferme les yeux". Beth ne meurt pas, elle va devenir un génie des échecs, la seule femme dans un milieu exclusivement masculin. Et trouver son paradis dans l'Union soviétique pourtant bien peu avenante de Brejnev, au coeur de la guerre froide, durant la période de "reglaciation" qui a suivi le dégel des années Khrouchtchev. Mais elle y est une star absolue à qui des foules survoltées réclament des autographes, Borgov la prend fraternellement dans ses bras après qu'elle l'a vaincu, comme pour lui dire: "Vous êtes l'une des nôtres". Et elle peut s'asseoir le lendemain, tout habillée de blanc, Russe de rêve ou Reine des Neiges de Walt Disney, devant l'un de ces vieux moscovites qui passent leur vie devant un échiquier. En qui elle retrouve M. Shaibel, le portier qui lui a appris à jouer à l'orphelinat.
Cette fin pseudo-féérique au pied des immeubles staliniens grisâtres ne sauve pas seulement Beth d'un destin patriotique et du dîner qu'on lui réserve à la Maison Blanche (enfin un Américain l'a emporté dans ce jeu "soviétique"!). Elle sauve la mini-série de Netflix, triomphe international puisque plus de 62 millions de foyers l'ont déjà regardée depuis sa mise en ligne le 23 octobre. Le réalisateur Frank Scott et son équipe, qui ont adapté un roman signé Walter Tevis datant de 1983, ont su éviter plusieurs écueils, surtout en prêtant à la plupart des personnages masculins une bienveillance assez réjouissante. Le happy end qu'on voyait venir avec le séduisant journaliste n'aura pas lieu - celui-ci est sans doute gay, même si ce n'est jamais clairement dit. Ils ne se marieront pas et n'auront pas beaucoup d'enfants. Beth restera ce qu'elle est: une obsédée des échecs qui y pense jour et nuit, une jolie fille qui joue de son apparence mais n'est douée ni pour le sexe ni pour la cuisine.
Et si elle peut battre Borgov, c'est avec l'aide de ses copains-amants d'un soir, qui ont enfin compris qu'il fallait passer par-dessus le fameux individualisme occidental et grouper les intelligences comme le font les Soviétiques. Ou bien, selon une interprétation moins optimiste, parce que l'aider à gagner leur permet aussi de réparer leur ego, eux qui ont eu le dessous face à elle.
Les échecs à l'âge numérique
Le paradoxe de cette réalisation brillante, qui assaisonne un récit féministe d'une bonne dose de conte de fées (quand Cendrillon nous est conté, nous y prenons un plaisir extrême: la métamorphose vestimentaire de Beth a fait l'objet de tout un article dans le New York Times), est qu'elle dresse un éloge de l'effort collectif de rigueur en URSS au moment précis où ce jeu élitiste, auquel la chaîne de vidéos à la demande donne une soudaine popularité, bascule vers l'univers de la Silicon Valley.
Selon Anatol Vitouch, cinéaste et chroniqueur d'échecs pour le quotidien autrichien Der Standard, les droits de retransmission des tournois mondiaux ont été attribués dès 2021 à la plate-forme californienne Chess.com en coopération avec Twitch. Les quelque 46 millions de joueurs inscrits en ligne devraient être multipliés comme des petits pains par le numérique Made in USA couplé à l'enthousiasme que suscite la série de Netflix. Fini le long règne des Russes, qui ont dominé pendant deux décennies les compétitions et ont continué à en organiser à Moscou dans des conditions assez "obscures", si l'on en croit Vitouch, ce qualificatif s'appliquant aussi bien au rituel du tournoi lui-même, très proche de ce qu'on voit dans le film (un public assis dans l'ombre tandis que les joueurs sont très éclairés), qu'au caractère pour le moins opaque de l'organisation et de ses propriétaires réels.
S'il est un jeu qui se prête d'emblée au format numérique, c'est bien les échecs, cette joute intellectuelle qui a voyagé de l'Inde et de la Perse vers l'Occident. Comme il s'agit avant tout de mémoriser des parties antérieures, les ordinateurs y excellent. La majorité des joueurs humains utilisent depuis des années les plate-formes en ligne et les meilleurs d'entre eux peuvent, à l'instar de Beth Harmon, bouger leurs figures à l'aveugle sans support matériel, confirme à Ouest-France la championne iranienne Mitra Hejazipour. Laquelle s'est définitivement fâchée en janvier dernier avec le régime de Téhéran en refusant de porter un voile à l'épreuve de Rapide & Blitz à Moscou. Toutes les parties montrées dans la série ont bien eu lieu dans la vraie vie (l'ancien champion du monde Garri Kasparov a conseillé l'équipe de Netflix) mais elles surprennent par leur rapidité, que le réalisateur a privilégiée pour d'évidentes raisons dramaturgiques.
Reste l'attrait principal de The Queen's Gambit: le fait que son personnage central soit une femme. Elles sont peu nombreuses jusqu'alors à jouer aux échecs et sont considérées comme si inférieures aux concurrents masculins qu'elles ont leurs propres tournois, comme dans des disciplines plus physiques telles que l'athlétisme. La Chinoise Hou Yifan, qui remporta le titre de championne du monde dès 15 ans, en 2010, trouve injuste le système qui leur est appliqué et après de brillantes études à Oxford, est devenue cette année, à seulement 26 ans, la plus jeune professeure jamais nommée à l'université de Shenzhen. Mitra Hejazipour espère quant à elle que la série télévisée va susciter des vocations. "Je dis à toutes les femmes: mettez-vous aux échecs!".
Ceux-ci apparaissent comme l'un des derniers bastions de la suprématie mâle, des Blancs dans leur immense majorité. De la même manière qu'au 19è siècle des médecins croyaient dur comme fer qu'une femme ne pouvait courir un 100 mètres sans tomber morte à l'arrivée, on ne compte plus les perles sexistes lâchées jadis par des "grands maîtres" (un terme qui n'a pas de féminin), la palme revenant sans doute à l'Américain Bobby Fischer: "Elles sont toutes débiles, toutes les femmes. Stupides par rapport aux hommes". Il est vrai que ce grand paranoïaque - celui qui a mis fin en 1972, après un mythique match de championnat du monde contre Boris Spassky, à une domination soviétique inentamée depuis 1948 -, s'est aussi distingué par son antisémitisme.
Judit Polgar, inégalée jusqu'alors
Difficile en tout cas en voyant la rousse Beth (l'excellente Anya Taylor-Joy, qu'on a déjà connue en "survivante" dans le film d'horreur Split), de ne pas penser à la première femme à avoir défié les meilleurs joueurs masculins: la Hongroise Judit Polgar, née en 1976 - elle aussi a des cheveux cuivrés. Elle fut "grand maître" à 15 ans, battant d'une courte tête le record de jeunesse alors détenu par Fischer. Elle a vaincu Spassky, Kasparov en 2002 puis l'actuel détenteur du titre mondial, le Norvégien Magnus Carlsen, quand celui-ci sortait à peine de l'enfance. Judit Polgar, qui s'est retirée de la compétition en 2014, reste à ce jour la meilleure joueuse d'échecs depuis qu'il existe une classification internationale. Elle s'est mariée jeune et a eu deux enfants, affichant en toutes circonstances un calme olympien - bien loin du caractère tourmenté et des addictions de l'héroïne américaine. Dans sa vie privée exclusivement: lorsqu'elle joue, Beth est totalement concentrée.
Judit Polgar est aussi le résultat d'une expérience pédagogique très discutée, visant à prouver que l'intelligence stratégique propre aux échecs est avant tout une question d'entraînement précoce. On était dans les années 1970 en pleine controverse sur nature/culture, dynamisée par le féminisme. Son père Laszlo Polgar, originaire de la petite ville de Gyöngyös où vivait jadis une communauté juive dont il ne reste qu'un cimetière, professait que n'importe quel enfant en bonne santé peut manifester un talent exceptionnel, car celui-ci repose sur "99% de dur travail". Il a trouvé en sa femme ukrainienne Klara (donc à l'époque citoyenne soviétique), qu'il a recrutée par petite annonce, une partenaire prête à s'engager dans un tel projet. Le couple a eu trois enfants qui se sont avérés être des filles - Judit est la benjamine -, ce qui a obligé Laszlo Polgar à briser la barrière des genres sexuels. Elles furent éduquées par leurs parents à domicile, avec dès trois ans une initiation aux échecs (Klara n'y jouait pas du tout, Laszlo était d'un niveau très médiocre). Le domicile des Polgar ressemblait à celui de Beth: partout des piles de livres sur cette discipline, qui familiarisaient les petites avec la "défense sicilienne" ou la "partie espagnole". Sans oublier les nombreuses coupes remportées lors des tournois.
Les filles Polgar furent-elles privées d'une véritable enfance, des animaux savants dressés par des adultes? On peut dire la même chose de bien des musiciens, à commencer par Mozart, soumis à la férule de l'impitoyable Leopold. Les Polgar recevaient des lettres d'insultes antisémites, en plus des polémiques sur leur refus de l'enseignement public. Mais les parents furent de formidables pédagogues et aucune des filles (deux furent championnes d'échecs, un domaine que la cadette a quitté assez vite) ne s'est jamais posée en victime. Laszlo Polgar a voulu ensuite "briser la barrière raciale" en éduquant avec la même rigueur des garçons issus de ce qu'on appelait alors "le Tiers-Monde". Il avait trouvé un sponsor en la personne d'un richissime Néerlandais mais son épouse ne voulait plus recommencer une expérience aussi exigeante.
L'avenir dira si The Queen's Gambit élargit le monde assez fermé des échecs et persuade beaucoup de petites filles d'y jouer. Beth Harmon en tout cas est devenue un prototype. Magnus Carlsen, qui a récemment déclaré au Guardian que cet univers n'a pas été "très sympa avec les femmes et les jeunes filles" et qu'il a "certainement besoin d'un petit changement culturel", ne s'est-il pas mis en scène grâce à un photomontage sur Twitter face à la belle rousse? Avec ce commentaire ironique: "Je crois que ce serait très serré".
(*) Comme je l'ai précisé en commentaire, je ne suis pas une joueuse d'échecs. Merci à Jérôme Segal, un connaisseur, d'avoir corrigé certains termes.