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Billet de blog 28 janvier 2025

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Asperger et le nazisme

Elon Musk s'est présenté comme un "autiste Asperger" - ce qui suppose une intelligence aiguë couplée à une maladresse sociale. Mais quels ont été les rapports du médecin catholique autrichien Hans Asperger, qui a jadis donné son nom à ce syndrome, avec le nazisme? L'historien Herwig Czech conclut que c'était avant tout un suiviste qui s'est adapté à l'idéologie dominante.

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Le salut hitlérien du plus célèbre des conseillers de Trump, le multimilliardaire Elon Musk? Simple maladresse d'un homme notoirement raide et emprunté - ses "danses" enthousiastes ont permis à chacun de constater qu'il n'était pas le nouveau Michael Jackson -, argumentent ses défenseurs. Tandis que lui-même, sur son réseau social X, trouve "tellement lassante" cette référence au nazisme.

Musk s'est présenté jadis comme "autiste Asperger" mais peut-être est-ce seulement dû à la réputation flatteuse d'une forme de trouble du développement mental supposant une intelligence hors normes, couplée à la difficulté de nouer des relations sociales. La militante écologiste Greta Thunberg, à la mimique figée mais très déterminée à sauver la planète, en est une. Côté fiction, on se souviendra de la flic suédoise de la série The Bridge, incollable sur les statistiques et qui assène à son collègue danois que la grande majorité des couples ayant décidé d'une "pause" ne se remettent jamais ensemble - c'est ce qui arrive au Danois, qui espérait que son épouse lui reviendrait. 

La polémique consécutive à l'intronisation de Trump, le 20 janvier, coïncide en tout cas avec la parution en allemand d'un petit livre, Hans Asperger et le nazisme. Histoire d’une implication, traduction étoffée d'un long article paru en anglais, en avril 2018, dans la revue médicale Molecular Autism. Il fit à l'époque l'effet d'un coup de tonnerre bien au-delà des milieux de la pédopsychiatrie : plus de mille comptes-rendus médiatiques, 325 000 téléchargements à ce jour.

Un "syndrome" débaptisé en raison de sa proximité avec le nazisme

D'autant que cet article, signé de l'historien autrichien de la médecine Herwig Czech, qui s'est beaucoup attaché à débusquer l'héritage nazi de son pays, a précédé de peu la parution du livre à charge de l'Américaine Edith Sheffer, vite traduit en français sous le titre Les enfants d'Asperger. Comme l'article, son livre a contribué à ce que ce qu'on appelait jusqu'alors le "syndrome d'Asperger" - terme inventé par la psychiatre britannique Lorna Wing - soit débaptisé, grâce à une nouvelle nomenclature des troubles mentaux.   

Cette historienne, elle-même mère d'un enfant autiste, et germaniste, n'a pas lu les originaux des rapports établis, sinon leur retranscription, mais la responsabilité d'Asperger semble écrasante dans au moins les cas de transfert de deux jeunes patients de la clinique pédiatrique universitaire au Spiegelgrund, dans l'enceinte de l'hôpital psychiatrique de Steinhof, sur les hauteurs de Vienne, connu pour son église Jugendstil signée Otto Wagner. 

Où des médecins fanatisés les tuaient, une "pneumonie" étant en général la cause annoncée aux familles. Longtemps on a cru ces documents perdus dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, et si l'on ne peut l'exclure pour certains d'entre eux, ni que ces dossiers aient été "nettoyés" des éléments les plus compromettants, il en existe assez pour se faire une idée plus précise.

Cela était-il connu, dans le milieu médical viennois, que le transfert au Spiegelgrund signifiait la mort? Même si l'"opération T4" visant à liquider les malades jugés irrécupérables (or il existait un cursus spécial pour aveugles et sourds-muets dans les Jeunesses hitlériennes, indiquant que l'idéal du corps athlétique souffrait des exceptions, à condition bien sûr d'appartenir à la "race supérieure") est restée une directive secrète, ses buts étaient de notoriété publique. Ce qui se passait au "Spiegelgrund", aussi, a fortiori dans le milieu médical.

Rappelons qu'avant 1938 l'eugénisme, en l'absence de tout moyen d'intervenir avant la naissance, était largement accepté dans les milieux médicaux, sauf quand ils étaient très religieux. Le FPÖ s'est appuyé il y a quelques années, pour embarrasser la majorité municipale social-démocrate, sur des citations aujourd'hui inacceptables de celui qui fut le conseiller à la santé de la "Vienne rouge" et joua un rôle décisif dans l'instauration d'une médecine préventive, le Dr Julius Tandler - un Juif contre lequel les militants nazis ont organisé des expéditions musclées. Dans une brochure destinée aux futurs mariés, Tandler s'interrogeait ouvertement sur le coût de l'entretien des handicapés physiques et mentaux, suggérant que cet argent serait mieux employé à d'autres fins. 

Pour nous l'eugénisme, c'est l'eugénisme nazi : le meurtre de tous ceux qui sont jugés "indignes de vivre". Maintenant que la médecine peut intervenir avant la naissance, par exemple lors de la sélection des embryons implantés dans la PMA, s'ouvrent des questions vertigineuses, réglées suivant les pays par des législations plus ou moins restrictives.

Czech souligne que sous le règne nazi des familles avaient manifesté devant l'hôpital psychiatrique de Steinhof pour éviter le transport de leurs proches vers les chambres à gaz du château de Hartheim, que les églises catholique et évangélique ont protesté, et qu'un tract avait été lancé depuis des avions britanniques, désignant nommément comme "maître de l'injection" le directeur du Spiegelgrund, le psychiatre et neurologue Erwin Jekelius, chargé de l'opération T4 - distincte de ce qui se passait dans l'établissement réservé aux enfants - pour la région viennoise.

Les affreux Jekelius et Hamburger

Jekelius était un collègue d'Asperger, lequel pouvait difficilement ignorer ce qui se passait là-bas - pas plus que le lieutenant Kurt Waldheim, officier des services de renseignement de la Wehrmacht posté tout près de Salonique, ne pouvait ignorer que la population juive de cette ville grecque fut déportée durant les mois où il se trouvait là. Que Waldheim "savait" est la principale conclusion de la commission internationale d'historiens mise sur pied à l'époque où Washington a placé cet ancien secrétaire général des Nations Unies sur son infamante watchlist, la liste des personnes bannies du sol américain à cause de leurs activités pendant la Seconde Guerre mondiale. En revanche on n'a jamais prouvé sa participation directe à des crimes de guerre ou de génocide.  

Le scandale est surtout venu du fait qu'Hans Asperger, après 1945, s’est fait passer pour un pieux catholique qui, au risque d'être arrêté par la Gestapo, avait "sauvé" d'une mort certaine plusieurs jeunes patients. Qu'il se soit vanté de les avoir protégés est d’ailleurs une preuve qu'il savait très bien ce qui les attendait.

Était-il pour autant un nazi convaincu? Il n'a certes jamais adhéré au parti unique NSDAP, mais à des organisations de masse qui lui étaient liées et lui permettaient de signifier sa loyauté envers le régime hitlérien tout en évitant de s'engager trop directement. Une voie médiane en quelque sorte. Suiviste et opportuniste.

Cependant l’une de ces organisations au moins, l'Union des Médecins Allemands Nationaux-Socialistes (NSDÄB), était la pointe avancée du parti dans le milieu médical pour tout ce qui touchait "la santé du peuple et les questions de biologie raciale". Asperger s'est porté candidat (Anwärter), et n’a jamais dépassé ce stade, car en devenir membre à part entière impliquait une adhésion au NSDAP.

Le docteur Gross

Que bien des médecins du "Reich allemand" aient été nazis a longtemps été passé sous silence. Il a fallu attendre 2000 pour que soit traduit devant un tribunal l'un des "euthanasieurs" en chef du Spiegelgrund, le Dr Heinrich Gross, responsable de l'assassinat de quelque 300 enfants handicapés et recyclé après la guerre en "expert" grâce à l'appui des sociaux-démocrates (ceux-ci furent ensuite les premiers, en 2005, à mettre au jour un passé peu ragoûtant : ils avaient accueilli dans leurs rangs des milliers d’anciens membres du NSDAP). Sitôt ouvert, son procès a vite été ajourné - la faute aux "trous de mémoire" du vieillard. Un opéra demandé sur ce thème explosif par Gérard Mortier pour le festival de Salzbourg à la compositrice Olga Neuwirth et son amie l'écrivaine Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature, ne verra jamais le jour. Aucun contrat en bonne et due forme n'avait jamais été signé, de toute façon. 

Mais l'épisode en dit long sur la mentalité qui prévalait en Autriche. On se focalisait sur des monstres extraordinaires tel Josef Mengele pour mieux disculper les autres. En réalité c'est la profession où l'idéologie national-socialiste a le plus pénétré : presque la moitié des médecins ont été membres du NSDAP, de la SS d’Himmler ou des sections d’assaut, la SA. C'est une proportion considérable, si l'on se souvient que les membres encartés du Parti représentaient en gros un dixième de la population du "Reich allemand" lors de sa plus grande extension territoriale.

L'explication est simple. Beaucoup de ces médecins ont bénéficié du départ en exil ou en déportation de leurs collègues juifs (à Vienne, le nombre de ceux qui exerçaient est tombé en quelques mois de 4 900 à 1 700). Il y avait des places à prendre, surtout à la tête des services hospitaliers prestigieux. Asperger est devenu chef de celui dédié aux soins par la pédagogie (Heilpädagogik).

À ce carriérisme s'ajoute que Asperger a été socialisé avant l'Anschluss dans un mouvement catholique connu pour ses accointances avec le nazisme, Bund Neuland, völkisch et antisémite - en plus, ce croyant appartenait à son aile droite. Bund Neuland n'était pas vu d'un bon oeil par le Vatican, qui se méfiait de son allégeance aux nouveaux maîtres de l'Allemagne : soit on obéissait au Christ et à son vicaire en ce bas monde, le pape, soit à Hitler. En bonne logique, Bund Neuland s'est auto-dissous après l'Anschluss.

Le mentor médical d'Asperger, Franz Hamburger, était lui aussi un nazi convaincu, auteur en 1939 d'un article sur le sujet dans l'hebdomadaire que ces gens avaient "purifié" de toute influence juive, Wiener Medizinische Wochenzeitschrift. La rentrée de la faculté de médecine de Vienne, après l'Anschluss, s'est effectuée sous le signe du salut hitlérien. Une photo montre un amphithéâtre de professeurs tout entier au garde à vous devant le doyen, lui aussi le bras tendu. Les planches de l'anatomiste Eduard Pernkopf, qui est devenu recteur en 1943, furent tirées notamment de la dissection d'opposants au nazisme guillotinés en prison et ont fait autorité longtemps après la guerre.

Un bon catholique?

Tout cela démontre une indéniable proximité, loin des contes lénifiants propagés par Asperger lui-même, en particulier quand, en 1977, il a fait le bilan de cinquante ans de carrière. Contrairement au paysan catholique Franz Jägerstätter, décapité en 1943 pour avoir été fidèle à ses principes d'objection de conscience (Terrence Malick a consacré à ce héros méconnu un beau film, A Hidden Life, avec August Diehl), il s'est arrangé avec le nazisme. Il a été comme tant d'autres un rouage de l'appareil, plus qu'un agent actif. "Ein Mitläufer", dit Czech : quelqu’un qui courait avec le peloton.

Ses rapports d’expertise laissent quand même transparaître une certaine répugnance, selon le chercheur, à se conformer aux critères raciaux et au culte de l’hérédité alors en vigueur, bien que parfois son diagnostic ait été impitoyable. Il a notamment siégé dans une commission à Gugging - une institution psychiatrique dont les oeuvres graphiques, effectuées par des patients, sont devenues célèbres. Les 35 enfants que le directeur de Gugging a ensuite, sur la base de ces diagnostics, fait transférer au Spiegelgrund y sont morts. Mais seul l'accès à ses archives personnelles, pour l'instant fermées, permettrait de trancher jusqu'à quel point il a fait sienne l’idéologie nazie.

Dans l'état actuel de la recherche, on dira de lui qu'il ne méritait – comme l'écrit Racine dans un alexandrin célèbre - "ni cet excès d'honneur, ni cette indignité". Jekelius et Hamburger ont été des nazis bien pires que lui. Il est pourtant juste, à mon avis, que son nom ait été effacé de la nomenclature de l'autisme, et les vives réactions lors de la récente présentation de la brochure de Czech au Josephinum de Vienne, certains pédiatres mettant en doute les méthodes et compétences de l'historien, indiquent que le sujet reste sensible.

Sans doute parce que l'Autriche n'a plus beaucoup de grands scientifiques dont elle puisse se glorifier - même l'étoile du zoologiste Konrad Lorenz, Prix Nobel en 1973, a beaucoup pâli lorsque fut révélée son appartenance au parti nazi. Mais on ne peut pas faire tourner en arrière la roue de l'Histoire : ce pays n’a pas fini de payer le prix d'avoir expulsé et exterminé ses compatriotes juifs.  

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