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Billet de blog 29 janvier 2019

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Pourquoi tant de féminicides en Autriche?

La violence contre les femmes, que les spécialistes lient au nombre d’étrangers à la culture européenne, a dramatiquement augmenté. L’extrême droite veut plus de répression, la gauche plus de prévention. L'Autriche, qui se voyait en "île des bienheureux", doit affronter une situation difficile..

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Depuis la mi-décembre, sept femmes sont mortes en Autriche des mains de leur mari, de leur ancien compagnon ou de leur frère. Etranglées, ou le plus souvent tuées à coups de couteau, parfois sous les yeux de leurs enfants. L’émotion est grande dans ce pays de 8,8 millions d’habitants où le meurtre conjugal devenait rare.

Dans un cas le meurtrier est un Autrichien « de souche » fanatique des armes. Dans les six autres il s’agit d’un homme venu d’un contexte culturel - l’Afghanistan, les Balkans, la Syrie, l’Ethiopie, l’Asie musulmane - où les codes de la virilité s’accommodent souvent mal d’une véritable autonomie des femmes.

Les tabloïds se déchaînent. Le ministre de l’intérieur Herbert Kickl, du parti d’extrême droite FPÖ, regrette que la Convention sur les droits de l’homme protège trop « ceux qui foulent aux pieds notre Etat de droit » et veut les renvoyer au plus vite dans les « zones sûres » de Syrie ou d’Afghanistan. Norbert Hofer, ministre des transports et ancien candidat du FPÖ à la présidence, a qualifié de « bestial » l’un des meurtriers, un Syrien de 19 ans qui a étranglé son ex-petite amie, une Autrichienne âgée de 16 ans. Lors d’un débat télévisé, on a entendu la juriste Karoline Edtstadler, secrétaire d’état à l’intérieur et candidate démocrate-chrétienne aux élections européennes, soutenir que l’Autriche ne connaissait pas ce type de violence auparavant, et que le féminicide y était « importé ».

Mais même la gauche s’interroge sur un phénomène que ces terribles faits-divers ont rendu soudain visible : la collision entre des sociétés libérales où les femmes ont conquis, depuis un demi-siècle, de plus en plus de droits, et les valeurs patriarcales, voire archaïques, intériorisées par certains des nouveaux venus en Europe.

Que faire ? D’abord en parler, sans hystérie ni fausse pudeur. Ce que fait l’hebdomadaire viennois Falter, dans un dossier rédigé par trois journalistes peu suspects de complaisance envers un discours xénophobe : les féministes Sybille Hamann et Nina Horaczek, ainsi que le rédacteur en chef Florian Klenk, bête noire de l’extrême droite.

Les étrangers à l’UE sont surreprésentés

Car les chiffres ne laissent guère de doute : le nombre d’homicides a fortement augmenté ces deux dernières années en Autriche, et les victimes sont le plus souvent des femmes. Depuis 2018 (janvier 2019 inclus) 47 d’entre elles ont été tuées, contre 36 en 2017, 28 en 2016 et 17 en 2015 – une année qui a vu l’afflux, en Allemagne et en Autriche, de plus d’un million de demandeurs d’asile venus surtout de Syrie et d’Afghanistan.

Aujourd’hui ? « 126 des 203 suspects d’homicide sont étrangers, 62 sont demandeurs d’asile, 39 sont d’origine afghane » : par ces chiffres lapidaires Florian Klenk résume le caractère explosif de la situation en Autriche. Les étrangers à l’Union européenne sont surreprésentés dans ces statistiques, et pas seulement celles des homicides. Alors que les demandeurs d’asile ne sont que 2% de la population vivant dans le pays, ils comptent pour 43% des viols et presque 47% des agressions sexuelles, dont l’acception s’est récemment élargie avec l’ajout d’un paragraphe au code pénal qui punit le fait de toucher les parties sexuelles d’une femme sans son consentement.

Spécialiste de la gestion des conflits, auteure en 2018 d’une étude sur la violence sexuelle pour le ministère autrichien de la condition féminine, la chercheuse Birgitt Haller - qui se félicitait jadis du bon fonctionnement de la prévention en Autriche -, constate un net déséquilibre : des 45.700 Afghans vivant dans le pays, 64 sont mis en examen pour viol, contre 11 parmi les Allemands, qui ont 186.800 ressortissants.

Des tendances similaires s’observent en Allemagne, selon le sociologue Christian Pfeiffer, ancien ministre social-démocrate de la justice du Land de Basse-Saxe, qui a publié l’an dernier une analyse sur la violence en République fédérale. Beaucoup de jeunes réfugiés sur le sol allemand, rappelle-t-il, vivent dans des groupes privés de présence féminine, ce qui augmente le risque de les voir s’orienter vers des valeurs « légitimant la violence » envers les femmes.

A Vienne, un jeune Afghan a ainsi poignardé à mort à l’automne 2017 sa sœur adolescente qui voulait s’émanciper de sa tutelle, considérant qu’elle lui avait « manqué de respect ». Ce crime a enflammé les réseaux sociaux et fait enfler la polémique, tout comme, un an plus tard, le brûlot de Susanne Wiesinger Kulturkampf im Klassenzimmer (Guerre culturelle dans la salle de classe, non traduit). Cette enseignante viennoise de sensibilité social-démocrate dénonce la vague de bigoterie islamique dans les collèges défavorisés de la capitale, et prône une scolarité obligatoire dès 4 ans toute la journée, sur le modèle français (au lieu de seulement le matin à 6 ans révolus), afin d’habituer les jeunes enfants à la mixité.

 Une conception « toxique » de l’honneur

Il faut souvent plusieurs générations, écrit Falter, pour que s’effacent des mentalités les normes patriarcales. Elles furent aussi pendant longtemps celles des sociétés européennes, avec des nuances : en France on voyait les immigrés italiens, présents dès la fin du 19ème siècle dans certaines régions, comme trop attachés à la fidélité de l’épouse, à la virginité de la mariée et à l’honneur viril – des représentations qui se sont ensuite déplacées sur les immigrés originaires du monde arabo-musulman.

Même quand les nouveaux arrivants admettent de façon rationnelle qu’en Europe valent d’autres critères et d’autres lois, certains d’entre eux peuvent réagir à une blessure psychique – comme une infidélité ou une demande de divorce – en vertu de codes inculqués dans leur enfance et de la législation en vigueur dans leur pays d’origine, pour qui « venger l’honneur » vaut circonstance atténuante.

La crise financière de 2008, précise Maria Rösslhumer qui dirige une association de maisons-refuges pour les femmes, avait poussé des hommes autrichiens en perte de statut à user de violence envers leurs proches. Puis « sont arrivés à nous des gens venant de régions en guerre, où ils avaient subi ou peut-être exercé eux-mêmes la violence, et qui dans bien des cas ont une image encore plus patriarcale » de la famille.

En 2017, une étude des Nations unies révélait à quel point ces codes restent prégnants : en Egypte par exemple, 90% des hommes croient qu’une femme doit tolérer que son mari la frappe pour que la famille reste ensemble, 93% des maris veulent toujours savoir où est leur épouse, et seulement 35% des enquêtés de sexe masculin trouvent légitime qu’une femme ait le droit de demander le divorce. 

Or, rappelle le sociologue d’origine kurde Kenan Güngör, qui termine pour l’institut Sora une étude sur les valeurs des immigrés, les féminicides sont « la partie émergée d’un iceberg », les femmes immigrées étant de plus en plus nombreuses à revendiquer leur autonomie, à quoi les hommes sont tentés de répondre par la violence. C’était déjà l’un des facteurs expliquant l’épidémie de « féminicides » qui a rendu tristement célèbre il y a vingt ans la ville mexicaine de Ciudad Juarez : employées dans les nombreuses usines locales, des jeunes femmes venues des zones rurales n’acceptaient plus les normes patriarcales et le payaient parfois de leur vie. Aujourd’hui on constate en Autriche une hausse sensible des procédures de divorce dans la communauté syrienne chassée du Moyen-Orient par le conflit armé – souvent à l’initiative de l’épouse, qui n’accepte plus ce que la guerre et la nécessité l’avaient obligée à supporter.

Multiplier les structures de prévention

Comment juguler cette violence contre les femmes ? Certainement pas, soulignent les journalistes de Falter, en déclarant que la Syrie est de nouveau un « pays sûr » de manière à pouvoir y renvoyer les criminels (et potentiellement d’autres ressortissants syriens), comme le voudrait le ministre de l’intérieur Herbert Kickl. Car si des condamnés sont expulsés avec leur famille, femmes et enfants seront de nouveau exposés à un comportement violent.

La loi autrichienne prévoit, comme dans le reste de l’Europe, des maisons-refuges pour les victimes. Ce qu’il faudrait en revanche, c’est s’occuper aussi des hommes, que la police sépare de leur famille dans un souci de protection mais qui restent seuls – ou en compagnie de leurs semblables – à ruminer leurs fantasmes de meurtre. Il faut leur permettre de parler en confiance, déconstruire avec eux une « conception toxique de l’honneur » qui leur fait préférer la prison, même pour de longues années, à la catastrophe narcissique d’une séparation.

De tels lieux d’accueil pour les hommes seraient très utiles, pense le travailleur social Andreas Zembaty, qui anime des programmes de prévention – lesquels ont prouvé leur efficacité : ceux qui ont suivi ces séances d’entraînement à la maîtrise de leurs pulsions agressives ont deux fois moins de risques de récidiver. Mme Edtstadler, la dirigeante conservatrice, plaide dans le même sens. Mais le gouvernement devrait accepter de débloquer des crédits supplémentaires, alors que la coalition droite-extrême droite au pouvoir depuis fin 2017 s’est surtout employée jusqu’alors à les couper aux associations féministes.

Pour l’Autriche, c’est un dur réveil. Ce pays prospère qui se voit volontiers en « île des bienheureux » (une expression du pape Paul VI reprise il y a peu par le chancelier conservateur Sebastian Kurz), pour qui la guerre sur son sol n’est plus qu’un lointain souvenir et la sécurité une douce habitude, doit soudain affronter une réalité difficile. Il a les ressources financières et humaines pour le faire. En aura-t-il la volonté politique ? C’est toute la question.

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