Rassurés, ils le sont autant qu'on peut l'être dans ce marasme. Ces jours-ci, les Autrichiens sont contents d'être là où ils sont, bien au chaud dans leurs frontières, et non pas, disons, aux Etats-Unis, en Hongrie ou au Mexique - dont le président professe que Dieu est avec lui, ce qui devrait suffire à terrasser la maladie. Contents de vivre dans un pays riche et doté d'un matelas social douillet. Où la communication du gouvernement est aussi factuelle qu'efficace: le trinôme Sebastian Kurz (chancelier)/Rudi Anschober (ministre Vert de la santé)/Karl Nehammer (de l'intérieur, membre du même parti chrétien-démocrate que le chancelier) fonctionne à merveille, son apparition sur les écrans de télévision doit sûrement faire baisser la tension de plus d'un anxieux. Avec moins de 200 personnes hospitalisées en soins intensifs (2% des cas identifiés) pour plus de 2 000 lits équipés pour la réanimation, il y a encore une marge confortable.
Mais, a averti lundi 30 mars M. Kurz, ce n'est pas le moment de baisser la garde. Les mesures de confinement sévères prises par Vienne avant d'autres gouvernements - notamment en France - non seulement ne seront pas levées, mais vont être renforcées: à partir de mercredi il sera obligatoire de porter un masque dans les supermarchés (où ils seront distribués à l'entrée) et quand les gens circulent à l'extérieur. Beaucoup "vont mourir" de ce virus, a-t-il dit sans fard, et ce qui se passe dans l'Italie voisine nous instruit de ce qui pourrait arriver entre la mi-avril et la mi-mai si nous ne nous montrons pas assez disciplinés aujourd'hui. Car la situation actuelle, "c'est le calme avant la tempête". A noter que, lors de cette conférence de presse, les dirigeants de Vienne - dont le vice-chancelier écologiste, Werner Kogler - se sont gardés d'utiliser l'expression rituelle: "Autrichiennes et Autrichiens". Quelque 1,5 million d'habitants, soit 17% des habitants du pays, sont en effet des ressortissants étrangers, le contingent le plus nombreux n'étant pas fourni par la Turquie, comme le croient beaucoup, mais par l'Allemagne.
Bien sûr il y a les souffrances d'une économie quasiment gelée. Comme après la crise financière de 2008, le gouvernement autrichien a encouragé les employeurs à mettre en place un système de chômage partiel qui rend plus facile un redémarrage ultérieur, de préférence aux licenciements. Il s'est aussi affranchi du dogme (pourtant sacré) du "déficit budgétaire zéro": 38 milliards d'euros vont être débloqués pour secourir les entreprises. Dont, dans les prochains jours, 15 milliards d'aides directes: de l'argent liquide qui sera versé sur les comptes de ceux qui en ont un urgent besoin. Cela ne résout sans doute pas à long terme le problème d'un pays où un poste de travail sur deux est lié aux exportations, mais permet de limiter, pour l'instant, les faillites.
L'Autriche va-t-elle infléchir l'intransigeance allemande dans l'Eurogroupe?
Le jeune chancelier a donc une cote d'amour qui ferait rêver bien des dirigeants européens: 75% de ses concitoyens approuvent son action (quand 56% des Français se disent aujourd'hui insatisfaits de Macron). Les premiers couacs, à peine audibles dans ce concert de louanges, se sont fait entendre lorsque le ministre de l'intérieur, vendredi 27 mars, a contredit l'extrême droite, toujours à l'offensive sur les réseaux sociaux: il n'est pas vrai que l'on laisse entrer à flots les demandeurs d'asile en Autriche. Pas du tout! Il a même donné un chiffre: on n'admet que "12 demandeurs d'asile" par jour. Et encore : s'ils sont munis de certificats médicaux datés de moins de quatre jours (ce qui vaut pour tous les citoyens des pays voisins, exceptées la République tchèque et la Slovaquie, d'où viennent des dizaines de milliers d'aides permanentes à domicile aux personnes âgées et aux handicapés). Soit à ce rythme 4.380 par an, ce qui est modeste pour un pays prospère de 8,8 millions d'habitants. L'Autriche est restée sourde aux admonestations, notamment des ONG, lui demandant de prendre en charge au moins quelques milliers de mineurs non accompagnés qui croupissent dans des camps de réfugiés en Grèce.
Certains Autrichiens commencent quand même à s'inquiéter d'entendre leur chancelier vanter le "Big Data" (la gestion d'énormes quantités de données numériques grâce aux algorithmes) et les bonnes expériences de "pays asiatiques". Pense-t-il à la Chine, où le coronavirus n'a pu être jugulé qu'au prix de l'autoritarisme et d'une surveillance encore plus étroite de la population? "Quand j'entends ça, toutes les sonnettes d'alarme retentissent!" a réagi Beate Meinl-Reisinger, députée des Neos, le petit parti libéral.
En Autriche donc, la sécurité passe avant tout. Surtout avant la solidarité européenne. Lors du Conseil européen du 26 mars, Vienne s'est alignée de façon résolue sur l'Allemagne, la Finlande et les Pays-Bas - ceux que les mauvaises langues ont surnommé le "club des radins" - face à la France et à l'Italie qui plaidaient pour la création de "Corona-Bonds", voire une mutualisation de la dette. Va-t-on voir se rejouer la confrontation de 2008, entre ceux qui défendent avec bec et ongles le pacte de stabilité monétaire, et ceux qui veulent l'assouplir ?
Que l'Autriche colle à la ligne allemande n'est pas en soi surprenant, l'Allemagne, dix fois plus peuplée, étant de loin son premier partenaire commercial (près de 30% des exportations, plus de 40% des importations). Elle est un maillon essentiel de l'industrie automobile allemande. Qu'elle oppose une fin de non-recevoir à l'Italie touchée de plein fouet est déjà plus surprenant. Les Autrichiens ont une relation intime avec ce pays dont ils ont gouverné les provinces septentrionales, notamment la Vénétie (les cinéphiles se souviendront de Senso de Visconti, où les patriotes de la Botte se soulèvent contre la domination des Habsbourg). Beaucoup d'Autrichiens passent leurs vacances en Italie, qui n'est qu'à quelques heures de voiture de Vienne ou d'Innsbruck. Il y a vingt ans on parlait de la "Toskana-Fraktion" pour désigner les dirigeants sociaux-démocrates autrichiens qui adoraient refaire le monde autour d'une bonne bouteille, dans la douceur des vignes toscanes.
Si ce n'est par compassion pour ses voisins, ce serait pour préserver le futur que l'Autriche pourrait infléchir sa position d'ici au prochain Conseil européen. D'abord parce que les Verts sont par principe favorables à une solidarité qui touche au portefeuille et aille au-delà des pieuses déclarations. Mais surtout parce que Kurz, qui a démontré ses capacités d'animal politique à sang froid, peut songer, à seulement 33 ans, à une carrière dans les hautes sphères bruxelloises. Or cette voie lui serait fermée s'il se montre trop intransigeant envers la France et l'Italie. Kurz jouit d'une indéniable aura en Allemagne - le quotidien Bild-Zeitung a même regretté en toutes lettres qu'il ne soit pas chef du gouvernement de Berlin! Indice de ce possible virage : l'un des vice-présidents du Parlement européen, Othmar Karas, qui appartient au même parti que Kurz, l'ÖVP, soutient le principe des "Corona-Bonds".
Le "modèle tyrolien" sur la sellette
L'Autriche a aussi besoin d'apparaître comme une force constructive pour effacer l'effet désastreux de ce qui s'est passé au Tyrol. En particulier à Ischgl, le "Palma de Majorque des Alpes", une station plus réputée pour ses boîtes après-ski (et les prostituées attirées par la présence d'hommes jeunes désireux de s'amuser) que pour ses pistes. Des dizaines de touristes islandais, danois, norvégiens et allemands y ont été infectés par le virus du SARS-CoV-2 et l'ont rapporté sans s'en douter dans leur pays. Dès le 5 mars, l'Islande a mis en garde ses ressortissants, bientôt suivie par les autres pays. Mais les responsables tyroliens ont continué mordicus à nier toute responsabilité dans la diffusion du virus. L'intervention pitoyable du ministre de la santé du Land du Tyrol, qui à chaque question embarrassante de l'animateur du journal télévisé répondait comme un mantra qu'à Innsbruck ils avaient "agi correctement", a scandalisé l'opinion publique. Des suites judiciaires, en cas de décès de ces touristes, ne sont pas à exclure.
Très vite a émergé le soupçon que le gouvernement d'Innsbruck avait prolongé le plus longtemps possible l'ouverture des pistes de ski, presque jusqu'au 15 mars, sous la pression du puissant lobby des propriétaires de remontées mécaniques et des hôteliers. Le "modèle tyrolien" - bétonnage maximum, suréquipement, disneylandisation d'une "Nature" dont se réclament les offices touristiques - est depuis longtemps mis en question par les écologistes et les esprits critiques qui subsistent dans ce paysage mis en coupe réglée : "L'ÖVP est au pouvoir ici depuis 1945, il n'y a jamais eu aucun renouvellement. Et maintenant nous avons des dirigeants incompétents" résume ainsi dans un article de l'hebdomadaire viennois de centre gauche Falter l'un des rares lanceurs d'alerte du cru, Markus Wilhelm.
Mais, soulignent sociaux-démocrates et Neos, la médiocrité des élites tyroliennes n'est pas seule en cause. Ce Land qui a toujours été plus riche que d'autres (les paysans libres y dominaient même à l'époque où les provinces orientales étaient soumises au servage) joue un rôle clé pour l'ÖVP car il renfloue les caisses des instances fédérales après de coûteuses campagnes électorales. En clair: le parti du chancelier ne peut pas s'en passer. Cela explique que Kurz n'ait pas voulu répondre, lors de sa conférence de presse du 30 mars, à une question incisive sur le Tyrol. Cette esquive donne du crédit aux accusations de la gauche et des libéraux, selon lesquelles les instances fédérales se sont gardées d'intervenir début mars pour ne pas gêner les élections alors en cours au sein de la Wirtschaftskammer, la WK: la Chambre de Commerce, à laquelle toute entreprise autrichienne doit appartenir (comme tout salarié doit être membre de son pendant, la Arbeiterkammer ou Chambre des Travailleurs, l'AK). Sans surprise la WK est un bastion de l'ÖVP, l'un de ses vecteurs les plus puissants en Autriche. C'est d'ailleurs elle qui doit distribuer dans les prochains jours les 15 milliards en cash promis par le gouvernement.
Les mauvais esprits relèvent que M. Kurz a rencontré à Innsbruck, quand l'actualité internationale et autrichienne était déjà dominée par la nouvelle pandémie, la "Adlerrunde" (le Cercle des Aigles) - une quarantaine d'entrepreneurs tyroliens influents. La responsable des Verts au Tyrol (associée depuis des années au gouvernement du Land), Ingrid Felipe, n'a rien vu du tout. Mieux vaut, en effet, ne pas y regarder de trop près.