Il vient de remporter la Palme d'Or à Cannes : le film du Suédois Ruben Östlund, "Sans filtre" ("Triangle of Sadness"), s'annonce comme une pochade cruelle sur le monde des super-riches avec des scènes d'anthologie, notamment quand tout le monde vomit partout à cause du mal de mer sur le yacht en perdition. C'est le moment ou jamais de se pencher sur un magazine édité depuis 2015 à Vienne et envoyé par la poste à une clientèle triée sur le volet, soit quelques milliers de personnes - dont apparemment des journalistes, ce qui me vaut de le recevoir sans jamais l'avoir demandé - : Aurum 999,9, soit l'équivalent de l'or pur à 24 carats.
On ne peut s'empêcher de penser que ce magazine, fait pour être mis en évidence sur une table basse dans un living de 150 mètres carrés ("pour votre table basse" précise même le coffret cartonné dans lequel est inséré l'objet), s'adresse aux 0,1% des très très riches dans la population mondiale, et que son titre est un clin d'oeil aux happy few disposant de comptes en banque bien garnis. Il n'est pas vendu en kiosque, évidemment. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu les livres des sociologues spécialistes en France des ultra-riches, Michel Pinçon et sa femme Monique Pinçon-Charlot, pour le feuilleter avec un intérêt quasi ethnologique.
Luxe, calme et volupté
Bienvenue, donc, dans un monde où tout n'est que calme, luxe et volupté. Vous voulez vous acheter une limousine? Voilà des publicités pour la Rolls-Royce Ghost ou la nouvelle classe S de Mercedes-Benz, d'où vous pouvez en roulant régler la température de votre résidence secondaire. Vous préférez le grand sport? Des fauves griffés Ferrari ou Lamborghini ronronnent dans les pages de papier glacé. Vous avez besoin d'une montre (bien que vous ayez déjà largement de quoi ouvrir une boutique)? La "Premier B21 Chronograph Tourbillon 42 Bentley Limited Edition" de Breitling vous coûtera 49 000 euros, à côté de laquelle celle de Schaffhausen, à 18 100 euros, paraît presque donnée. Pour les dames, c'est évidemment plus cher : la "Reine de Naples Mini Charleston", une petite folie baroque de Breguet, atteint 64 700 euros.
Mobilier italien, pierres précieuses, vêtements racés, tableaux de Warhol ou de Roy Lichtenstein pour habiller les murs de votre loft, instituts de beauté et chirurgie esthétique, sans oublier l'optimisation fiscale grâce à des cabinets de conseil tout prêts à gérer vos fonds : un monde se déploie sous vos yeux. Et bien sûr il faut penser à se loger. A côté des penthouses avec piscine sur le toit et vue imprenable sur la cathédrale Saint-Étienne, les appartements viennois - nettement plus spacieux en moyenne que leurs homologues parisiens - semblent étriqués. Le penthouse le plus cher du monde se trouve de toute façon à Monaco (380 millions de dollars pour 3 300 mètres carrés, nous apprend Aurum) et par comparaison les publicités des biens immobiliers en Autriche sont sobres, avec une nette préférence pour l'architecture très épurée en bois.
Et les yachts, alors? Il y a ceux que les badauds admirent de loin dans la baie de Saint-Tropez, ceux qui jettent l'ancre à Capri ou dans le nord-est de la Sardaigne. Et ceux qui tracent leur sillage dans les pages d'Aurum. Qui n'indique pas leur prix, seulement leur nom : on saura seulement que le "Faith" est assez grand pour qu'on puisse jouer sur le pont au tennis, au football et au volleyball, et que la piscine se trouve juste au-dessus du bar avec un plafond transparent, pour qu'on puisse regarder les filles nager en sirotant un cocktail ou en sniffant son rail de coke. Comme l'écrit le magazine viennois : il faut "sentir la vie et en jouir dans toutes ses facettes".
La cible: les très riches Russes et Ukrainiens
Difficile, devant cette symphonie immaculée de blanc et de bleu, de l'imaginer souillée par le vomi et les excréments comme dans le film de Östlund. Et pour qui, tout ça? Principalement pour les riches Russes et Ukrainiens qui trouvent pratique d'avoir un pied-à-terre en Autriche (si vous voulez investir dans l'immobilier, il y a des tonnes d'annonces). Aurum n'en fait pas mystère, en détaillant les charmes de la soprano Aida Garifullina, la nouvelle Anna Netrebko, ou d'une modeste datcha près de Moscou, la "Villa R", conçue par le cabinet de design Steininger selon le mot d'ordre "un luxe sans ostentation" - rien que le dressing room, où le vestiaire de madame fait face à celui de monsieur, mesure 100 mètres carrés. On ne saura pas leur nom, juste qu'il s'agit d'un couple avec deux enfants, qu'ils ont une collection d'art - et pas mal de sapins dans le paysage.
Le dernier numéro d'Aurum est sorti au moment de l'agression russe contre l'Ukraine, bien sûr il a été réalisé avant. Il y a fort à parier que dans le prochain ne sera pas évoqué le sujet qui fâche. L'argent, on le sait, n'a ni odeur, ni patrie.