Le quotidien conservateur autrichien Die Presse y voit une "débâcle de l'Occident", et selon lui les "bouchons des bouteilles de mousseux devraient sauter à Pékin et à Moscou" : seuls 14 pays ont voté en fin de semaine à l'Assemblée générale des Nations-Unies contre une résolution exigeant une trêve dans le pilonnage de Gaza et une aide humanitaire pour les populations palestiniennes - sans mentionner explicitement la responsabilité du Hamas dans les crimes du 7 octobre à l'encontre de la population juive israélienne.
Il s'agit bien sûr d'Israël et des États-Unis, ainsi que de leurs protégés dans le Pacifique - une série de micro-états -, du Guatemala, et de quatre pays membres de l'Union européenne : l'Autriche, la Hongrie, la République tchèque et la Croatie.
La France a voté pour, alors que l'Allemagne s'est abstenue. Berlin est d'ailleurs critiqué pour ce choix, car depuis des années sa diplomatie milite, notamment avec le Brésil, pour un élargissement du Conseil de sécurité. Qui jusqu'alors ne comprend que cinq membres permanents, le plus souvent vainqueurs de la seconde guerre mondiale et toujours "dotés" de l'arme nucléaire - les USA, la Russie, la France, la Grande-Bretagne et la Chine.
Pourquoi l'Autriche a-t-elle pris le risque, une fois encore, de se retrouver aux côtés de la Hongrie de Viktor Orban, qui n'a jamais caché sa "compréhension" pour Vladimir Poutine ni son désaccord avec la ligne de Bruxelles sur l'Ukraine ?
Dès le soir du 7 octobre le Parlement autrichien a affiché les couleurs du drapeau israélien, tout comme la Porte de Brandebourg à Berlin. Et en signe de solidarité, aussi bien le chancelier autrichien, le conservateur Karl Nehammer, que son homologue allemand, le social-démocrate Olaf Scholz, ont fait partie des dirigeants occidentaux qui se sont rendus à Tel-Aviv. Les manifestations pro-palestiniennes ont été interdites à Vienne comme à Berlin, entre autres raisons parce que l'antisémitisme de certains participants s'y donnait libre cours.
C'était, à juste titre, jugé intolérable dans les deux pays qui portent la responsabilité historique de la Shoah. L'Allemagne d'après-guerre pouvait difficilement s'y dérober. L'Autriche l'a fait au moins jusqu'à "l'affaire Waldheim" en 1986, grâce à la semi-vérité bien commode, propagée par les Alliés qui voulaient la garder dans le camp occidental, selon lequel elle avait été "la première victime" du nazisme lors de l'Anschluss de 1938.
Mais le documentaire de Ruth Beckermann La valse de Waldheim souligne combien les responsables conservateurs de l'époque adoptaient une diction antisémite. Leur slogan "Erst jetzt recht" (Maintenant plus que jamais) se voulait clairement une réplique à ces "milieux de la Côte Est" (tout le monde comprenait qu'il s'agissait des Juifs) qui trouvaient problématique qu'un pays européen élise un président qui, si l'on n'a jamais prouvé qu'il avait participé directement aux crimes de l'Allemagne nazie, les a en tout cas connus : il était dans les services de renseignement de la Wehrmacht à Salonique, quand toute sa population juive fut déportée, le cimetière juif démantelé etc. Rappelons que Waldheim fut élu en 1986, à une assez courte mais claire majorité.
Cet épisode a suscité dans la population une vaste remise en cause du passé nazi, exploré depuis par au moins deux générations d'historiens. Et vaut encore à l'Autriche de se voir rappeler vertement - comme récemment par un documentaire diffusé par Arte - que les Autrichiens étaient surreprésentés dans l'appareil du Troisième Reich, en particulier dans les camps d'extermination.
Le passé nazi n'est pas le seul éclairage. Les dirigeants du parti conservateur (officiellement chrétien-démocrate) ÖVP ont marqué ces dernières années leur soutien sans faille, non seulement aux États-Unis de Donald Trump, mais à l'Israël de Benyamin Nétanyaou. L'ancien chancelier Sebastian Kurz, ex-"enfant prodige" de la politique européenne, s'est montré fièrement aux côtés de l'un comme de l'autre, sans craindre les couacs avec Bruxelles. C'est sous son gouvernement que la toute-puissante société d'hydrocarbures OMV a prolongé le contrat signé avec Gazprom et que Poutine, peu de temps après l'annexion de la Crimée, a été une nouvelle fois invité à Vienne par la Chambre économique, alors qu'il faisait déjà l'objet de sanctions de la part de Bruxelles.
Kurz, actuellement en jugement (mais il y a peu de chances pour qu'il soit condamné dans ce procès, où s'expose surtout le cynisme déjà connu de son entourage politique), est le dirigeant de l'ÖVP qui avait, après Schüssel en 2000, conclu un accord de gouvernement avec le FPÖ, le principal parti d'extrême droite - héritier du parti nazi.
Car, d'abord exclus après-guerre du champ politique comme du droit de vote, les anciens nazis ont formé la VdU, ancêtre du FPÖ dont de nombreux cadres viennent encore des confréries étudiantes d'obédience "national-allemande". Son dirigeant historique Jörg Haider, parfois comparé par certains observateurs à Nétanyahou en raison de sa carrière inoxydable, et qui avait catapulté à plus de 25% des suffrages un parti très minoritaire, savait jouer avec les réflexes antisémites de ses compatriotes.
Du temps de Kurz aussi, il y a des années, l'Autriche avait déjà voté à l'ONU contre une résolution en faveur des droits humains des Palestiniens, en rupture notable avec sa ligne traditionnelle.
Le ministre de l'intérieur de Kurz, Herbert Kickl, est l'actuel chef du FPÖ. Ce parti se trouve en tête depuis des mois, invariablement, dans les sondages : le FPÖ promet d'être le grand gagnant des prochaines élections législatives en Autriche, prévues en 2024. Il n'est nullement exclu qu'alors l'ÖVP décide de conclure une troisième fois une alliance au niveau fédéral avec, cette fois, le FPÖ de Kickl. Dont la ligne anti-immigrés et la rhétorique contre l'islam sont des constantes : le FPÖ apparaît aujourd'hui sur bien des points comme plus à droite que le Rassemblement national de Marine Le Pen, plus proche d'Éric Zemmour et de sa "guerre des civilisations".
Cela ne devrait pas trop déranger Nétanyahou, lui aussi prêt à tout pour rester au pouvoir.