Ils ont laissé leur trace dans les chambres de torture de Syrie : el kursi alemani, la « chaise allemande », était un instrument dont les parties mobiles permettaient de courber en arrière, jusqu’à la briser, la colonne vertébrale de celui ou celle dont on voulait arracher des aveux. Un reportage de Karim el Ghouari, correspondant dans le monde arabe de la chaîne publique autrichienne ORF, a montré l’horreur de ces lieux, les barres où étaient suspendus les suppliciés, le siège percé sous lequel les tortionnaires faisaient brûler une bougie, les rats énormes qui couraient dans les cellules souterraines.
L'un des détenus libérés de l'enfer, gravement traumatisé, devenu fou, a baptisé "Dieu" l'appareil de chauffage électrique de sa famille. Quand on lui demande pourquoi, il répète que "Dieu" observait jour et nuit les détenus grâce à des écrans, et appuyait sur un bouton pour ouvrir la porte de la cellule. Quelles entreprises ont fourni un matériel aussi sophistiqué? C'est l'une des multiples questions qui se posent après la chute soudaine du régime Assad.
Mais on a au moins quelques certitudes. On sait qu'il existe une certaine continuité entre le génocide commis au 20ème siècle en Europe et les crimes de la dictature syrienne. Car ceux-ci ont commencé avant même que le parti Baas, celui de Hafez el Assad dont le fils Bachar s’est réfugié à Moscou, prenne le pouvoir en 1963.
Un refuge sûr pour les nazis
« Ils », ce sont les anciens nazis qui ont trouvé refuge en Syrie – même si la plupart sont allés en Amérique latine, via le Tyrol et l’Italie –, et dont l’expertise a été mise à profit par les maîtres de Damas.
Le plus connu est Alois Brunner, un officier de la SS né en 1912 dans une bourgade de l’actuel Burgenland, au cœur de ce qui était l’empire d’Autriche-Hongrie. Il fut l’adjoint d’Adolf Eichmann, ramené de force d'Argentine pour être jugé en Israël, et comme lui acharné à exterminer le plus possible de Juifs d’Europe. Il a sévi surtout à Vienne, Berlin, Bratislava et Salonique. Ainsi qu’en France, qui l’a condamné à mort par contumace en 1954 et a essayé ensuite à plusieurs reprises d’obtenir de Damas l’extradition du « bourreau de Drancy ». En vain, comme d'ailleurs l’Allemagne et l’Autriche.
Brunner avait eu l’idée des « cartes postales » censées émaner de Juifs déportés, afin d’endormir la méfiance des victimes quand s’est propagée la rumeur que les convois arrivaient droit dans des camps. C’est pourquoi Simon Wiesenthal l’a désigné en 1988 comme « le pire criminel du Troisième Reich encore en vie » après l'exécution d'Eichmann, ramené de force pour être jugé en Israël. Brunner est directement responsable de la mort de plus de 100 000 personnes.
«Vous devriez être heureux que j’aie débarrassé la belle ville de Vienne de tous ses Juifs » a-t-il déclaré en 1987 au journaliste du tabloïd autrichien Kronen Zeitung, venu l’interviewer à Damas. Brunner était l’homme le plus répugnant qu’il ait jamais rencontré, a confessé plus tard celui-ci.
L'anniversaire d'Hitler en première page d'un tabloïd autrichien
Gageons qu’il gardait davantage ses opinions pour lui à l’époque de l’interview : on était en pleine « affaire Waldheim », cet ancien secrétaire général de l’ONU élu président de la république malgré des révélations sur son passé dans la Wehrmacht – et son cantonnement en Grèce, juste à côté de Salonique, au moment précis où Brunner y déportait en masse. Le très populaire Krone imprimait alors en première page les courts poèmes rimés par son éditorialiste "Staberl", qui a réussi à évoquer un 20 avril l’anniversaire d’Hitler – certes de façon voilée, pour ne pas tomber sous le coup de la loi, même si ses lecteurs comprenaient tout de suite de qui il s'agissait.
En 1987 donc, Brunner, qui avait donné deux ans plus tôt un entretien au journal ouest-allemand Bunte où il claironnait qu’il ne regrettait rien et qu’il était prêt à refaire la même chose, vivait à Damas sous l’identité du « Dr Georg Fischer ».
Dès 1961 son adresse, rue Georges Haddad, avait été localisée par l’espion israélien Eli Cohen – pendu par les Syriens en 1965 et récemment héroïsé par Netflix. La lettre piégée qui a coûté un œil à Brunner, cette année-là, a été envoyée grâce à ses informations. Le Mossad voulait essayer sur lui un nouveau type d’explosif, qu’il a employé ensuite contre les ingénieurs et techniciens allemands recrutés par le leader égyptien Nasser – épisode détaillé en 2021 dans le thriller de l’Allemande Merle Kröger, Die Experten (non traduit). Pour lequel elle a bénéficié de dépêches authentiques du service de renseignement civil fédéral allemand, le BND.
Mauvaise conscience allemande
Cela semble anecdotique, mais explique que l’Allemagne, depuis la première guerre occidentale contre Saddam Hussein en 1991, ait noué jusqu’à aujourd’hui une coopération militaire soutenue avec Israël : entre autres raisons parce que des dizaines de gens qui avaient travaillé pour Hitler se sont mis ensuite au service d’autocrates arabes ennemis de l’État hébreu.
Les Israéliens ont su tirer le meilleur parti des pièces de missiles trouvées sur les champs de bataille qui portaient la mention Made in Germany. Un rassemblement devant l’ambassade allemande à Tel-Aviv sur le thème : « Vont-ils nous gazer encore une fois? » a eu l’effet escompté, le chancelier Helmut Kohl a accepté le deal, qui prévoyait notamment que trois sous-marins construits à Kiel par ThyssenKrupp soient livrés à Tsahal aux frais de la République fédérale allemande. Cette mauvaise conscience, ce sentiment de culpabilité, expliquent que Berlin soit incapable de s'opposer à Nétanyahou, alors même qu'il constate chaque jour la situation épouvantable des civils à Gaza ou les avances de l'occupation du Golan syrien par Israël.
Mais pour qui donc avait roulé Brunner, avant de gagner la Syrie en 1954 ? Apparemment, pour les Américains. À l'en croire, il aurait même été quelque temps chauffeur de poids-lourd aux États-Unis! Pour le camp occidental en tout cas, alors que la guerre froide divisait déjà le monde.
L'Organisation Gehlen
Ses activités au sein de l’Organisation Gehlen, du nom de l’officier qui avait dirigé les services de renseignement militaires allemands sur le front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de reprendre du service lors la guerre froide, ne sont pas certaines mais assez probables. En 2011 le magazine allemand Spiegel a révélé que le BND – qui a succédé en 1954 à sa matrice, l’Organisation Gehlen – avait détruit dans les années 1990 son dossier sur Brunner. Pour, supposait-on, effacer toute trace de la collaboration de ce dernier avec l’ancêtre du BND.
Qu’en est-il enfin de l’immédiat après-guerre ? Alois Brunner a d’abord profité, a-t-il confié à Bunte, d’une confusion avec un SS qui portait le même nom de famille et fut exécuté en quelque sorte à sa place. Comme il n’avait pas sur son corps le fameux tatouage SS précisant son groupe sanguin, il est passé sous les radars dans les camps de prisonniers des Alliés. Il a été membre – peut-être – de l’Organisation Gehlen qui avait embauché une bonne centaine d’anciens SS ou membres de la Gestapo. Il a dissimulé comme tant d’autres son passé en attendant de pouvoir quitter l’Europe avec un faux passeport de la Croix Rouge.
Direction l’Égypte, où il s'est fait marchand d’armes, puis assez vite la Syrie où il a enfin pu exercer ses talents en devenant conseiller du gouvernement. Là son passé l'a rendu intéressant : depuis 1948 l’existence de l’État hébreu était pour les pays arabes un sujet d’alarme.
Chargé en Syrie de la propagande anti-israélienne
Aux yeux du service de protection de la Constitution allemande, le Verfassungsschutz, chargé de surveiller les organisations extrémistes, Brunner est un « antisémite professionnel de pure imprégnation nazie » qui joue « un rôle important » dans les services de renseignement syrien. Selon ce rapport, daté de 1959, il était chargé du sabotage et de la propagande anti-israélienne.
Jusqu’à quand a-t-il joué ce rôle de premier plan ? Au moins jusqu’en 1956, lorsque le régime syrien (où le Baas n’a pas encore conquis tout le pouvoir) prend un virage favorable aux Soviétiques et ne donne plus que des contrats renouvelables d’un an aux anciens nazis tels que Walther Rauff, l’inventeur des « chambres à gaz mobiles » - des camions devenus l’instrument d’un meurtre de masse.
Rauff a également coopéré en Syrie, entre 1948 et 1962, avec le BND allemand. On suppute la même chose au sujet de Brunner, au vu de sa trajectoire, mais à la différence de Rauff, il n’y a pas de preuve connue.
De 1948 à 1954, ce sont d’anciens nazis qui ont construit en Syrie l’appareil sécuritaire, si important pour une dictature. En 1984 encore, écrit le quotidien viennois Der Standard, Brunner aurait d'après un rapport des services allemands « dirigé une école du renseignement syrien ». Et il jouissait à coup sûr d’une protection venue de haut, même si les autorités n'ont jamais reconnu sa présence sur le sol syrien.
La RDA a-t-elle négocié l'extradition de Brunner?
En 1980 le Mossad tente une seconde fois de tuer le « Dr Georg Fischer » avec un colis piégé, soi-disant expédié d’Autriche par une petite firme d’herboristerie. Mais les Israéliens sont contraints de diminuer la charge explosive, donc son efficacité : si Brunner y laisse quatre doigts, il n’en meurt pas et recevra le nazi autrichien Gerd Honsik qui préparait un livre négationniste publié en 1988, Freispruch für Hitler ? 37 ungehörte Zeugen wider die Gaskammer (Hitler acquitté ? 37 témoignages inédits nient les chambres à gaz, non traduit).
Est-il vrai que la République démocratique allemande d’Erich Honecker – qui à partir au moins des années 1960 a assuré l’essentiel de la formation des agents syriens : la Stasi est-allemande faisait ça avec tous les alliés du camp soviétique – a négocié avec la Syrie durant les années 1980 l'extradition d’Alois Brunner ? Le magazine autrichien Profil l'affirme en 2011, sur la base de documents inédits de la Stasi et d'une déclaration, retrouvée dans les archives, du ministre est-allemand des affaires étrangères, Oskar Fischer, selon lequel cette extradition, qui devait conduire à une arrestation et un procès, allait aboutir.
Profil a aussi interviewé Beate Klarsfeld, qui avec son mari Serge Klarsfeld s'est beaucoup mobilisée pour une extradition de Brunner vers la France : elle y confirmait qu'ils avaient suggéré cette voie "est-allemande". Plus praticable en effet pour Damas. Quel était le "prix" envisagé? Mystère. Toujours est-il que la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, a mis un terme à ces discussions.
Ce dont on est sûr, c'est que le vieux nazi impénitent a fini par mourir - en 2001, plus tôt, ou plus tard encore ? - sans jamais avoir répondu de ses crimes devant un tribunal. Et qu’il est sans doute enterré quelque part en Syrie. Mais cette tombe, si elle existe, n’est qu’une des questions laissées ouvertes par un régime qui s’est écroulé en quelques jours, presque sans tirer un coup de feu.
La seule bonne nouvelle, en fin de compte, de cette année 2024.