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Billet de blog 30 août 2023

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Adieu, François Gèze !

L'éditeur François Gèze est mort d'un arrêt cardiaque. Il s'est toujours engagé à gauche et a milité inlassablement pour le livre. Mais aussi contre les dictatures latino-américaines et les crimes des militaires algériens durant la "décennie noire".

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En apprenant la mort par arrêt cardiaque, le 29 août, de l'éditeur François Gèze, tous ceux qui l'ont croisé sont entrés dans un état de sidération, de profonde tristesse. Il avait 75 ans.

Avec lui c'est un pan de notre jeunesse qui part, mais aussi lui survivra envers et contre tout : la fidélité aux idéaux de la gauche, débarrassés des illusions d'autrefois, sans aucune complaisance pourtant quant au néo-libéralisme.

Le grand public retiendra que Gèze a piloté de 1983 à 2014 les éditions La Découverte, qui ont succédé aux légendaires Éditions Maspero. Les chercheurs en sciences sociales qu'on lui doit la création d'un site devenu incontournable pour eux, Cairn.info, dont il fut le président à partir de 2005. Issu d'une famille nombreuse, avec des parents eux-mêmes engagés (sa mère fut au Planning familial), il a bénéficié d'une solide formation scientifique - il était ingénieur de l'École des Mines - mais aussi d'une politisation à gauche : "Les valeurs de fraternité découvertes en mai 68 ont clairement orienté ma vie entière", disait-il.

Politiquement ce fut le Parti socialiste unifié, le PSU (alors l'un des vecteurs de la critique envers le stalinisme), et très vite le Centre d'études anti-impérialiste, le Cedetim, créé avec l'économiste Gus Massiah. Son amitié avec Bruno Latour, parmi d'autres penseurs de l'écologie, montre un clair désir de rupture avec le productivisme triomphant qui fut longtemps porté par les élites communistes comme par la "technocratie" française.

Nous nous étions connus dans le Comité de boycott de la Coupe du monde en Argentine, le COBA, fondé en 1977 entre autres avec les animateurs de Quel Corps, critiques du sport soi-disant consensuel et de l'olympisme moderne à la sauce Coubertin. Il y eut en France quelque deux cents comités du COBA dont le dynamisme obligea les joueurs français, sinon à boycotter la compétition, du moins à poser publiquement le problème de la dictature militaire alors au pouvoir à Buenos Aires. Slogan aussi simple qu'efficace: "On ne joue pas au football à côté des centres de torture".

François était un observateur averti de l'Amérique latine hispanophone, et bien sûr il fut de ceux qui ont animé le Comité Chili au lendemain du coup d'état du général Pinochet, il y a bientôt un demi-siècle. Mais il s'est surtout distingué ces dernières années par l'attention qu'il portait au passé colonial de la France (il fut en 2017, avec les historiens Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio, créateur du site Histoire coloniale et post-coloniale).

Plus particulièrement en Algérie, avant et surtout après l'indépendance. C'est lui qui a publié en 2001 le témoignage retentissant d'un ancien des forces spéciales algériennes durant la "décennie noire": La sale guerre, d'Habib Souaïdia. Ce livre suscita des polémiques, Bernard-Henri Lévy l'accusant de minorer la responsabilité des islamistes tandis que Pierre Vidal-Naquet, l'une des grandes voix contre l'utilisation de la torture par les paras français, défendait au contraire cette démarche, estimant que la violence déployée par les islamistes algériens a trop souvent été instrumentalisée par le pouvoir militaire d'Alger pour se maintenir aux commandes.

Cet homme qui croyait à l'importance des essais et des "documents" était lucide sur l'évolution du livre et la nécessité de s'adapter sans brader les principes: depuis 2008 il était membre du bureau de la Commission du numérique, parmi bien d'autres responsabilités dans l'édition (voir l'hommage détaillé que lui rendent sur le site de MDP Joseph Confavreux et Jade Lindgaard).

Il a aussi montré qu'il n'est jamais trop tard pour exiger vérité et justice. Au lendemain de sa mort, la justice suisse a (enfin, car celui-ci est paraît-il mourant) annoncé la mise en accusation de l'ex-ministre algérien de la défense Khaled Nezzar pour "crimes contre l'humanité" - avoir approuvé et coordonné des tortures pendant la "décennie noire". Et celle du Chili a condamné les sept assassins du chanteur communiste Victor Jara, arrêté comme 5 000 autres opposants lors du coup de septembre 1973, puis tabassé à mort: l'autopsie révélera 56 fractures osseuses et 44 impacts de balles. 

L'inhumation de François Gèze doit avoir lieu ce samedi 2 septembre, à 11 h au cimetière de Vitry. À 14 h 30 une brève cérémonie est organisée le même jour par sa famille au CICP, 21 ter rue Voltaire, dans le 11ème arrondissement de Paris. Un hommage politique est prévu en octobre.

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