L’an dernier le directeur du Festival de Vienne, le Suisse Milo Rau, était vilipendé pour avoir invité et défendu Annie Ernaux, qualifiée de « star antisémite » par un tabloïd autrichien. Après le 7 octobre 2023 ceux qui exprimaient la moindre empathie pour les Palestiniens étaient réduits au silence, la critique du sionisme étant assimilée à une hostilité systématique contre les Juifs. Des manifestations de rue ont été interdites pour ce motif en Autriche comme en Allemagne.
Les choses ont un peu changé ces dernières semaines, notamment depuis que l’ancien président de la république autrichienne, le social-démocrate Heinz Fischer, a dit publiquement que la situation de la population civile à Gaza était terrible. La ministre autrichienne des affaires étrangères est retournée à la ligne initiale de son pays, abandonnée il y a une décennie par le chancelier conservateur Sebastian Kurz, qui avait compris que pour gouverner avec l’extrême droite il lui fallait adopter une politique anti-islam et pro-israélienne.
Les dirigeants allemands ont aussi pris quelque distance avec la Staatsraison, la doctrine de la « raison d’État » définie en 2008 par Angela Merkel, qui prescrit un appui inconditionnel à Israël au nom de la culpabilité du nazisme. Sans aller officiellement jusqu’à un embargo sur les armes - même si, sous pression de ses alliés écologistes, le chancelier social-démocrate Scholz avait de fait stoppé ces exportations - dont Berlin est le deuxième fournisseur, après Washington : cet accord sur l’armement qui remonte aux années 1990 a permis à Israël de se doter de sous-marins fabriqués à Kiel par le conglomérat ThyssenKrupp.
Frontières de la liberté d'expression
C’est dans ce contexte que s’est ouvert samedi 30 mai à Vienne le premier des « Congrès », celui sur les frontières de la liberté d’expression (un autre interrogera les abus sexuels commis par des artistes), organisés par le Festival après la réussite des « Procès » en 2024. On sait l'appétence du public pour les "films de procès", que Rau a porté à sa manière sur la scène.
L'une de ses nouvelles pièces (première le 5 juin), inspirée par le Philoctète de Sophocle, La Voyante, est centrée sur une photographe de guerre. Un personnage secondaire est un instituteur rencontré à Mossoul, en Irak, auquel l'État islamique a tranché une main quand il y faisait la loi. Une autre mise en scène attendue encore plus directement liée au conflit du Proche-Orient est Les Perses, Triomphe de l'empathie d'après Eschyle, du Flamand Chokri Ben Chikha, nourrie par des interviews en 2024 en Israël et en Palestine.
Comme l’an dernier le casting des Congrès de Vienne a été fait par une figure de la gauche autrichienne anti-capitaliste, Robert Misik. Le principe est resté le même : des professionnels qualifiés convoquent à la barre – fixant leur temps de parole, imposant une discipline - des orateurs venus d’horizons très différents devant un public appelé à émettre à la fin des sentences symboliques.
La critique littéraire germano-suisse Elisabeth Bronfen a retracé l’histoire du « cancelling » (effacement, en anglais cancel : supprimer, annuler). Se sentir atteint par une représentation justifie souvent qu’elle soit considérée désormais comme inappropriée. Elle l’a distingué de la censure exercée par les États autoritaires et évoqué le maccarthysme, la notion de « politiquement correct » émanant de la droite et de l’extrême droite.
Qui décide ce qui est acceptable ? a-t-elle demandé. Elle-même résumant ses principes – supporter que soient exprimées des positions que l’on ne partage pas, « tant que ça reste raisonnable ».
"Guerres culturelles" de la droite
On parle volontiers de la culture « de gauche » de l’effacement mais on oublie la culture de droite qui sévit aux USA, depuis l’interdiction de livres par la Floride jusqu’aux attaques actuelles de l’administration Trump contre des universités comme Harvard. Le fait que les conflits sociaux se soient déplacés vers les « guerres culturelles » est l’un des succès de l’idéologie de droite, cette fixation sur le woke servant à détourner l’attention des vrais problèmes.
L’avocate Alexia Stuefer a tracé les axes. Celui du soutien à la Palestine - le terme de « génocide » est-il justifié ? L’une des oratrices était Shoura Hashemi d’Amnesty International, qui l’utilise. Celui du cas d’Ulrike Guérot, une universitaire autrichienne favorable à Moscou (elle a fondé au printemps 2025 un "Projet de paix européen" attribuant la responsabilité du conflit en Ukraine à l'OTAN) et vue comme une militante qui se dit victime de la gauche. Celui de la Slovaquie où Bratislava, comme c’est son droit aux yeux de Bruxelles, destitue des responsables culturels jugés dérangeants. Pour se prémunir des tendances autoritaires, ne faut-il pas que l’Union européenne se dote de pouvoirs sur la culture ?
Les orateurs venaient d’un spectre très large. Aussi bien la jeune féministe Mateja Meded, qui a réussi à caser en un temps record un long réquisitoire contre le patriarcat et ses conséquences climatiques - on retiendra le terme « pétromasculinité ». Qu’à l’autre extrême le journaliste Ulf Poschardt de Die Welt, un quotidien allemand qui se veut le porte-voix du courant conservateur. Son essai stigmatisant une « bourgeoisie de merde » (c'est le titre) a fait du bruit et c'est pourquoi il avait été invité.
Hommage à Tsahal
Il se déclare « pour le cancelling », mais pas « avec l’argent du contribuable ». Jouissant visiblement de la détestation qu’il inspirait à la salle, il n’a pas hésité à dédier son discours à Tsahal (« l’IDF ») et à affirmer haut et fort que Benyamin Nétanyahou était plus proche de lui que Milo Rau. Le FPÖ, la principale force d’extrême droite en Autriche, demande d’ailleurs la suppression de l’Eurovision comme du Festival de Vienne. « Je vous en prie, continuez comme ça » a lancé cet orateur à des spectateurs enfermés selon lui « dans leur bulle de bien-être ». Sous-entendu : vous ne ferez que renforcer l’extrême droite.
« Salopard génocidaire ! » a crié une femme avant de quitter les lieux. Les autres sont restés estomaqués mais stoïques.
Y compris Rau qui le matin avait tenu une conférence de presse avec son ami Tiago Rodrigues, le directeur du Festival d’Avignon, pour annoncer une "lecture" du procès Pélicot, cette femme dont la décision de rendre publics les débats judiciaires a fait « le symbole d’un changement d’époque ».
Le Procès Pélicot en objet théâtral
Cet objet théâtral en prise directe avec la réalité, comme tout ce que fait Milo Rau, sera créé d’abord à Vienne le 18 juin avant d’être montré en juillet dans la capitale européenne du théâtre. Grâce à la coopération des avocats de Gisèle Pélicot, aux notes des journalistes qui ont chroniqué le procès, à des extraits des audiences, à des discours féministes, à des expertises. On est curieux du résultat.
Le Procès Pélicot place au premier plan les actrices Mavie Hörbiger et Safira Robens. Elles jouent aussi dans Burgtheater mis en scène par Rau dans le prestigieux théâtre du même nom - équivalent de la Comédie française - d’après Elfriede Jelinek. Une pièce qui fit scandale il y a quarante ans parce qu’elle mettait au jour, avant l’affaire Waldheim, les compromissions avec le nazisme d’acteurs autrichiens adulés du public : Jelinek fut jugée par certains responsable de la mort de Paula Wessely, jadis chérie par Goebbels – Mavie Hörbiger est sa petite-fille.
Comme l’a dit Tiago Rodrigues, « ne pas être d’accord est la base de la démocratie ».