Joëlle Stolz (avatar)

Joëlle Stolz

Journaliste et autrice

Abonné·e de Mediapart

159 Billets

1 Éditions

Billet de blog 31 octobre 2023

Joëlle Stolz (avatar)

Joëlle Stolz

Journaliste et autrice

Abonné·e de Mediapart

Catherine Breillat n'aime pas l'écriture inclusive

Au programme de la Viennale, "L'été dernier" de Catherine Breillat sur l'amour fou d'une femme et de son beau-fils. La projection a donné lieu à un face-à-face de la cinéaste française, qui revendique son féminisme, avec un jeune public nourri aux principes d'égalité. Bien sûr on n'a pas échappé au débat sur la féminisation de la langue.

Joëlle Stolz (avatar)

Joëlle Stolz

Journaliste et autrice

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Catherine Breillat le 25 octobre 2023 à la Viennale : débat après son film L'été dernier. Copyright Viennale.

"Comment se fait-il que les deux petites filles ne soient pas attachées, à l'arrière de la voiture de leur mère?" : Catherine Breillat, lors du débat qui a suivi la projection de son film L'été dernier à la Viennale, le festival de cinéma de Vienne, n'a pas saisi la question d'un jeune spectateur, car elle n'a pas été traduite. Heureusement (les petites filles sont les jumelles adoptées par l'héroïne et son mari). Rien ne résume autant la collision de deux visions du monde que cette remarque adressée à une ogresse du cinéma français, dont le sujet préféré est la transgression.

D'un côté le souci de ne faire courir aucun risque aux plus faibles, l'obsession si autrichienne de la sécurité, de l'autre une femme qui se saisit du scénario d'un film qu'elle qualifie de "moralisateur" (Dronningen - La Reine -, de la Danoise May el-Thouky), pour en faire autre chose et mettre en scène une avocate spécialisée dans les violences sexuelles sur mineurs, une bourgeoise prête à prendre des risques pour faire l'amour follement avec le fils adolescent de son mari. Pas au point cependant de mettre en cause son statut social, qu'elle choisit de préserver en pratiquant sans pitié le mensonge.

Le film danois, précise Breillat, montrait une prédatrice dont la victime était "une petite frappe". On peut contester la vision de la Française, car, selon elle, son héroïne se laisse séduire par son beau-fils donc ne tombe pas sous le coup de la loi (durcie depuis). Ce qu'on voit à l'écran, c'est surtout le trouble mutuel de deux êtres qui se désirent. "Tu n'as plus 50 ans, tu es Pauline à la plage" disait Breillat à son actrice Léa Drucker - elle avait écrit ce rôle pour Valeria Bruni-Tedeschi et se félicite de la "froideur" de celle qui en a finalement hérité -, qu'elle n'a pas eu besoin de rajeunir avec les artifices du cinéma puisqu'elle "s'illumine" au contact de cette chair interdite. 

"Coordinateurs d'intimité"

Du haut de ses 75 ans et de ses cheveux blancs, malgré l'AVC qui l'oblige désormais à marcher péniblement avec une canne, Catherine Breillat dominait l'assemblée. Elle appartient à une génération où les femmes créatrices devaient abattre des montagnes. Quand elle a voulu à la fin des années 1960 étudier à l'Idhec, l'Institut du cinéma qui s'appelle aujourd'hui la Femis, on ne lui offrait guère que de devenir scripte. Or elle rêvait d'être "metteur en scène" à l'instar d'Ingmar Bergman.

Elle se délecte à employer les mots au masculin, telle Hélène Carrère d'Encausse qui a tenu jusqu'à sa mort à rester "secrétaire perpétuel de l'Académie française". Et lorsqu'une jeune femme, lors d'un débat précédant la projection, s'étonne qu'elle ne se dise pas "autrice" ou "auteure", elle ironise férocement sur ce qui est à ses yeux une déformation de la langue française. Ne lui parlons pas des "coordinateurs d'intimité" désormais omniprésents sur les plateaux de tournage (ils sont chargés de veiller à ce que les acteurs se sentent à l'aise lors des scènes sexuelles), qu'elle abhorre.

Quand la jeune Marie-Luise Lehner, romancière et bientôt cinéaste chargée de dialoguer avec son aînée avant la projection, avoue un peu pincée qu'elle-même a reçu une formation de "coordinatrice d'intimité", des gouffres semblent s'ouvrir. Breillat n'a pas de mots assez durs pour ces jeunes qui s'accrochent à des catégories moralisantes.

Elle avait en face d'elle des gens pour qui l'égalité de droits pour les hommes et les femmes, pour les hétéro- comme pour les homosexuels, est une évidence parce qu'ils ont grandi avec. Cela ne règle certes pas la question de la langue censée refléter cette nouvelle égalité, et la cacophonie domine encore. Dans les rédactions des journaux, il y a souvent une vraie césure entre les plus âgés, qui veulent écrire l'allemand comme ils l'ont appris à l'école, et les plus jeunes. Lorsque le Duden, le dictionnaire qui fait autorité dans toute la sphère germanique pour l'orthographe, a introduit il y a deux ans en plus du "Binnen-I", utilisé depuis deux décennies pour renvoyer aux deux genres (par exemple "AutorInnen" pour "auteurs et autrices", plusieurs possibilités graphiques (l'astérisque *, les deux points :, la barre transversale /, le point médian, ou une combinaison de tout ça), cela a déclenché une bataille d'Hernani. 

Depuis des années, en Autriche, les institutions doivent systématiquement féminiser les noms de métier - l'allemand, qui ne connaît pas de mots épicènes comme "journaliste", dispose d'un suffixe -in facilitant ce dispositif - et plus personne n'envisage de parler des "instituteurs" sans ajouter aussitôt "institutrices" afin de "rendre les femmes visibles". Plus aucun linguiste n'oserait expliquer que le féminin est "sous-entendu" dans la forme masculine sans se faire taxer de nostalgie réactionnaire. Au point qu'une journaliste originaire de Bosnie (donc d'une société patriarcale), Melisa Erkurt, publie ses textes dans l'hebdomadaire viennois Falter avec tous les substantifs au féminin, en soulignant à chaque fois que "le masculin est sous-entendu". 

S'affrontaient ainsi à la Viennale deux conceptions du féminisme, dont Breillat se revendique bien qu'elle dise détester "les féministes" et "le nouveau puritanisme". Elle qui a fait tourner Rocco Siffredi, une star du porno, dans Romance (avec Caroline Ducey), n'a jamais cherché le noir et blanc, plutôt les zones d'ombre.

Les jeunes hommes qu'aimait tant Ingeborg Bachmann

Qu'aurait pensé de tout ça une icône encensée en Autriche comme en Allemagne: la blonde Ingeborg Bachmann, qui a écrit des poèmes, des nouvelles et des romans jusqu'à sa mort en 1973, des suites de l'incendie provoqué par l'une de ses nombreuses cigarettes? Une sorte de Marilyn Monroe des lettres, toujours superbement habillée et bijoutée - son coup de génie pour briller tel un diamant solitaire: une robe blanche sans manches et un collier de perles au milieu d'hommes en costume sombre et cravate. La réalisatrice allemande Margarethe von Trotta lui consacre son dernier film, Ingeborg Bachmann. Voyage dans le désert, avec la grande Vicky Krieps.

Il attire beaucoup de monde dans les salles en Autriche, la patrie de Bachmann, comme en Allemagne, et a déjà été vendu dans 32 pays (mais pas encore en France). La cinéaste, qui a déjà tourné les portraits de Rosa Luxembourg et Hannah Arendt, retrace la liaison douloureuse de Bachmann avec l'écrivain suisse Max Frisch, cet homme "incurablement sain" selon le mot d'Elfriede Jelinek. Surtout maladivement jaloux, un macho qui trouvait que son travail littéraire à lui avait la priorité, et que celui de sa "jeune fille" passait en second.

Leur échec sentimental est sans conteste lié à une époque, mais Margarethe von Trotta en donne une vision compassée. Sur la relation complexe de deux artistes, on est en droit de préférer le riche essai de l'Américaine Diane Middlebrook Her Husband (Son mari), où elle explore les rapports entre la poétesse suicidée Sylvia Plath et le poète Ted Hugues.

Le "voyage dans le désert" est celui qu'entreprit en Égypte Ingeborg Bachmann, pour guérir de cette rupture, en compagnie du jeune Adolf Opel. Un soir ils rencontrent à l'hôtel de beaux et ardents garçons arabes, Opel revient dans leur chambre en compagnie de deux d'entre eux: il accepte que Bachmann, comme elle le dit elle-même, "aime les jeunes hommes". La caméra filme brièvement de loin cette nuit à quatre avec un étrange académisme. Surtout, il faut que ça soit "esthétique".

On peut trouver à l'inverse brutale la manière qu'a Breillat de cadrer les visages en gros plan dans la jouissance - et pas seulement: c'est un choix presque constant dans son film. Mais sur une thématique semblable: la séduction physique des très jeunes hommes, leur corps triomphant, elle a réussi quelque chose qui s'imprime sur la rétine, alors que les images de l'Allemande - qui était réticente à inclure cette séquence pourtant authentique - paraissent frigides, déjà pâlies. Comme une pellicule qui s'efface.

(Ceux qui s'intéressent à Ingeborg Bachmann peuvent relire le portrait que j'avais tracé d'elle:

https://blogs.mediapart.fr/joelle-stolz/blog/120920/femmes-autrichiennes-7-la-poete-et-romanciere-ingeborg-bachmann)

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.