John Marcus (avatar)

John Marcus

Faire et non pas subir, tel est le fond de l'agréable (Alain) - www.johnmarcus.fr

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 avril 2013

John Marcus (avatar)

John Marcus

Faire et non pas subir, tel est le fond de l'agréable (Alain) - www.johnmarcus.fr

Abonné·e de Mediapart

Pourquoi Jérôme Cahuzac ne peut plus être député de la République

« Le serment est le lien qui maintien la démocratie » : voilà ce qu’un vénérable ministre du budget[1], pour le dire avec nos mots d’aujourd’hui, rappela au peuple lors du célèbre procès qu’il intenta à un citoyen pour son manquement à l’honneur. Cela se passait en 330/331 avant l’ère chrétienne.

John Marcus (avatar)

John Marcus

Faire et non pas subir, tel est le fond de l'agréable (Alain) - www.johnmarcus.fr

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Le serment est le lien qui maintien la démocratie » : voilà ce qu’un vénérable ministre du budget[1], pour le dire avec nos mots d’aujourd’hui, rappela au peuple lors du célèbre procès qu’il intenta à un citoyen pour son manquement à l’honneur. Cela se passait en 330/331 avant l’ère chrétienne.

Huit ans auparavant, vaincue par les armées macédoniennes à Chéronée[2], la cité d’Athènes est plongée dans une crise exceptionnelle. À l’annonce de la défaite militaire, Léocrate, citoyen de bonne fortune, prend la poudre d’escampette, emporte tous ses biens et, pour justifier sa fuite, fait répandre la terrible rumeur que le port du Pirée est tombé aux mains de l’ennemi.

Croyant que sa lâcheté serait oubliée, Léocrate revient s’installer dans la ville en 330. C’est alors que Lycurgue[3], homme d’État exceptionnel[4], lui intente un procès pour haute trahison. C’est que, pour Lycurgue l’Athénien, la chose publique, ce bien commun, n’est pas juste un sujet de conversation entre gens de bonne compagnie ou même cette matière volatile qui nourrit l’actualité politique.

Non, pour ce Grec des plus austères, la République exige un sacrifice total et une dévotion absolue de la part des individus chargés de la servir. Cet ancien élève de Platon et d’Isocrate pense en effet qu’il s’agit d’une juste contrepartie aux pouvoirs qui leur sont confiés.

Aussi, ce forcené de l’égalité civile, ce chantre du devoir, ce procureur inflexible en matière de corruption[5] avait-il déjà fait traduire en justice plusieurs citoyens qui s’étaient fourvoyés dans l’exercice de leurs fonctions. Pour ce qui nous parait parfois à nous, pauvres modernes, à ces siècles de distance, simples bagatelles : quelques principes républicains bafoués.

Parmi ces précédentes affaires, le procès d’un dénommé Diphilos doit retenir notre attention. Richissime concessionnaire de mines d’argent dans le Laurion[6], la cupidité avait poussé l’accusé à vouloir récupérer les pépites de métal précieux contenues dans les piliers de soutènement. Plutarque nous rapporte que, malgré l’interdiction formelle de la loi, Diphilos avait fait déposer « les colonnes qui soutenaient les voûtes », prenant ainsi le risque d’un effondrement des galeries et fragilisant la structure géologique générale des mines publiques.

Pour Lycurgue, il s’agissait, ni plus ni moins, que d’un attentat perpétré contre l’État, contre ses ressources futures, donc contre son indépendance. L’orateur avait alors exigé – et obtenu – la peine capitale ainsi que la confiscation et la redistribution équitable de la colossale fortune du condamné. Chaque Athénien avait perçu cinquante drachmes au titre des dommages et intérêts. Non, non, vous ne rêvez pas…

Revenons maintenant au lâche Léocrate, celui qui abandonna sa patrie en pleine tourmente. Le réquisitoire de Lycurgue, qui nous est parvenu en partie avec les minutes de ce procès, nous permet de mesurer la distance intellectuelle qui sépare la conception morale de nos politiciens professionnels de celle des magistrats antiques, ces citoyens chargés de l’administration de la chose publique et de la garde du bien commun.

J’ai rappelé dans un autre billet, à quel point, pour les inventeurs de la démocratie – ce précieux trésor que nous ne cessons de piétiner comme des enfants trop gâtés –, la Vergogne (aidôs) et la Justice (dikè) n’étaient pas des concepts abstraits, mais bien les vertus cardinales, sacrées, de l’art politique.

Que l’on me permette ici, plutôt, de reprendre quelques mots du procureur Lycurgue, afin de mieux mettre en exergue l’extrême gravité de l’affront fait à la République par Jérôme Cahuzac. Et que la contrition dilatoire de l’intéressé, le remboursement d’indemnités ministérielles, voire quelques années de prison bien senties, ne pourront jamais effacer.

Ce qui fait tout l’intérêt du procès de Léocrate, c’est que, devant les Héliastes[7], Lycurgue ne peut se référer à aucune loi dans son réquisitoire, encore moins à un texte qui lui permettrait de faire condamner l’accusé à la peine extrême qu’il requiert. Après tout, la couardise, même en Grèce, n’était pas un « crime » défini et sanctionné par les sages. De nos jours, il semble que la vilénie ne le soit pas non plus.

C’est donc dans les valeurs de la citoyenneté et de la République que Lycurgue, en gardien de la morale publique, va puiser la matière de son acte d’accusation, arguant devant le tribunal du peuple que le « crime » de Léocrate « passe la mesure des crimes ordinaires » et que, si ce terrible méfait n’a jamais été envisagé auparavant, c’est bien parce qu’il aurait paru tout simplement « inouï et invraisemblable » aux anciens législateurs. Lycurgue veut créer le droit, il veut faire jurisprudence. Cette fois-là, le tribunal ne le suivra pas.

Pourtant, sur le fond, Lycurgue avait raison. Même aujourd’hui, il est « inouï et invraisemblable » d’envisager qu’un ministre de la République, en charge du trésor de la patrie, puisse voler les ressources de sa propre nation, cet argent si indispensable à son indépendance et à l’exercice de sa souveraineté ; il est absolument « inouï et invraisemblable » de voir un membre du gouvernement se parjurer en mentant effrontément aux représentants de l’État et à l’assemblée du peuple ; il est totalement « inouï et invraisemblable » de constater qu’un homme sans morale, sans éthique, sans honneur, nourri par son seul narcissisme, prenne le risque de faire basculer le pays de ses pères et de ses enfants dans le chaos. Pourtant, c’est bien ce qui est arrivé.

Mais il paraitrait sans doute encore plus « inouï et invraisemblable » aux générations futures que leur nation blessée, rabaissée, humiliée n’ait pas réagi avec toute la vigueur nécessaire, que leur France ait pu tolérer longtemps dans son enceinte sacrée la présence d’un « monument de honte et d’opprobre », celui-là même qui, en toute conscience, rompit le serment sacré de la démocratie.

Alors, puisque nous n’avons pas le courage de convoquer Jérôme Cahuzac devant la Haute Cour de justice, laissons Lycurgue l’Athénien le faire pour nous.

[ Lire un extrait de l’acte d’accusation de Lycurgue L’Athénien contre Jérôme Cahuzac ]

 Paris le 6 mai 2013 (en fichier attaché diffusable gratuitement, l'article original conmprenant l'introduction et les extraits)


[1] Plutarque rapporte en effet qu’il fut le seul trésorier de l'État accusé « pour avoir donné de l'argent, et non pour en avoir pris ».
[2]La défaite de Chéronée (en Boétie), en 338, marque la fin du conflit qui opposa, sous l’égide d’Athènes, une coalition de cités grecques aux armées de Philippe II de Macédoine dont l’ambition hégémonique n’était pas acceptée. De fait, l’issue du combat marque aussi la fin momentanée des luttes fratricides entre cités hellènes  et la naissance d’un véritable fédéralisme politique.
[3]À ne pas confondre avec son homonyme aussi célèbre, Lycurgue de Sparte, mythique législateur à qui la tradition attribue la paternité de la première constitution de sa cité.
[4]Lycurgue était issu de la très vielle aristocratie de la ville. Il fut en charge de lourdes responsabilités publiques et de plusieurs magistratures, notamment, durant douze années, en tant que tamias (gardien du trésor public). Il marqua si profondément son temps que Athènes l’honora d’une sépulture nationale et que, par décret posthume, « afin de démontrer à tous les citoyens déterminés à servir la démocratie et la liberté qu’ils sont, de leur vivant, objet de la plus haute considération », sa statue fut érigée sur l’Agora et ses lois, « gravées dans le marbre », furent exposés à l’Acropole. La notice biographique moderne la plus complète est celle de Félix Durrbach, dans l’introduction à sa traduction des fragments de Lycurgue contre Léocrate, Les belles lettres, 1932.
[5]Surnommé « l’Ibis » (oiseau qui dévore les serpents) par ses contemporains, comme le rapporte Aristophane dans Les oiseaux.
[6]Ces mines, propriétés de l’Etat et principale source de la richesse d’Athènes, étaient situées dans un massif minier au sud de l'Attique, à environ 50 km de la cité.
[7]Membres de L'Héliée - tribunal de peuple -, citoyens tirés au sort.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.