Que Libération s’effondre, je m’en fous. Complétement. J’en ai fini de pleurer la mort des journaux, et depuis que le Washington Post de mon enfance a été vendu à Amazon, je me suis juré que je ne m’attacherais plus jamais à un quotidien. Je m’en fous aussi que les locaux de Libé deviennent un Starbuck ou une Fondation Cartier ou un Office Dépôt. Ce dont je me fous pas, c’est que si Libération coule, je ferai jamais la dernière page de Libé, et ça, mes amis, ce serait une tragédie.
Pour n’importe quelle personne qui vote à gauche du centre, habite rive droite un arrondissement à deux chiffres et conduit une Volvo (ce qui, pour moi, signifie le monde entier), faire la dernière page de Libé (DPL) est une des preuves ultimes d’une vie réussie. Tout en haut de la liste, avec avoir son Bac, des enfants et rencontrer Manu Chao.
Contrairement au reste de Libé, la DPL attire un large lectorat. Rédigée avec tact, pas trop lèche-cul, pas trop critique, une très belle synthèse, parfaitement photo shoppée et power pointée d’une existence vaine qui ne veut pas se l’avouer. En plus, elle permet de s’offrir un de ces rares moments de satisfaction quand on lance l’air de rien à un dîner : « Libé m’a mis en dernière page aujourd’hui, et j’ai aucune idée de pourquoi ! »
Et bientôt, ce sera fini, c’est nul, moi qui avait déjà ma DPL toute prête – avec les dates importantes et une trame digne des biopics hollywoodiens les plus indigestes.
1969 naissance inattendue chez un couple vieillissant
1988 révélation d’un talent particulier par un mentor plus âgé
1991 succès immédiat sans plaisir / bling bling avant l’invention du bling bling
1993 mort du mentor / déchéance / Tournant de carrière / sexualité débridée
1994-2000 obscurité / recherche de sens / mise à l’épreuve / esprit embrumé
2001 9/11 (obligatoire pour les Américains)
2002 rencontre amoureuse (que bien sûr, je n’aime pas au début – voir la section « Comédie Romantique »)
2003-9 enfants, moins d’alcool, devient végétarien, maillot brésilien (je sais pas pourquoi je le dis)
2012 arrivée d’un nouveau mentor qui met au défi l’égo de notre héros / relooke son nom / regain de concentration
2014 renaissance / Nouveau livre / Copie conforme du premier, la sagesse en plus
Heidi Slimane aurait pris la photo. J’aurais porté du APC, avec des boots Red Wing et j’aurais fait un truc à la Judd Apatow avec mes enfants – du genre, les arroser avec un tuyau.
L’article aurait parlé de l’évolution de ma pensée politique, d’idéaliste à pragmatique, le mec qui bossait pour le système devenu un marginal qui attire la convoitise du système.
J’aurais confié que je passais plus de temps à la campagne que je ne le faisais avant (d’où la Volvo) simplement parce que Paris ressemble trop à New York maintenant que New York ressemble à Los Angeles. Je dirais que Londres est le nouveau Hong Kong maintenant que Shanghai ressemble à Hong Kong, et que je passe six mois de l’année à Lisbonne qui est, bien entendu, la nouvelle Berlin.
J’arborerais un tatouage à la Daniel Darc fait exprès pour la photo, sans doute un proverbe écrit en cyrillique me rappelant que rien n’est acquis ou une connerie dans le style Carpe Diem. La DPL serait programmée pour la sortie de mon nouveau livre que bien sûr, personne n’achèterait mais qui serait distribué à des soirées Lacoste que « l’entourage » de Pharrel William semblerait fréquenter.
Cette DPL aurait été grandiose. Et maintenant, je sais plus trop quelle est ma raison de vivre.
Si les actionnaires majoritaires de Libération, Bruno Ledoux et Edouard de Rothschild, étaient malins, ils loueraient la DPL au prix des coûteux lofts branchés conçus par Starck pour remplacer les bureaux du journal – ils vendraient la dernière page comme on vend les derniers billets d’un bateau fuyant un pays ravagé par la guerre (à mon avis, on peut encore faire une trentaine de DPL). Je suis sûr que Bernard Arnault en achèterait une. Starck en personne aussi probablement. Soyons fou, j’irais jusqu’à m’acheter une page (si je pouvais la payer en trois fois).
Ils pourraient même pousser jusqu’à sortir un journal de deux pages – en première page, une personnalité médiatique, genre Poutine à la Une et moi au dos – avec un titre à la Libé « JvS : Le Ricain qui ricane ». Mus par une jalousie mesquine, mes confrères s’achèteraient leur propre DPL, l’effet boule de neige irait croissant et Libération finirait par renflouer les caisses et gagner assez d’argent pour permettre à son équipe de recommencer à en faire le journal ennuyeux qu’il a toujours été. Tout le monde serait gagnant !
Malheureusement, ça n’arrivera jamais, au lieu de quoi, me voilà désoeuvré, à me complaire dans l’idée que j’ai raté ma chance, assis dans mon appartement, fredonnant dans ma tête ces paroles de Dire Straits, I want my MTV, sauf que là, MTV est remplacé par Dernière Page de Libé. « I want my, I want my, Dernière Page de Libé. »
En terme de carrière, faire la DPL, c’est (bientôt on dira « c’était ») aussi prestigieux qu’un enterrement au Père-Lachaise, son nom dans une chanson de Philippe Katherine ou, oui, avoir un blog chez Mediapart. Parce que, si vous êtes un bobo de quarante-cinq ans bien tassés et que vous n’avez pas fait la DPL, et bien, comme l’a un jour dit le philosophe Jacques Séguéla, « vous avez raté votre vie, mon vieux ».