Les élections européennes approchent à grands pas et pourtant, on dirait que je suis le seul que ça intéresse. Alors que je ne peux même pas voter ! Mais je pense moins à la politique européenne qu’à ce que serait l’Europe si elle allait réellement au bout de la logique fédérale, la France et l’Allemagne cesseraient ainsi d’être des pays à la culture et aux langues distinctes pour devenir deux états limitrophes, un peu comme le Michigan et l’Illinois.
En tant qu’Américain, cette perspective suscite mon enthousiasme, non seulement parce qu’elle correspond à mes critères personnels, mais aussi parce qu’elle me permet d’imaginer quelles particularités chaque « Etat » adopterait. Un Etat appliquerait-il la peine de mort tandis que l’autre dépénaliserait la prostitution ? Dans quel état serait-il plus facile de passer son permis de conduire et quel accent serait le plus rigolo ?
Si j’évoque la question des accents, c’est parce que je parie qu’une Europe fédérale instituerait l’anglais comme langue officielle, et si c’était le cas, je crois savoir quel serait l’accent de référence – le mien – ou du moins, celui qu’on me demande d’adopter à chaque fois que je fais une voix dans une pub ces derniers temps.
C’est ce qu’on appelle l’accent « Mid-Atlantic », et comme son nom l’indique, il se situe à mi-chemin entre Grande-Bretagne et Amérique, quelque part entre Jersey et les côtes de Nouvelle-Ecosse je dirais, probablement là où a sombré le Titanic. Une voix qui allie le raffinement britannique à l’efficacité américaine, capable d’éveiller l’intérêt du grand public, et que les agences de pub convoitent comme la cerise sur le gâteau de n’importe quelle campagne internationale.
Personne au monde ne parle vraiment le Mid-Atlantic. Il n’y a pas de bar où les gens plaisantent en Mid-Atlantic. Ni de méthode Assimil informatisée pour le parler en dix leçons. C’est plus une influence, une espèce de dérivé de ce qu’on appelait l’accent « Transatlantic » dans les années 1950 et que des acteurs comme Liz Taylor, Katherine Hepburn ou Cary Grant avaient adopté avec grand succès. L’accent Transatlantic, comme le Mid-Atlantic, était étudié pour évoquer l’aristocratie blanche anglo-saxonne protestante (WASP) de part et d’autre de l’océan, le genre d’accent qu’on s’attend à entendre dans la bouche de mondains de la haute société discutant autour d’un piano à bord du Queen Elizabeth II tandis que le navire s’éloigne de Douvres vers New York.
Pour ma part, je ne me souviens pas où j’ai chopé mon accent Mid-Atlantic. Peut-être au cours de ma scolarité dans les écoles privées, ou bien du côté WASP de ma mère. Ou peut-être est-ce le résultat de cette décennie passée en France, à m’efforcer, avec la docilité d’un bon toutou, de dissimuler mes expressions nasillardes si typiquement américaines comme « great » et « yeah » et « Oh my god ».
Ce que je sais, en revanche, c’est que le Mid-Atlantic séduit d’avantage l’oreille française. Il arrive souvent qu’un client me dise avant un enregistrement, « John, surtout reste toi-même, mais gomme un peu le côté ricain », et j’imagine que le « côté ricain » c’est le côté violent, télé-évangéliste, le côté obèse. Je les rassure en promettant de bien me tenir, et c’est ce que je fais. D’un seul coup, je deviens effectivement plus poli et raffiné. Je me redresse un peu. Je cesse de me plaindre. Et je me mets à employer des mots du genre de « Cheers » (Santé !) et « brilliant » (Géniâle !). Le client est absolument enchanté. Leur saloperie de Nutella leur apparaît soudain revêtu d’une aura d’élégance qui aurait pu inspirer une chanson à Cole Porter.
Le plus drôle, c’est qu’en Angleterre comme aux Etats-Unis, on entend peu l’accent Mid-Atlantic à la télévision. Les voix publicitaires y sont bien plus ancrées dans la culture locale. Le Mid-Atlantic est réservé à des pays comme la Thaïlande, la Russie ou Dubai, des endroits qui veulent un anglais neutre et compréhensible (plus lent), l’anglais qu’on pourrait imaginer dans la bouche du fils naturel de George Clooney et Tony Blair, sous Lexomil.
Si j’en juge par ses publicités, Apple a récemment adopté le Mid-Atlantic histoire de le promouvoir médiatiquement et socialement dans un domaine plus technologique, ce qui me conduit à penser que les agences de pub n’aspirent pas seulement à un retour au temps d’une certaine élégance transatlantique, mais aussi à une « branchitude » futuriste, débarrassée de toute identité de terroir, avec aussi peu de racines que de limites, qu’elles cherchent une voix capable de fusionner tous ces pays européens disparates en une seule masse sociale médiatisée, sinistre et CONTRÔLABLE.
Et c’est vrai. Quand j’entre dans la cabine d’enregistrement et que je mets le casque, je ne peux pas m’empêcher de penser à la voix numérique de Hal dans le film visionnaire de Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace. Sauf que cette fois, c’est John 2014, New-Yorkais expatrié habitant Paris, qu’on pourrait croire anglais quand il prend son accent Mid-Atlantic pour vanter les mérites d’un yaourt français à Singapour.
Comme la mode, la musique, les hamburgers et les cupcakes, les accents s’uniformisent eux aussi. Et peut-être qu’un soir d’élections européennes, dans un avenir pas si lointain, le vainqueur, en Allemagne, en France ou en Grèce, prononcera son discours en anglais et on ne pourra même pas se moquer de son accent parce qu’il sera impeccablement Mid-Atlantic.
Traduit de l'américain par Adèle Carasso (lire ici en V.O.)