En ce qui concerne la situation des EHPAD aujourd'hui, je ne changerais pas une virgule à ce billet que je commettais sur Mediapart le 21 mai 2013.
Sur le coup des treize heures, aujourd’hui sur France-Inter, je vous écoutais dans ma voiture, Madame Michèle Delaunay, Ministre déléguée chargée des personnes âgées et de l’autonomie auprès de la ministre des affaires sociales, Marie-Sol Touraine. Vous péroriez, sauf votre respect, avec cet accent inimitable des ouvroirs, journée de la solidarité de Pentecôte et de Raffarin réunis oblige.
Mon Dieu que la réalité est aimable dans votre monde, Madame Delaunay ! Je veux parler de cette réalité des EHPAD dont vous n’avez sans doute qu’une représentation très approximative par le biais de la littérature grise de vos experts et conseillers en efficacité managériale.
J’aurais tant aimé vous avoir avec moi ce matin, avant votre interview. Figurez-vous que j’étais à l’EHPAD où ma mère est placée. J’étais venu la faire manger, comme souvent depuis quelques temps, puisque c’est le seul moyen de communication qu’il nous reste pour préserver un minuscule contact ; si tant est que l’on puisse encore parler de contact. Bref !
Lors de cette visite, vous auriez constaté que la porte de sa chambre était verrouillée après son transfert au coin repas. Raison officielle invoquée : « Une résidente se promène dans toutes les chambres. Il faut bien l’en empêcher. » Comme j’insistais, la porte me fut aimablement ouverte, malgré tout. Vous auriez, comme moi, constaté alors l’état de saleté repoussante du coin toilette. Mais vous vous seriez sûrement félicitée de voir une des trouvailles de vos technocrates apposée sur la porte de l’endroit : une feuille de traçabilité.
Oui. Traçabilité sur la porte des gogues, fallait y penser.
Il s’agit de reporter, jour par jour, toutes les interventions du petit personnel -Je crois que c’est ainsi qu’on l’appelle dans votre monde –. Vous auriez pu vérifier ainsi que les dites interventions ménagères avaient été divisées par deux entre le mois d’avril et le mois de mai de cette année 2013.
Pratique, la traçabilité ! Le système, la hiérarchie, l’ARS, le Conseil Général, l’enveloppe globale, le budget, savent ainsi à qui s’en prendre en cas de récrimination des familles. C’est la faute au personnel. Cette première remarque que vos services opposent à ceux qui auraient l’outrecuidance de demander des explications est suivie de peu par un autre argument tout aussi imparable : les contraintes budgétaires et même d’un peu de Bruxelles pour faire bon poids. Comme vous le fîtes ce midi, Madame la Ministre.
Ne cherchez surtout pas de solution, vous et votre entourage n’êtes efficaces que pour une chose : chercher des coupables.
Alors parlons un peu de ce personnel, justement. Car là je peux vous dire qu’il y a maltraitance à son encontre en termes de charges. Il ploie sous les tâches harassantes, physiquement et moralement, mais là pas de graphique de traçabilité disponible. La rentabilité de l’établissement oblige à remplir les lits. Alors remplissons, même si ce sont des cas lourds, des GIR maxi. En revanche pas d’embauche. Pas forcément d’équipements adaptés. Pas forcément d’organisation repensée. Le petit personnel aurait bien quelques idées jaillies sur le tas mais on n’a pas le temps de l’écouter, on fait des plans et des circuits d'optimisation sur carte, pas sur le tas. Et puis de toute façon il n’a pas de temps à perdre non plus : rentabilité, efficacité. Faut faire mieux et plus vite avec moins.
Application d’une organisation inspirée de celle des manutentionnaires de paquets de nouilles. La relation doit être chronométrée. Parler un peu avec « le résident » fait perdre du temps. Les comptables besogneux et les chronométreurs sont aux commandes. C’est quasiment une faute lourde les petits trucs humains qui ne se quantifient pas. Le personnel laisse presque toutes ses plumes dans ces contraintes paradoxales. Alors bien sûr on fait appel à des remplaçants au compte-gouttes. Remplaçants en CDD, non formés, taillables et corvéables à merci.
Quand aux résidents (oui, on ne dit plus vieux ni grabataires avec le changement) c’est toilette de chat, douche quand cela est possible — c'est-à-dire pas souvent — externalisation, payante, bien sûr, des prestations comme le soin des ongles qui étaient auparavant pris en charge par le personnel avec du relationnel gratuit (vous rendez-vous compte ?), des repas au lance-pierre ou à la gaveuse et beaucoup d’autres choses à l’avenant...
Le personnel pourrait, à la limite, être inquiété pour maltraitance à personnes âgées, par ces mêmes services, les vôtres Madame la Ministre, qui ne lui donnent objectivement pas les moyens de faire son travail comme il aimerait le faire.
Avant de favoriser la réalisation (dont l’intérêt peut se comprendre) d’EHPAD de luxe pour enfumer sur la qualité de votre action, commencez déjà, vous, Etat ainsi que les Conseils Généraux – pour beaucoup d’entre eux socialistes – à donner des moyens dignes à tous les EHPAD.
Je me sens impuissant devant des appareils aussi aveugles, sourds, soumis aux dogmes du marché et dotés d’une aussi solide mauvaise foi.
Pour tout dire, je ne me faisais pas d’illusion sur le résultat du vote utile. Je ne suis donc pas étonné ce soir, juste las et un peu nauséeux.
Bien le bonjour, au passage, à vos chères catégories socio-professionnelles qui bénéficieront un jour de ces remarquables innovations sans avoir été, elles mises à contribution du 0,30 % au titre de la solidarité, Madame la ministre des comptables besogneux.