- Combien de fois faudra t'il te dire de ne pas renifler ? Tu sais que ce n'est pas poli. Viens ici que je te mouche.
Je les observe à la dérobée. Il refuse de souffler et se tortille comme un vers. Elle le maintient en s'escrimant avec le mouchoir pour faire disparaître la chandelle. L'opération réussie, elle lui tapote tendrement la joue.
- Alors! Tu es quand même plus présentable comme ça. Allez! Retournes jouer avec ton avion.
- Non. Je reste ici. Les zonards y m'ont dit qu'ils le casseraient s'il tombait sur le terrain de foot.
Il reste planté près d'elle. Je vois ses petits genoux cagneux bleuis par le froid et le regard suppliant qu'il lui jette. Elle a un pli soucieux au front qui dit assez combien elle aimerait avoir un fils plus courageux, plus sûr de lui, capable de se faire respecter par ses camarades sans le soutien intéressé d’un Alex, la petite frappe à l’œil charbonneux de la barre HLM. Elle soupire :
- Arrête de faire le peureux. Je suis là. Je te regarde. Ils le savent et n'oseront pas t'embêter.
Il se dirige à contre cœur vers l'allée en se balançant d'une jambe sur l'autre; l'avion argenté, calé sous le bras droit, suit le rythme hésitant. J'imagine qu'il va réfléchir à deux fois avant de lancer l'engin à la course capricieuse.
Quand soudain, une autre femme, escortée d'une gamine plus âgée et au minois déluré, vient rejoindre la mère. Elles échangent quelques amabilités.
- Brigitte ! Tu dis bonjour ? enjoint la mère de la fillette.
Les deux femmes échangent des bises sonores et se mettent à parler toutes les deux en même temps manifestement ravies de se retrouver.
Mon regard revient sur l'allée. Je vois le garçonnet lancer l'avion de toutes ses forces en s'imaginant sans doute le regard admiratif de Brigitte. Mais elle n'a pas le moindre regard pour lui. Dommage, car c'est manifestement elle qui est la raison de cette audace.
Il ramasse sa casquette de commandant de bord tombée au moment du lancer et suit avec effarement l'avion virant sur l'aile pour piquer droit au centre des joueurs de foot. Il n'ose plus bouger. Il regarde avec horreur les derniers mètres de la chute les yeux exorbités. Il sait trop bien le sort qui attend son avion. Et, de fait, les joueurs sautent dessus avec leurs crampons en ricanant. Il doit entendre comme moi le froissement des ailes en balsa. Après s'être acharnés jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un pitoyable tas de débris, les joueurs se débandent en imitant les trilles d’un sifflet d’arbitre.
- Allez p'tit banquier bien lavé d’ta mère, viens le chercher le navion. Tu vois bien qu'y gène, harangue le plus grand, un brun au regard charbonneux.
Les autres ricanent. Il fait semblant de ne pas avoir entendu mais je vois ses épaules s'affaisser.
La mère, prise par la discussion, n'a rien vu de la scène. Je vois les yeux désespérés et la rage impuissante de l'enfant lorsqu'il se tourne vers elle.
Elle relève la tête. Un coup d'œil lui suffit pour comprendre ce qui vient d'arriver à son fils. Elle esquisse le geste de lui tendre les bras mais se ravise. Je sens qu'elle se fait violence pour réfréner cet élan maternel.
De toute manière, il est manifeste que le garçon lui-même ne pourrait supporter une humiliation aussi cuisante devant le regard narquois de Brigitte. C'est l'âge des défis et Brigitte ne doit pas rater une occasion de pratiquer cet exercice. Je sens qu'il veut l'épater. Il en va sûrement de son honneur de petit mâle.
J'avais vu juste. J'entends Brigitte minauder, bien rosse:
- Tu as vu ta casquette ? Elle est pleine de terre. Elle est fichue.
Il siffle entre ses dents sans la regarder :
- Tu parles, une casquette en papier et carton, ça va pas me ... De toute façon, je m'en fiche. J'en ai une vraie à la maison. Celle là c'était juste pour jouer.
Il retrousse ses manches comme il l’a vu faire aux aviateurs.
- C'est une montre que tu as là ? Une vraie ? reprend Brigitte.
Il avait sans doute oublié cette petite montre d'enfant en plastique bleu. Il doit se sentir un peu ridicule. Je l'entends crâner :
- C'est une vraie, mais pas chère. Je la mets en cas de bagarre pour ne pas casser la belle.
- Ben, alors ? Pourquoi t'as pas été te battre quand ils ont cassé ton avion ? reprend Brigitte.
Il ouvre la bouche mais c'en est trop. Ses traits se décomposent. Je vois ses yeux s’embuer soudain.
-Ah ! tu ne vas pas pleurer maintenant, s'exclame la mère. On n'a pas idée. Tu n'es pas une poule mouillée quand même ? Allez. Ça suffit pour aujourd'hui. J'en ai assez.
Elle se lève en soupirant :
- Ça devient infernal ce square avec tous ces voyous venus d'on sait trop où. On va finir par ne plus venir. Ils attendent sans doute un drame à la mairie pour se décider à faire quelque chose. Et il est où le gardien ? En grève ? Encore un planqué bien payé pour ce qu'il fait. Allez, au revoir chère amie. Au revoir Brigitte.
- Au revoir ma chère, au revoir mon grand, minaude l'autre en se levant à son tour, pleine de cet entrain gracieux qu’elle affectionne de pratiquer en toutes circonstances.
La mère tend sa jolie main fine vers son rejeton secoué de sanglots et reniflant.
- Viens Emmanuel. On rentre à la maison.
- Mais m’en fous, m’en fous, m’en fous... J’me vengerai !
Il donne un coup de pied rageur dans les débris de l’avion avant de suivre sa mère en prenant bien garde de ne pas lui donner la main.