Le potager de mon voisin abrite trois chats.
Celui qui est couché sur la branche basse du figuier a des airs de vieux fauve alangui. Mais, si son oreille tressaille au moindre souffle d’aile, il y a belle lurette qu’il ne bondit plus. Celui qui fait les cent pattes le jour durant, fouette de sa queue furibarde les bourgeons du cerisier alors qu’il est revenu de tout. C’est un genre qu’il se donne. Quant au plus jeune, s’il trépigne tout en nerfs au creux des sillons de fraisiers ce n’est que pour mieux se motter faire sa marienne (*) de chien.
Tous sont impressionnants et devraient normalement terroriser les oiseaux ainsi que de bons félins. Mais ils sont un peu pathétiques car ce ne sont plus de vrais chats guidés par l’instinct impitoyable du chasseur. Ce sont des chats de papier, mâcheurs de croquettes. Et, comme souvent ceux qui ont vécu trop d’épopées derrière paupières, ils n’ont d’yeux que pour la lune, cette mijaurée, tantôt pincée, tantôt grosse, parfois évaporée et souvent absente, cette vamp à arcs qui les fascine et hante leurs rêves les plus secrets. Comme ils redoutent le regard indifférent qu’elle pose sur ceux qui ne parviennent pas à faire illusion, ils tentent, pour la séduire, d’être redoutables d’aspect et d’avoir le don d’ubiquité ; chose impossible puisqu’ils refusent, dans le même temps, de courir après l’horloge des hommes et d’abandonner leur coin favori.
Les malheureux ne savent pas que la lune est exaspérée par leurs soupirs énamourés. C’est une allumeuse qui n’a que mépris pour les chats d’opérette et leurs singeries trompeuses. Son désir le plus ardent est de devenir invisible pour ne plus offrir le moindre croissant à ses vains soupirants. Pas de quartier pour cette engeance. C’est d’ailleurs pour éviter toute équivoque sur ce point qu’elle cultive un air pincé, renfrogné, et pour tout dire un peu prognathe en son dernier quartier. Elle n’entend pas être arrêtée dans sa course par des chattemites empressées et grotesques. Ses après-midi se déroulent toutes selon un rite quasi religieux. Après le déjeuner, elle débarrasse, expédie la vaisselle et s’assied en poussant un soupir de cornemuse dans un rocking-chair vieillot. Rapidement, le sommeil effleure ses cils, rabat ses paupières bleutées et soulève ses cratères d’une houle profonde. Ses doigts, sagement croisés sur l’épigastre de la Tranquillité, sont agités par intermittence de tremblements imperceptibles. Elle dort.
Lorsque le soir éclaire enfin ses traits, elle s’étire et reprend sa course impassible pendant que les yeux fendus des chats de mon voisin s’essayent à l’hypnotisme. Le ciel turquoise qui se reflète dans leurs prunelles est rayé de becs d’hirondelles qui leur font claquer les dents.
Les hirondelles fendent des routes vertigineuses qu’on finira bien par connaître un jour, nous qui ne rêvons même plus de la lune pendant que s’écoule l’eau capricieuse de nos jours.
(*) sieste