Je suis un pêcheur d’instants, un guetteur de charmes, toujours prêt à prendre les surprises comme elles arrivent.
C’est tout un art de pêcher les instants inattendus, ces petits êtres vivants qui pullulent et frétillent dans tous les sens. Ils se coulent dans les larmes, se plongent dans des regards et s’éclaboussent dans les rires.
L’existence m’a appris qu’ils sont innombrables, même sous les surfaces les plus lisses en apparence. C’est à cause de ce paradoxe vivant entre multitude et rareté que j’ai attrapé le virus; un peu comme une grippe heureuse. Je n’aime rien tant que tremper ma ligne dans les filets de vie frémissants, là où se complait le fretin, où fraye la joie ; en un mot là où batifolent les instants sans importance. Je peux passer des heures à contempler mon bouchon danser sur les vaguelettes, s’étourdir dans les tourbillons, disparaître dans les chutes et s’enfoncer parfois. Il se prend bien de temps en temps dans les branches quand les arbres sont sans vergogne, mais je prends toujours le temps de démêler sans rouscailler la perruque qu’il a infligée au fil.
Une libellule bleue se perche parfois sur le liège rouge, le couchant du frémissement de ses ailes ; instants aussi aériens qu’inattendus qui me font manquer d’autres instants plus secrets. Mais je n’en ai cure. Un instant vaut bien un autre instant, après tout.
Quand j’ai commencé la pêche, j’ai fait l’acquisition d’une nasse à instants dans le but de les retenir le plus longtemps possible, mais l’opération ne fut pas une réussite; les instants sont si agiles et furtifs qu’ils passent presque tous par maille et se perdent pour toujours. Car il faut savoir qu’un instant piégé une première fois devient très méfiant et pratiquement impossible à rattraper par la suite.
Fort de mes expériences du début, je ne pouvais me résoudre à continuer la traque aux instants sans-gêne, ceux qui remuent la vase de la haine ou de la rancœur et bousculent tout sur leur passage. Ce sont le plus souvent de très grosses pièces qui cassent le crin et vous laissent tout démuni, désemparé sur la berge. D’autant que leur chair se révèle le plus souvent médiocre. Aussi, ai-je préféré doter mon bas de ligne d’une sorte de petit hameçon ventouse ; un de ceux qui ne blessent pas la mâchoire ; même des plus petites sofies. J’aime l’épisode magique où l’instant d’argent jaillit de son élément tout ruisselant de vie. Je le ramène doucement sur la rive, prends le temps de contempler ses écailles soleil et le coule doucement dans le courant où sa fuite vers d’autres bancs d’instants me fascine à chaque fois.
Le soir lorsque je rentre fourbu et heureux de ma journée de pêche aux instants, je me remémore les plus belles prises avant de m’endormir pour profiter plusieurs fois de celles qui m’ont donné le plus de joie.
L’autre jour j’ai rendu visite au marchand d’articles de prises. Une petite vendeuse jolie comme un cœur s’est approchée de moi au son du carillon de l’entrée. C’est le moment que son téléphone a choisi pour la figer sur place : « excusez-moi je ne vais pas pouvoir m’occuper de vous pour l’instant… »
J’ai eu un petit pincement au cœur à l’idée que cet instant précis ne serait pas dans les plus belles prises de ma journée.