Elle écrivait en pinçant sa langue entre les lèvres. Elle était comme toujours trop près de l’écran, comme elle était autrefois trop près des pages du cahier à spirales. « Les habitudes, ça fait parti des inconvénients acquis », se dit-elle en imitant la voix nasillarde de son boss. Il lui semblait aussi entendre le refrain de sa mère : « Tu es trop près, mon cœur. Tu te fatigues les yeux et tu as le dos tout rond. Tiens-toi droite ! »
D’habitude, elle se redressait comme surprise à mal faire à cette simple évocation. Mais aujourd’hui, pas question, se dit-elle. Elle n’avait pas le temps de faire attention à tout. Il fallait qu’elle piège en urgence les images, les mots, les émotions qui la saoulaient. Elle avait trop besoin de partager. Déjà, le choix des mots, ce clavier qui bouffait le « e », et trouver cette petite musique des phrases qui coulent bien dans l’oreille sans que l’on sache bien dire pourquoi. Marrant que ce soit l’oreille qui décide de ce qui satisfera l’œil, puis la tête qui reçoit l’émotion toute chaude, authentique et si ronde. Écrire joliment et dire juste en même temps; juste surtout. Car à quoi rimerait un partage tellement fardé que la croûte cacherait la peau ? Ah, si seulement elle savait entrer spontanément dans la bécane tous les ravissements qu’elle brûlait de leur faire partager aux autres. Écrire les mots comme ils arrivent et ... « Tiens-toi droite, petite ! » répétait la voix. « Et, merde ! Je fais comme je le sens. »
L’attention creusait les plis enfantins de son front éclairé par l’écran. Cela lui donnait un air touchant et grave de petite fille appliquée dans un clair obscur insolite. Elle fit le saut de ligne marquant la fin du premier paragraphe. A la relecture, elle ne put même pas dépasser la première ligne. Elle butait toujours sur la première phrase de la page blanche, celle qui pouvait parfois bloquer tout : « L'écriture n'est pas ma première langue parlée… » C’est un peu comme si elle disait qu’elle ne connaissait pas la langue du pays, la langue de sa mère ; comme si elle s’effaçait devant ceux qui troussaient mieux les idées qu’elle ; comme s’il y avait une façon bien de dire les choses. C’est un peu comme si elle acceptait l’idée que ceux qui disent bien les choses les sentaient à sa place et autrement mieux qu’elle.
Elle était convaincue qu’en se comportant ainsi elle se rétrécissait de l’intérieur. On respire toujours mal quand on est voûté. Et quand on respire mal on prive les autres de sa personne vraie. On ne donne qu’un filet de soi qui décourage aussi sûrement qu’une rebuffade ceux qui auraient aimé vous aimer.
En posant le menton sur sa main repliée, elle vit son reflet dans la glace. Il n’y a qu’à son image qu’elle était capable de tout dire sans ciller : « Écrire ! Mais écrire à perdre haleine ! Me salir les ongles, me poisser les doigts, aller jusqu’au sang, gratter jusqu’à l’os. De toute façon, tôt ou tard, la chair quitte l’os et l’os retourne à la matière qui redonnera de l’os. Essorer ma joie, tordre ma peine, craquer mon vernis, racler la poussière du chemin tant qu’il en est encore temps. Raboter l’écorce, leur donner à voir que mes copeaux torturés sont fait du même bois que le leur. Mais comment leur dire. »
« Tiens-toi droite, ma fille » se dit-elle en singeant sa mère et en inspirant très fort.
Elle reposa les mains sur le clavier : « Quand j’ai vraiment soif, la première gorgée d’eau ne me surprend pas. J’attends d’elle qu’elle m’assouvisse et me comble. Je bois goulûment à en perdre la respiration et me retrouve à la rechercher comme si j’étais ivre ou asphyxiée. Je reste éblouie. Mais je n’ai pas toujours soif. Il m’arrive aussi de boire machinalement une eau vive qui, subitement, déclenche et apaise un manque que je ne soupçonnais même pas. Là aussi, je reste éblouie. Car, dans les deux cas, j’éprouve une sorte de récréation vitale qui m’oblige à reprendre mon souffle. Mon vrai souffle des profondeurs. Celui où je ne suis pas obligée de me tenir le dos droit pour que l’on m’aime. C’est ainsi que je voudrais toujours écrire, en laissant une jarre sur le bord de la route pour désaltérer les assoiffé-e-s de la vadrouille.»
Elle relut. C’était encore tellement loin de ce qu’elle voulait dire. « Bon, tant pis. Allez, je n’ai plus qu’à en faire un billet de blog. Comment je mets pour le titre ? Accrocheur et complice de la loi de proximité mais sans trop ? Le plus court possible et sans point ? Surtout pas en majuscule... ? Le dédicacer à un ou une abonné-e- dont j'aime lire les billets, genre l'Epistoléro ou Grain de Sel par exemple ?
« Pfff ! Et merde », dit-elle en éteignant le portable. Elle rabattit doucement le couvercle jusqu’à entendre le petit déclic de la fermeture, s’étira et se massa le dos en grimaçant.
Des polars l’attendaient sur la table de nuit, un polar d'un certain E. et un autre d'une certaine G.S..... "C'est dingue ces coïncidences parfois" se dit-elle en s'allongeant sur le lit . Elle n'allait plus faire l'effort de se tenir droite.