Jonathan Cornillon (avatar)

Jonathan Cornillon

Enseignant-chercheur en histoire à Sorbonne Université

Abonné·e de Mediapart

5 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 avril 2023

Jonathan Cornillon (avatar)

Jonathan Cornillon

Enseignant-chercheur en histoire à Sorbonne Université

Abonné·e de Mediapart

La sortie de la démocratie

Comment notre régime est en train de sortir de la démocratie.

Jonathan Cornillon (avatar)

Jonathan Cornillon

Enseignant-chercheur en histoire à Sorbonne Université

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bien sûr il n’y a jamais de démocratie pure : il n’y a que des régimes mixtes, et la démocratie représentative présente à la fois un aspect démocratique et un aspect aristocratique contenus tous les deux dans sa désignation même. Bien sûr, il n’y a jamais de démocratie parfaite. Pourtant, à bien regarder la « démocratie » française, on a passé depuis longtemps le stade de l’imperfection. La démocratie, comme régime politique de l’expression de la souveraineté populaire, devient un concept très éloigné de notre réalité politique, et ceci sans pour autant que la France soit, pour le moment du moins, un régime strictement autoritaire, ni une dictature. Notre régime occupe désormais entre les deux une place intermédiaire, floue, mais une chose devient de plus en plus claire : la voie de la sortie de la démocratie est empruntée, et on y a déjà parcouru un sacré chemin. Pour ne pas le voir, il faut être un éditorialiste de milliardaire restreignant à dessein ou par bêtise la définition de la démocratie à l’élection, c’est-à-dire à une infime partie de son concept. La démocratie, en effet, ce n’est pas que des institutions politiques.

C’est bien la raison pour laquelle Rousseau écrivait, dans la note finale au premier livre du Contrat social : « Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. » Rousseau savait très bien qu’il était impossible d'envisager la souveraineté populaire seulement au prisme des institutions politiques et d'oublier les conséquences proprement politiques des inégalités de richesse : celles-ci brisent l’égalité entre les citoyens et instaurent dans la société des rapports de domination qui sont incompatibles avec la souveraineté populaire, idée préalable, selon Rousseau, à tout contrat social véritable. Bien entendu, le déséquilibre est proportionnel à l’ampleur des écarts de richesse. Dès lors, comment peut-on une seule seconde imaginer qu’une démocratie perdure dans une société où il existe des milliardaires, et plus précisément où il existe des milliardaires dont les possessions se comptent en centaines de milliards d’euros, c’est-à-dire où un seul homme représente une valeur financière supérieure au cumul de plusieurs des plus grands postes de dépenses de l’Etat ? Qui peut croire une seule seconde qu’une telle concentration de richesses peut mener à autre chose qu’à un approfondissement de la confiscation et à l’instauration d’un régime toujours plus oligarchique ? Quand un plateau de BFMTV (du milliardaire Patrick Drahi) typique parlera seulement de « haine des riches », il faudrait pourtant voir en face une réalité de plus en plus flagrante : il n’y a pas de démocratie véritable dans une société qui collectionne les Bernard Arnault.

La démocratie, ce n’est pas que des institutions politiques : c’est même secondairement cela (quoique celles-ci soient nécessaires), car le moment présent montre bien comment des institutions (très) relativement démocratiques peuvent tourner désormais totalement à vide, voire ne plus tourner du tout, lorsque le rapport de force entre une oligarchie et le reste de la population a évolué à ce point à l’avantage de la première. Et il ne s'est pas trouvé que lesdites institutions aient été capables d'éviter la catastrophe. Que dire d’un système médiatique où à peu près tout est possédé par des milliardaires aux intérêts évidemment communs[1] et où les éditorialistes prennent officieusement leurs consignes directement auprès du président de la République[2], qui est lui-même le petit soldat des milliardaires en question ? Certainement pas qu’il est compatible avec la démocratie. Et on ne peut pas le sauver par son service public, lui-même complètement univoque idéologiquement et colonisé par les représentants des médias des milliardaires : un plateau classique de C dans l’air, sur France 5, rassemble presque exclusivement des représentants de la presse des milliardaires. Ainsi le 5 avril dernier : François Clémenceau (Journal du dimanche, Bolloré), Dominique Seux (Les Échos, Bernard Arnault, mais aussi l’éditorialiste économique du « service public » France Inter), Agnès Gaudu (Le Courrier International, Xavier Niel) et Armelle Charrier (France Télévisions). Ainsi le 3 avril dernier Yves Thréard du Figaro (Famille Dassault), Anne Rosencher (L’Express, Patrick Drahi-Alain Weill), Frédéric Dabi (IFOP-Groupe de gestionnaires d’actifs LFPI) et Nathalie Saint-Cricq, de France Télévisions… et membre de la petite clique que Macron invite secrètement pour lui expliquer ce qu’il faut dire. Faut-il continuer ? Dans une telle ambiance, il est tout à fait possible par exemple à Alba Ventura, "journaliste" à RTL (Famille Mohn), d’expliquer qu’il y en « a assez » de Claire Hédon, défenseure des droits, d’Amnesty International et même du syndicat de la magistrature[3], qui défendent tous les méchants casseurs contre les gentils policiers. En fin de compte, il y en a assez des droits de l'Homme. Dans ce verrouillage presque complet des médias, il est d’ailleurs frappant de voir la répartition très uniforme des dégâts majeurs causés à l'information entre le privé des milliardaires et le « public » : la révolte des journalistes aussi bien de France 3 que du Parisien (Bernard Arnault) ou de BFMTV (Patrick Drahi) face au traitement outrancièrement orienté de l’actualité politique dans leurs rédactions respectives ces derniers mois est révélatrice[4], quoiqu'un peu tardive. On ne voit guère que les conditions minimales d’une information démocratique soient réunies.

Il y a bien entendu le droit de grève, mais quelle est son efficacité quand les mêmes intérêts financiers s’engraissent en sauvegardant leurs profits par l’inflation et appauvrissent des travailleurs exsangues, quand la très forte augmentation des emplois précaires dans les services publics empêche une bien plus grande partie de la population d’y avoir recours ? La liberté de manifester est par ailleurs systématiquement attaquée, au point qu’un ministre de l’intérieur peut sans sourciller mentir sur la réalité du droit français en affirmant que c’est un délit de participer à une manifestation non déclarée, ce qui est parfaitement faux : cela nous informe par-là même ce que représente pour lui le droit de manifester[5]. La démocratie, c’est aussi le lieu d’un débat public où la parole n’est pas totalement anéantie par la profération continuelle d’absurdités et de contre-vérités[6], pas un régime où Macron peut dire après son élection que les conditions de celle-ci « l’obligent » et désormais n’en avoir plus rien à faire, où Borne peut affirmer devant l’Assemblée Nationale qu’elle vient d’humilier à coup de 49.3 qu’elle la respecte et la protège, où Darmanin peut au mépris du réel, alors que même les médias des milliardaires ont démontré de façon très claire que les secours ont été empêchés par les forces de police d’aider les blessés à Sainte-Soline[7], affirmer le contraire en audition devant le Parlement sans qu'il ne se passe jamais rien[8].

On est bien entré dans la dernière phase de sortie de la démocratie. À l’heure où un président élu uniquement par peur de l’extrême-droite continue de glapir que tout ce qu’il fait est absolument légitime (sans, de toute évidence, comprendre le sens même du mot) alors que les trois quarts de la population ne veulent pas de sa réforme, où tous les contournements possibles de la vie parlementaire ont été activés, où une association de défense des droits de l’Homme peut être menacée par le ministre de l’intérieur[9] et où désormais la violence répressive s’abat sans discernement, et de façon totalement disproportionnée, contre des formes de violences légères qui consistent à casser des poubelles ou des panneaux publicitaires, mais aussi contre n'importe quel manifestant, même le mirage des institutions démocratiques est en train de disparaître, parce que tout ce qui l’entourait n’a plus grand-chose de démocratique. La très grande violence policière telle qu’elle s’est exprimée à Sainte-Soline est une étape terrible de la sortie de l’État de droit. Ne parlons même pas du questionnement légitime qui devrait avoir lieu (et n'a lieu à peu près nulle part) à propos de ce que ces milliers de gendarmes sont venus défendre : d’immenses bassines totalement anti-écologiques qui accaparent une ressource commune de première nécessité pour l’agriculture intensive, c’est-à-dire une infamie. Les hommes et les femmes manifestant à Sainte-Soline venaient défendre une gestion démocratique et écologique des ressources nécessaires à la vie humaine et sont tombés sur les soldats du capital, qui tueront désormais pour enrichir leurs maîtres.

Dans un excellent et très récent article, Frédéric Lordon (en collaboration avec Sandra Lucbert) a montré comment il était tout à fait possible, et même souhaitable, de proposer des analyses à la fois psychologiques et politiques[10]. Oui, Macron est fou, avec la petite oligarchie qui est à ses pieds, et plus encore avec l’oligarchie du capital qui dirige son action, et que de tels fous soient au pouvoir est le résultat d’un fait structurel, celui du dérèglement toujours plus grand de la politique par l’approfondissement de la domination capitaliste néolibérale. Alors que la démocratie représentative en régime capitaliste a pu apparaître comme décemment démocratique à une époque où le rapport de force avec le capital était un peu moins déséquilibré, du fait de la puissance des mouvements communistes et socialistes (appuyés par la peur que suscitait dans la bourgeoisie notamment l’existence du bloc soviétique) et plus généralement du fait de contextes historiques, au XXe siècle, propices à une certaine émancipation, elle est désormais morte et bientôt enterrée. La domination mondiale de l’idéologie néolibérale a donné à la bourgeoisie un sentiment de puissance absolue, et l’approfondissement de son emprise sur tous les aspects de la société est en train de balayer partout où elle existe la démocratie. La bourgeoisie, classe si peureuse qu’elle pouvait croire que Mitterrand l’enverrait au goulag, n’a plus peur de rien. Voilà bien une performance remarquable, et le signe qu’il y a, pour tout le reste de la population, de quoi avoir très peur : à l’image de son soldat Macron, en parfaite adéquation d’éthos avec lui, le capital ne cèdera plus rien.

En fin de compte, plus que la tyrannie, c’est l’oligarchie qui est la forme fondamentale de toutes les oppressions – la tyrannie n’est jamais qu’une cerise sur le gâteau – car il ne s’est jamais vu qu’un tyran règne sans son oligarchie (comme l'avait très bien compris La Boétie), alors qu’une oligarchie n’a pas forcément besoin de tyran. Dans bien des pays européens, sans aucune figure monarchique, on en est déjà à la retraite à 67 ans. Oui, Macron est fou, mais tout un tas d’autres avec lui ne sont pas nets, et c'est l'évolution logique de la société capitaliste néolibérale que de faire arriver au pouvoir de tels énergumènes. Quelle que soit la forme que l’on donnera à nos prochaines institutions (et on en a besoin de nouvelles), quelle que soit l’ampleur de leurs tendances monarchiques (le moins sera le mieux), la démocratie n’existera de toute façon qu’à travers la mise à genoux du capital, donc par la réduction drastique de l'aspect oligarchique de notre société : sans cela, nos droits politiques et sociaux sont condamnés à mourir.

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA#&gid=1&pid=1

[2] https://www.liberation.fr/checknews/reforme-des-retraites-que-sait-on-du-dejeuner-off-qui-a-reuni-les-principaux-editorialistes-francais-et-macron-20230124_EL3JDK2JQFCIPBA3PBA54322EE/

[3] https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/edito-il-y-en-a-assez-des-gens-qui-vivent-dans-le-monde-de-oui-oui-fustige-alba-ventura-qui-defend-les-policiers-7900249708

[4] https://www.mediapart.fr/journal/france/050423/mouvement-social-et-violences-policieres-des-journalistes-s-indignent-des-consignes-de-leur-direction

[5] https://www.mediapart.fr/journal/france/290323/gerald-darmanin-le-ministre-du-mensonge

[6] https://blogs.mediapart.fr/jonathan-cornillon/blog/180522/de-lart-de-dire-nimporte-quoi-en-politique

[7] https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/03/28/sainte-soline-l-enregistrement-qui-prouve-que-le-samu-n-a-pas-eu-le-droit-d-intervenir_6167340_3244.html

[8] https://www.mediapart.fr/journal/france/050423/au-parlement-gerald-darmanin-tient-sa-ligne-dure-sur-le-maintien-de-l-ordre

[9] https://www.mediapart.fr/journal/france/060423/ce-qu-attaquer-la-ligue-des-droits-de-l-homme-veut-dire

[10] https://blog.mondediplo.net/sont-ils-fous

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.