José MUCHNIK
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Billet de blog 9 février 2023

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Femmes Mapuches pour le Bien Vivre, contre le terricide et le racisme

Les populations indigènes, qui ont su dialoguer avec la terre depuis des siècles pour vénérer ses fruits, continuent d'être punies, dépossédées de leurs territoires. Les grandes multinationales, malgré leurs discours peint en vert, paient des lobbies, des juges, des journalistes... pour continuer à presser la planète. Les femmes jouent un rôle clef pour la défense de la « Pachamama » (mère terre)

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Femmes Mapuches pour le Bien Vivre, contre le terricide et le racisme.

José Muchnik

Paris, 3 janvier 2023, « Espace de femmes Antoinette Fouque », Quartier latin, Moira Ivana Millán, mapuche weychafe (militante), fait mouche avec des mots précis, des mots qui réveillent des échos et dessens. Invités par l'ACAF (Assemblée des citoyens argentins en France) et par l'Alliance des Femmes pour la Démocratie, les mots continuent de résonner, tout le monde sera servi: l'état argentin pour son rôle historique dans l'oppression des peuples indigènes, pour l'appropriation de leurs territoires et son suprématisme culturel, les grandes compagnies minières et pétrolières pour les richesses usurpées et les désastres environnementaux. Les propriétaires fonciers qui exploitent leurs territoires, parmi lesquels le magnat anglais Joe Lewis,exemple paradigmatique :il acquiert illégalement des terres[i] qui incluent le « Lago Escondido », interdisant aux populations autochtones l'accès à l’eau pour leurs chèvres et leurs moutons. Personne n'échappe au scalpel de Moira Millán qui dénonce les formes de domination, les groupes de pouvoir et les complicités. Parmi eux, les jeunes blancs organisent des parties de chasse dans le nord du pays pour violer des jeunes indigènes, tradition criminelle qu’ils appellent «chineo »[ii]. Moira Millán ne se bat pas seulement pour la communauté mapuche, elle est une des fondatrices du "Mouvement des femmes et des diversités indigènes pour le Bien Vivre"[iii], contre le machisme et le patriarcat qui prévaut en Argentine et dans la plupart des pays d'Amérique.

"Chante pour ton peuple et tu seras universel", disait Léon Tolstoï. A travers l'expérience des Mapuches, et plus largement des peuples autochtones d'Amérique, nous pouvons observer et analyser les situations tragiques de l'humanité sous différentes latitudes. Nous vivons tous dans le même monde, tourmenté par les crises qui le traversent. Les Amérindiens parlent à leurs peuples et au monde, écoutons-les.

1 Conquête, traces de langage, commencer par le commencement

Avec des croix et des épées s’est développée l’épopée civilisatrice censée sortir les peuples d'Amérique de leur « sauvagerie ». Les fondements idéologiques, religieux et culturels ont servi de justification pour organiser le pillage économique, le génocide et l'assujettissement des populations locales. L'exploit civilisateur, "sauver les âmes" de ces "sauvages", a abouti à l'un des plus grands crimes de masse de l'histoire de l'humanité. La prise en compte de ce fait fondateur et traumatisant est un point de départ nécessaire pour comprendre, aujourd'hui encore, toutes les sociétés américaines.

L'extractivisme a commencé avec la conquête; un des principaux objectifs était de fournir des richesses aux couronnes européennes. Ainsi commença l'exploitation des mines d'argent à Potosí (Bolivie) dans l'ancienne vice-royauté du Pérou, les plantations de canne à sucre dans les Caraïbes ou dans le nord-est du Brésil. L’extractivisme pratiqué par les conquérants a laissé des empreintes indélébiles sur l’environnement: massacres et soumission des peuples autochtones pour s'approprier leurs richesses et dévaster la nature (déserts, forêts abattues, eaux polluées…).

La dette que la conquête a laissée aux populations indigènes n'a jamais été réglée, elle a été creusée davantage par les gouvernements nationaux qui se sont succédé après l’indépendance. Les Mapuches, dans le sud de l'Argentine, ont été dépossédés de leurs terres avec la supposée conquête du désert menée par le général Julio Argentino Roca. Ce n'était pas un "désert", il y avait des populations qui y habitaient avec leurs cultures et leurs croyances. La terre parle, ils n'ont pas pu effacer leurs noms. Que nous dit la terre ? Pourquoi ne nous ont-ils pas appris ce que dit la terre ? Je suis allé à l'école primaire, au lycée et à l'université en Argentine, et quand j'ai grandi, presque déjà vieux, j'ai commencé à comprendre que les noms de la terre parlaient. J'ai donc découvert que « Bariloche » est en fait "Furilofche", les gens qui sont derrière la montagne, que « Limay » désigne la transparence des eaux de cette rivière, « TrenqueLauquen »évoque la "lagune ronde" qui s'y trouve, « Pichi-leufú »la « petite rivière». Ainsi par le biais de langues toujours vivaces, la géographie de l’Argentine nous montre mieux ses reliefs. Le général José de San Martín, père de la patrie, est né à Yapeyú. Je vous laisse en trouver la signification en guarani.

Alors Mesdames et Messieurs, les noms parlent, ils nous disent à qui appartenaient ces terres avant que les croix et les épées remplissent leur mission civilisatrice, avant que Benetton, Joe Lewis et bien d'autres, dont l'émir du Qatar, n'achètent des dizaines de milliers d'hectares. Ainsi, au lieu du racisme et de l'exclusion envers les peuples autochtones, nous aurions pu, avec eux, élaborer le projet d’un pays multiculturel et multinational dont nous avons tant besoin.

2 Une autre vision du monde

Dans l'Espace de femmes du Quartier Latin, Moira Millán nous raconte ses combats, nous dit qu’ils ne concernent pas que le peuple mapuche, mais tous les peuples indigènes. «J'apporte la voix des femmes autochtones qui avec leur corps défendent leurs territoires et leur vie. Être femme et être mapuche dans un pays eurocentrique, raciste et négationniste, qui n'assume pas la plurinationalité des peuples qui habitent le territoire, génèrent un double défi, en tant que femme et en tant qu'indigène. L'Argentine compte 40 nations autochtones qui subissent une nouvelle attaque coloniale par des sociétés transnationales qui s'approprient les ressources. Les femmes autochtones jouent un rôle essentiel dans la défense de nos territoires. La matrice civilisatrice imposée par la culture dominante s’est constituée à partir d'une idée de suprématie et d'oppression. Nous luttons pour un autre modèle de société, une vraie transformation. Nous partons d'une pensée spirituelle cosmogonique qui, pendant des milliers d'années, a constitué une manière différente d'habiter le monde, qui a posé le principe de réciprocité et de respect de la terre, entre tous les genres et tous les peuples. »

« Nous devons rétablir une relation harmonieuse avec la terre, le terricide doit être déclaré crime contre l'humanité et contre la nature. Le terme terricide synthétise la triple invisibilité et oppression que vivent les peuples autochtones: d’abord, l 'Ecocide compris comme l'attaque contre les vies présentes dans les écosystèmes (s'attaquer à la vie des écosystèmes, c'est s'attaquer aussi à leur part spirituelle), puis le génocide des peuples éliminés au fur et à mesure que l'extractivisme, la contamination et la destruction progressent, et enfin l'épistémicide, c’est à dire l'élimination des modes d'habiter le monde et de comprendre la vie propres aux peuples indigènes»

Les femmes autochtones sont détentrices de savoirs fondamentaux pour le Bien Vivre. « Le Bien Vivre, c'est le droit à l'alimentation, à une territorialité, à une pleine spiritualité. Ce n'est pas une forme de privilège que les peuples autochtones méritent ou créent, c'est plutôt un droit pour l'humanité toute entière. Parce que nous avons tous le droit de respirer un air non pollué ou de profiter d'une rivière. Et en même temps, le fleuve a aussi le droit de circuler et de continuer à exister. Le Bien Vivre a fini par être une utopie qui nous fait marcher chaque jour, vers et pour la concrétisation d’une vie différente. »[iv]Le Bien Vivre pense l'être humain comme un élément de plus de la nature, et non comme son propriétaire. L'humain doit respecter la « pachamama » (la mère terre), exister en harmonie avec elle, car elle est indispensable au Bien Vivre.

3 En défense des femmes : assez de « chineo » et de racisme.

"Ce n'est pas de la culture, c'est un crime, un crime de haine raciste." L’assistance de la salle de "l'Espace de Femmes" se tend. Moira Millán commence à égrainer des cas de viols de filles indigènes par des hommes blancs, elle précise qu'il s'agit d'une pratique répandue, principalement dans le nord de l'Argentine, qui a commencé avec la colonisation espagnole, il n'y a pas de mot dans les langues indigènes pour désigner le « chineo ». C'est un crime qui passe par le corps de la fille, par l'âme des mères, des familles et des populations. Elle dénonce un pays qui ignore le cri de ses filles, les communautés décimées par la faim. Elle dénonce la complicité des institutions et parfois de leaders indigènes, de l'Église catholique, des pasteurs évangéliques... Moira Millán parle de la jeune fille qui, revenant de l'école, a été agressée par quatre hommes dans une camionnette. Elle s'enfuit dans les bois, mais les criminels à bord d’une moto descendue de la camionnette la poursuivent, la traquent, la violent et la laissent là, gisant avec sa vie brisée. Elle nous parle de la jeune fille emmenée à l'hôpital pour une interruption de grossesse, des moqueries du personnel médical, envers elle et sa famille, qui malgré la loi qui autorise en Argentine cette opération, ont refusé de la pratiquer car selon eux contraire à leurs convictions. La jeune fille s'est pendue dans l'après-midi.

Nous sommes seuls! Ils nous tuent ! Nous ne savons pas comment dire au monde ce qui se passe. Justice pour mes sœurs ! clame Moira Millán.

4 Est-ce notre monde ?

Le monde à l'envers ? demanderait Maria Elena Walsh. Le monde qui ne supporte plus le changement climatique, le monde qui malgré les incendies, les inondations records, la sécheresse record, continue à être abîmée à coups d'investissements rentables. En Amazonie ou en Patagonie, dans la jungle Lacandona ou au Kalimantan, au Congo ou à Bornéo… les populations indigènes, qui ont su dialoguer avec la terre depuis des siècles pour vénérer ses fruits, continuent d'être punies, dépossédées de leurs territoires. Malgré tous les discours et conférences, qui peignent la catastrophe en vert, le monde continue d'être guidé par un objectif central: des profits, des profits et encore des profits. Les grandes multinationales, après avoir proclamé des objectifs écologiques, paient des lobbies, des juges, des journalistes, des voyous... pour continuer à presser la planète, maintenant avec l'aide de robots et de super algorithmes qui les conseillent comment spéculer de manière optimale sur les marchés boursiers. Si les prix des aliments explosent, si les famines se propagent, qu'importe, c'est la faute aux algorithmes.

Il faut reconnaître que cela ne peut pas être réparé avec des rustines, sans changer notre vision du monde, nous continuerons à courir vers le précipice. Le monde à l'envers? L'histoire à l'envers ? Et si les "sauvages" d'hier n'étaient pas les indigènes, mais ceux qui sont venus les conquérir ? Peut-être faut-il dire que nous ne sommes pas face à une autre crise, mais plutôt face à l'échec d'une vision du monde qui nous a menés dans cette impasse.Trouverons-nous une sortie ? Ça reste à voir. Peut-être pouvons-nous encore apprendre quelque chose de la philosophie et de la vision du monde des peuples autochtones, de leurs connaissances, de leurs pratiques médicales, de leurs relations avec la nature et avec les autres êtres vivants. Pour l'instant, dans le monde à l'envers, ce sont les populations indigènes qui sont réprimées et les multinationales avec leurs partenaires locaux qui continuent de ruiner la nature, de gaspiller de l'argent et de peindre des discours en vert.

Note 1 : merci à Laura Rosa Franchi et Silvina Stirnemann de l'ACAF (Assemblée des citoyens argentins en France) pour m'avoir fourni la version intégrale de la conférence donnée par Moira Millán le 3 février 2023 à l'Espace de Femmes deParis.Pour consulter la conférence:https://youtu.be/K4bHMk1KjVM . Merci à María Luisa Muller d'avoir facilité l'organisation de cette rencontre avec Moira Millán. Merci à Viviane Carnaut pour la correction de mon français, toujours un peu défectueux.

Note 2 : Aujourd'hui, 6 février, en écrivant cette note, je reçois une communication de Moira Millán, qui n'est plus dans l'Espace de Femmes du Quartier Latin ; elle est avec son peuple, sur son territoire, pour défendre les sources de la rivière Chubut. L'eau, comme le lithium, sont devenue des ressources précieuses qui éveillent l'appétit des rapaces habituels : «Ici Moira Millán. Je dois demander votre soutien pour un combat important, mené par une femme mapuche nommée Soledad Cayunao. Avec sa Lof (communauté), elle essaie de sauver la rivière Chubut de la privatisation progressive que l'État est en train de réaliser. Le prince du Qatar a acheté les sources du fleuve sous le gouvernement de Mauricio Macri, et il veut maintenant les clôturer. Cette humble femme mapuche, très ferme et claire, défend le fleuve […] J'y vais demain, nous nous battrons, conscients qu'il peut y avoir des blessés, ou des morts, nous sommes presque toutes des femmes. La solitude est immense et l'indifférence injuste, alors que le pays devrait sortir pour défendre le fleuve, le milliardaire qatari devrait se heurter aux voix des peuples: Le fleuve ne se vend ni ne se négocie ! »

[i] La loi interdit aux étrangers d'acquérir des terres dans les zones frontalières

[ii] Chineo : de « chinoise », une manière de désigner les femmes indigènes, en raison de leurs yeux bridés et de la couleur cuivrée de leur peau.

[iii]https://www.facebook.com/movimientodemujeresindigenasporelbuenvivir/

[iv]https://gemasmemoria.com/2021/03/30/el-movimiento-de-mujeres-indigenas-por-el-buen-vivir-somos-porque-caminamos-y-caminamos-para-ser/

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