Je pense à la dénomination EHPAD : établissement d’hébergement. Et j’essaie de comprendre ce qui me gêne. En pensant à EHPAD, je pense à toutes les procédures dans les organisations qui font de la personne un résident, et de sa vie un projet que l’on (elle ? les équipes ?) doit élaborer.
Or dans un EHPAD, comme son nom l’indique, on est hébergé. Que cela signifie-t-il ?
Déjà, constatons la forme passive. En disant être hébergé, il faut ajouter chez, ou à. Etre hébergé fait ressortir une dimension de contrainte. Je ne suis pas chez moi, mais hébergé. Hébergé a aussi un sens provisoire, celui d’être accueilli provisoirement quelque part, d’être logé, c’est-à-dire assigné à une place temporaire. Un militaire loge son ennemi, un chasseur loge son gibier. Il trouve le lieu où les maitriser. Etre hébergé, c’est être dans un lieu où on nous loge, c’est-à-dire une certaine « assignation à résidence ». D’ailleurs nombre d’EHPAD s’appellent « résidences », dans lesquelles les gens résident, et sont des résidents. L’assignation à un lieu devient ainsi une des principales « qualités » de sa vie : on s’occupe et on soigne des résidents. Pas des personnes vivantes (mais encore en vie, sans envie).
Héberger, c’est aussi recevoir quelqu’un, offrir un abri provisoire, se trouver quelque part provisoirement. Ce côté provisoire est bien perçu par les personnes entrant en EHPAD. Elles connaissent le caractère provisoire et tragique de leur présence temporaire dans un lieu d’hébergement. Le désir de ne pas y rester est aussi la conscience qu’y rester c’est aller vers la mort.
Être hébergé est un signe de dénuement
Comme le dit Ivan ILLICH[1] (II, p.66), « le logé a perdu énormément de son pouvoir d’habiter. La nécessité dans laquelle il se trouve de dormir sous un toit a pris la forme d’un besoin défini culturellement (…). Ainsi l’espace vernaculaire de la demeure est remplacé par l’espace homogène d’un garage humain (…). Les habitants occupant l’espace qu’ils modèlent ont été remplacés par des résidents abrités dans des constructions produites à leur intention ». Pour Illich, « être hébergé est un signe de dénuement (…) où chaque citoyen est dispensé du devoir de cette activité communautaire et sociale que j’appelle l’art d’habiter ». En fait « le droit au logement entre en conflit avec la liberté d’habiter ». Cela confère un pouvoir énorme au gouvernement que de définir, dans la politique de l’habitat, l’idéologie de l’homme naturellement cantonné.
Ainsi, un hébergement ne peut pas être un lieu de vie dans la mesure où un lieu de vie c’est l’espace-temps de la liberté et de l’art d’habiter.
En entrant dans un établissement d’hébergement, la personne est projetée dans un monde collectif, fait de nombreuses proximités et promiscuités. On y vit 24 heures par jour, et on y croise sans cesse des personnes inconnues dans les couloirs. On mange à table midi et soir avec d’autres gens. Entrant dans un établissement, l’on quitte un endroit qui était le sien, façonné à sa manière d’être et de vivre où l’on y avait son savoir-vivre, qui pour Jean-Marc BESSE[2] est aussi un savoir-être. Car, dit cet auteur, toute maison est un arrangement (…) mot à prendre à la fois dans son sens spatial et dans son sens transactionnel (JMB p.18). Avant d’être hébergée, la personne habitait quelque part, depuis parfois fort longtemps, y avait ses attaches, et avait façonné sa maison et son environnement à son image. Pour JM BESSE, chacun habite aussi un paysage et fait partie du paysage, avait de la sympathie pour ce lieu. BESSE nous rappelle une remarque d’Ivan ILLICH pour qui vivre et habiter sont des synonymes. En effet pour Illich « habiter est un art (…) qui fait partie de l’art de vivre [et implique] de demeurer dans ses propres traces » qui a disparu le jour où « l’économie du bien-être a exalté le droit de chaque citoyen à son garage et son récepteur de télévision » (II p.64).
Habiter suppose de participer à son environnement, d’y prendre part, d’y contribuer, et d’en bénéficier.
Autrement dit, le lieu où je vis, je l’habite, j’en suis un habitant. Mais vivre suppose « d’avoir de la sympathie pour le lieu, qui se manifestera par l’intermédiaire des soins que je lui apporte, par ma façon de l’entretenir ». Je trouve particulièrement importante cette notion : « Habiter, c’est se placer dans la temporalité spécifique de l’entretien (…). En ce sens, entretenir c’est recevoir, conserver, et transmettre (JMB p.21). On peut le dire aussi avec les mots de Joëlle ZASK[3] : il s’agit de prendre part, contribuer, et bénéficier. Habiter suppose de participer à son environnement, d’y prendre part, d’y contribuer, et d’en bénéficier.
Quel que soit le bout par lequel on prend cette dimension de l’habiter, on en revient à la participation sociale, c’est-à-dire la manière dont chacun a la voix au chapitre, peut influencer ce qui s’y passe. C’est en être un acteur. Habiter est actif. Contrairement à l’hébergement qui est passif, et plus du côté du « bénéficiaire ». En sommes vivre c’est participer, et participer suppose que je contribue, que je prenne part.
Prendre part suppose aussi des conditions de relation et suppose « une obligation mêlée de liberté » nous dit Marcel MAUSS[4]. Liberté d’entrer en relation ou de rompre, et triple obligation de donner recevoir et rendre afin de maintenir le lien. Il y a bien de la proximité entre cette triple obligation et la définition de Joëlle Zask de la participation. Qu’en est-il à l’entrée en EHPAD de cette triple obligation, de la liberté, de la possible contribution ?
Prenant pied dans le collectif, dans le système de règles élaborées sans moi, en dehors de moi, je perds aussi « l’espace qui me sépare de l’autre(…) rend possible les rapports humains » (JMB p.43). Je perds ma liberté de refuser la relation, de m’isoler. Je perds ma liberté de constamment redéfinir ce qui me lie aux autres, cet « espace vivant qui à la fois me sépare d’eux et me relie à eux » (JMB p.45)
Pour Jean Marc BESSE, « habiter c’est distinguer mon espace, mon domaine, mon territoire, de celui de l’autre ». Je rajouterais, c’est me trouver dans des conditions géographiques et sociales qui me permettent d’opérer cette distinction. La promiscuité, la règle du collectif imposé, c’est cette vie « au bord les uns des autres » qui suppose « un réglage des proximités et des distances entre les hommes (…) et n’être ni trop près ni trop loin pour éviter de donner ou recevoir des coups » (JMB p.45). Ceux d’entre nous qui ont travaillé dans de tels établissements reconnaitront à quel point cette remarque se vérifie chaque jour. Les « résidents » tentant de se préserver une bulle d’espace vital, permettant d’éviter les autres, l’affrontement à l’autre et à sa déchéance, mais aussi à l’autre « logé », se trouvent dans des règles de l’obligation de l’autre. C’est pourquoi « tout architecte qui veut ménager la possibilité d’un habiter en commun doit alors se soucier de ménager des seuils dans les bâtiments (…) en tant qu’ils permettent de régler les bonnes distances et les bonnes proximités » (JMB p.53).
Finalement, il y a un sens à la désorientation accélérée des personnes qui rentrent en EHPAD : elles n’habitent plus nulle part.
Michel Bass, pour l'association « EHPAD de côté- Les pas de côtés »
[1] Ivan ILLICH.- L’art d’habiter, in dans le miroir du passé, Descartes et compagnie 1992
[2] Jean-Marc BESSE.- Habiter. Un monde à mon image.- Flammarion, 2013
[3] Joëlle ZASK.- Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation.- Le Bord de l’Eau, 2011
[4] Marcel MAUSS.- Essai sur le don. In sociologie et anthropologie.- PUF, 1985.