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La nuit du mardi 5 septembre 2023, un jeune homme se noie dans l’indifférence et l’absurdité de notre société, au port du Pirée, à Athènes. Antonis Kargiotis, âgé de la trentaine, est violemment poussé hors du navire par l’un des membres de l’équipage du ferry Blue Horizon sur lequel il essayait d’embarquer pour rejoindre son île, la Crète. Quand son corps est récupéré de l’eau, il est déjà mort. Il ne retournera pas sur son île. Cette altercation musclée qui se termine tragiquement a été filmée, et le jour même, elle se propage sur tous les écrans de Grèce. On y voit un jeune homme succomber aux flots agités du port après avoir été jeté par-dessus bord tandis que ses agresseurs reprennent leur poste de travail, l’air de rien. Ils incarnent l’autorité sur le paquebot. Un rôle dont ils se sont enivrés au point de donner la mort. La question qui frappe tous les esprits qui se réveillent le mercredi matin en apprenant cette nouvelle est la même : pourquoi ? Nous avons tous été pris par la même question, inévitable et absurde : pourquoi cet homme a-t-il été jeté à l’eau ? Comme si nous cherchions une raison qui justifierait un tel geste.... Rien que ce chemin de l’esprit est dérangeant, on cherche inconsciemment à expliquer l’inexplicable. Un migrant ? Cette question est la première à venir à l’esprit de quiconque connaissant un tant soit peu la manière dont sont traités les réfugiés en Méditerranée. Par ce réflexe de la pensée, c’est la banalité de la noyade des migrants qui nous frappe de plein fouet. Puis, avec surprise, glaçante surprise, nous apprenons qu’il était Grec. Il voulait embarquer sans ticket ? Il s’était montré violent ? Vite, vous nous ressaisissons, car rien de tout cela ne permet d’expliquer cet élan macabre. En fait, aucun contexte ne justifie de pousser un homme à l’eau, puis ne rien faire pour le sauver. L’équipage a vu Adonis commencer sa lutte contre la mort. Ce n’était pas un accident. Cette vie n’avait aucune valeur à leurs yeux. La Grèce est ébranlée. La foule se soulève, Blue Star Ferries est incendié, l’appel au boycott gronde dans tout le pays. Un crétois qui rentrait sur son île se noie, et nous réalisons l’atrocité d’une telle mort.
Une synchronicité, dont la météo grecque a le secret, frappe l’ensemble de la population le lendemain de la mort d’Adonis et décuple sa résonnance. Les pluies torrentielles commencent. Les flots meurtriers que nous avons imaginés la veille en apprenant la nouvelle nous poursuivent sur terre et noient nos routes, nos rues, nos institutions, nos magasins, nos maisons. La symbolique est forte, elle a haussé le ton. À l’abri de profondes remises en cause du système établi, confortablement installés dans nos vies privilégiées, nous laissons la noyade des migrants en mer Méditerranée devenir une banalité, tandis que nous savourons et glorifions sa beauté. Parmi tous nos privilèges, celui que cette double tragédie convoque c’est de pouvoir jouir de la mer. Nous faisons taire sa menace, et la traversons en toute puissance. La mer est pour nous un lieu d’histoire, de fantasmes, de volupté, d’imaginaires et de voyages tandis que nous la laissons être un lieu de terreur et de drame pour ceux qui prennent le risque de rejoindre nos côtes. C’est avec une euphorie presque compulsive que nous partageons nos photos sur le ferry en direction de notre prochaine épopée estivale. Combien de temps allons-nous maintenir cette bipolarité de la mer et surtout la dystopie dans laquelle nous inscrivons nos existences et leurs paradoxes ahurissants ?
Ce jour-là, la pluie foudroyante convoque avec violence notre solidarité pour ceux qui ont perdu leur vie dans les eaux agitées. Notre confort matériel qui nous protège des élans empathiques et contestataires est noyé à son tour. Avec une ironie grasse comme notre société sait en produire à la pelle, ce sont encore les villages les plus pauvres de Grèce qui ont été choisis pour éponger ces eaux. Le gouvernement a dû en urgence choisir les zones dans lesquelles les flots seraient dirigés. Les grandes villes et les régions estimables ont été épargnées. Quelques dégâts mineurs pour nos richesses urbaines, et les villages désignés comme les égouts nationaux ont tout perdu. La pluie a continué d’hurler à nos oreilles. Les vidéos de rues aux allures de rivières ont foudroyé internet. Les pluies ont continué. La région de Thessalie a été inondée. L’indifférence avec laquelle nous lisons les nouvelles annonçant les nombres de migrants noyés en mer résonne et se transforme en larsen assourdissant. Le poids de l’eau. Encore elle. L’eau qui manque, l’eau qui noie, l’eau qui inonde, l’eau qui sépare. Ce liquide pourtant vital tue. Nous avons le luxe de l’oublier. Chaque goutte inoffensive peut devenir meurtrière quand elle est multipliée à l’infini.
Une semaine plus tard, les extraits des conversations de l’équipage du ferry Blue Horizon sont rendus publics. « Je croyais qu’il n’avait pas de billet. Je pensais que c’était un Noir, un Pakistanais… Il était assis là, à tourner en rond, mais il ne m’a pas montré son billet. Il m’a juste dit : je vais voyager. » Il se trouve en fait qu’Adonis souffrait d’un handicap mental, et que son comportement a été perçu comme « anormal ». Ses agresseurs tentent de justifier leur méfiance et agressivité à son égard en insistant sur les tours frénétiques qu’il effectuait avant d’embarquer. En somme, il a été poussé par-dessus bord sans l’ombre d’un scrupule soit parce qu’il a été pris pour un Noir soit parce qu’il avait l’attitude d’un dérangé. Les Noirs et les handicapés, voilà les catégories d’êtres humains pour lesquelles la mort par noyade est un risque à prendre lorsque le personnel de Blue Star Ferries est d’humeur massacrante. Adonis est mort à quelques mètres du rivage dans un tourbillon infernal créé par les hélices du ferry prêt à partir pour la Crète, son île qu’il tentait de rejoindre. Un sort fatal et absurde donné par l’équipage du Blue Horizon, dont la méprise est dotée d’une discrimination double et mortelle qui reflète avec précision et tragédie notre société.
Et s’il avait été Noir ? La question que tout le monde se pose aujourd’hui, le cœur serré de honte, car nous connaissons la réponse. L’indignation ne se serait pas propagée avec tant de férocité. Le boycott contre Blue Star Ferries aurait été timide. Le racisme s’aveugle pendant que les eaux meurtrières s’invitent sur terre. Est-ce suffisant pour nous réveiller ? Le jour où la cécité aura atteint tous les racistes sera-t-il encore temps de prôner l’égalité ?
Il est important de rappeler qu'au cours du week-end du 7 au 8 juin 2024, une nouvelle catastrophe sanglante a été révélée dans le centre de la Méditerranée quand au moins 17 corps ont été aperçus flottants en mer. Douze d'entre eux ont été récupérés par des navires civils de recherche et de sauvetage Geo Barents et Ocean Viking. Les morts indiquent un naufrage dans lequel un nombre incertain de personnes sont mortes.
Cette catastrophe, qui s'est produite quelques jours avant le premier anniversaire du naufrage Adriana près de Pylos, en Grèce, est une fois de plus le résultat des politiques européennes dévastatrices et imprudentes en matière de migration et de non-assistance aux personnes empruntant la route méditerranéenne. Le tollé des politiciens européens il y a un an et leur silence total reflètent maintenant leur hypocrisie et leur inaction pour arrêter les morts en mer."
Aujourd’hui pleurons, mais demain agissons. La larme est la première goutte de l’ouragan.
SOS Méditerranée est une association civile et européenne de recherche et sauvetage en haute mer, créée le 9 mai 2015, par des citoyens voulant agir pour mettre fin aux naufrages en Méditerranée centrale.