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Billet de blog 18 juin 2015

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Un autre regard sur Napoléon !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je viens de lire le billet de Vingtras - http://blogs.mediapart.fr/blog/vingtras/180615/lexecrable-commemoration - qui me touche beaucoup. J'ai repensé au travail mené pour une recherche sur l'école, et pour laquelle j'avais rassemblé nombre d'informations au sujet de la vie de Napoléon. Par cette recherche mon regard sur cet homme avait changé.

Ce billet reproduit le chapitre que je lui ai consacré dans mon mémoire (pages 22 à 27).  C'est un point de vue particulier.

La commémoration de la bataille de Waterloo me donne l'occasion de le publier ici sur Médiapart.

chapitre 2 - Napoléon et l’institution d’une structure de domination qui perdure aujourd’hui


introduction

Malgré la découverte de l’assujettissement des familles à l’Ecole par Napoléon, tel que F. Lorcerie nous en parle, je ne me serais pas intéressée à lui si je n’avais rencontré la phrase de P. Meirieu : “il n’existe pas d’autres pays que la France qui ait construit un système scolaire, à ce point contre le système familial”. C’est cette affirmation qui m’a poussée à en savoir plus sur les institutions françaises créées par Napoléon et à découvrir que dans l’enseignement “seuls ses cadres administratifs sont parvenus jusqu’à nous” (p.156, encyclopaedia universalis vol.6, 2e édition 1970).

D’autre part, l’opposition que j’ai rencontrée face au principal de l’établissement de ma fille, alors que j’étais responsable FCPE, m’a fait prendre conscience que certains agents de l’Education Nationale refusaient complètement toute implication des parents à l’intérieur du collège. Cette situation m’a profondément troublée et poussée à une remise en cause totale de ma façon de voir le système scolaire. Je voulais comprendre ce qui avait bien pu se passer à la naissance des institutions pour qu’elles soient à ce point contre les familles. C’est dans l’histoire de la vie de Napoléon que j’ai commencé mes premières recherches.


l’enfance de Napoléon

Max Gallo dans “Napoléon, Le chant du départ” (1997) nous fait un tableau terrible de sa condition. Mais la description la plus dure c’est chez Frédéric Masson que je l’ai lu. Charles-Napoléon emmène Joseph et Napoléon à Autun, départ de Corse en décembre 1778. “Ce n’est donc point une brisure de coeur la première fois qu’il quitte sa mère et son pays. Le compagnon de son enfance part avec lui. Ils vont tous deux vers le nouveau, l’aventure et la fortune, sous la conduite de ce père, aimable, beau, lettré, spirituel... Le père reparti, tous deux ensemble à Autun, c’est assez encore pour leur coeur : ils se distraient, se consolent, s’épaulent l’un l’autre : où est la cassure véritable, c’est, après les cinq mois d’Autun, quand les deux frères sont séparés et que Napoléon entre à l’école de Brienne ; alors, pour lui surtout qui n’est point liant, ni aimable, c’est l’isolement définitif, absolu, sans un compatriote de qui se faire entendre, à qui parler du pays natal qui, rendu plus cher et plus attrayant, occupe désormais toute sa pensée. Cet enfant de neuf ans commence là la lutte pour la vie. Sous un ciel inclément, au milieu de maîtres ignares et de condisciples ennemis, soumis à une discipline qui révolte son esprit et à des habitudes qui révoltent son corps, il faut qu’à lui seul il s’instruise, s’élève, s’éduque, trace sa carrière et marque la route qu’il prétend parcourir. De secours du dehors nul à attendre ; il n’a pour le soutenir que le sentiment du devoir, que l’ambition d’arriver, que la conviction de sa fortune. Il se replie sur lui-même, s’enferme en ses souvenirs, s’isole en son rêve. A la claustration forcée, il ajoute si l’on peut dire une claustration volontaire et, seul avec sa pensée, il la martèle et la trempe. Même après des années de séjour, il ne semble point familiarisé : sans doute pour tous ceux de ses maîtres, tous ceux de ses camarades qui firent, par la suite, appel à sa mémoire, il eut des bontés singulières, mais il ne semble point que, sauf peut être avec Bourienne, il ait eu une sorte d’intimité et un semblant d’ouverture de coeur” (1913, p.27-28).

La découverte de cette enfance blessée m’a fait regarder le personnage d’une manière totalement nouvelle. J’ai cherché depuis à réunir des informations sur les traces de cette souffrance. Ce qui va suivre reconstitue, de manière très raccourcie, le parcours d’un homme que je tente de comprendre.  “...parce que les sentiments de l’enfant sont si intenses, ils ne peuvent être réprimés sans lourdes conséquences. Plus le prisonnier est vigoureux, plus devront être épais les murs de la prison qui va freiner, voire bloquer, le développement émotionnel ultérieur” (Miller, p 54).

D’ores et déjà, en s’appuyant sur une proposition de lecture de l’humain de Patrick Viveret, intervenant dans notre groupe, nous pouvons donner une première impression de la personnalité de Napoléon.

Considérant “les quatre grands pôles... des besoins de conservation qui permettent à l’espèce humaine de survivre et de se reproduire... le besoin de subsistance... le besoin de protection... le besoin de reproduction; .. le besoin d’information” (Démocratie, passions et frontières, collection “Dossier pour un débat”, éd. FPH, p.22), Patrick Viveret montre comment “la conscience de sa propre mort” va produire pour l’être humain de l’angoisse et du désir (p.23) qui sont les deux éléments majeurs de l’organisation de la lutte contre la mort. S’intéressant donc aux formes du désir, il les considère “enracinées dans les quatre besoins fondamentaux, et elles-mêmes classées en quatre catégories, désir de richesses, désir de pouvoir, désir d’amour et désir de sens” (p.24). Selon le capital “sécurité” dont on dispose, on se situera, différemment, plus ou moins proche des désirs de pouvoir. “...un être humain porteur d’un besoin inassouvi et inconscient - parce que réprimé - est sujet à la compulsion de satisfaire malgré tout ce besoin en recourant à des moyens de rechange. Et ce tant qu’il ne connaît pas l’histoire refoulée de sa vie” (Miller, p 8).

Pour l’instant allons à la rencontre de Napoléon qui quitte désormais l’Ecole militaire : “Il n’est plus l’étranger. Il a acquis droit de cité dans ce monde où, enfant, on l’avait plongé brutalement. Il ne s’y est pas noyé. Il a pris ce qui lui était utile sans abandonner ce à quoi il tenait” (Gallo p.61). “Dès qu’on le respecte, il se montre amical, parce qu’il n’est plus l’écorché vif d’antan. Sa première réussite a pansé quelques plaies” (p.46, ibid).

face à son armée

“Le général Bonaparte était extrêmement ignorant dans l’art de gouverner. Nourri des idées militaires, la délibération lui a toujours semblé de l’insubordination. L’expérience venait tous les jours lui prouver son immense supériorité, et il méprisait trop les hommes pour les admettre à délibérer sur les mesures qu’il avait jugées salutaires. Imbu des idées romaines, le premier des malheurs lui sembla toujours d’être conquis et non d’être mal gouverné dans sa maison” (Stendhal, p.61). “Il s’arrête devant certains hommes. Il les force à baisser les yeux. Ils sont ses inférieurs. Non pas seulement parce qu’il est le général en chef, mais parce que son esprit les contient, qu’ils sont des pièces pour son projet, alors qu’il leur échappe... Ils sont inférieurs parce que c’est lui qui imagine le futur, lui qui décidera de ce qu’ils seront, morts ou vifs, selon qu’il choisira de les envoyer à l’assaut ou de les laisser l’arme au pied” (Gallo, p.27). “Napoléon n’a jamais éprouvé un sentiment généreux : c’est ce qui rendait sa société si sèche, c’est ce qui faisait qu’il n’avait pas un ami. Il regardait les hommes comme une vile monnaie ou comme des instruments dont il devait se servir pour satisfaire ses caprices et son ambition ...” En conversation avec un ministre russe, il lui répondit : “...j’en conviens, mais votre maître a-t-il comme moi vingt cinq mille hommes à dépenser par mois ?” (Chaptal, p.341) et “...il ordonna au général Nansouty...’Plutôt que de ne pas enfoncer l’ennemi, faites les périr tous, je ne les ai pas dorés pour eux” (p.342 ibid).

Le mépris est l’arme du faible et la protection des sentiments évoquant sa propre histoire. Et à l’origine de tout mépris, de toute discrimination, se trouve le pouvoir exercé par l’adulte sur l’enfant, un pouvoir plus ou moins conscient, incontrôlé, secret, toléré par la société... L’adulte est libre de faire ce qu’il veut de l’âme de son enfant, il la traite comme si elle était sa propriété. C’est la façon dont un état totalitaire traite ses citoyens” (Miller, p 71).

en politique

“Cependant l’esprit inquiet du premier Consul s’irrite bientôt des obstacles qu’il trouve à l’exécution de ses projets. L’opposition raisonnée et salutaire du Tribunat à quelques lois lui déplaît. Les plaintes portées à la commission du Sénat pour la liberté individuelle et les réclamations de la commission l’importunent. Il supprime le Tribunat, et me dit le soir même :”Dès ce moment, il n’y a plus de constitution” (Chaptal, p.212). “...on regardait encore ses guerres, moins comme la soif insatiable d’une ambition déréglée que comme des mesures que lui dictaient la gloire et le salut de l’Etat... On ne se doutait pas alors qu’on traçait le chemin à la tyrannie” (p.213 ibid).

Max Gallo nous parle de la façon dont Napoléon a découvert “les Institutes” de Justinien. Alors qu’il est aux arrêts, “on l’enferme dans une chambre poussiéreuse qui comporte un vieux lit, une chaise et une armoire. Sur le dessus de celle-ci Napoléon découvre un in-folio jaune, abandonné là. Les “Institutes” de Justinien, de ses codes et de toutes les décisions des légistes romains... Quand la garde se présente au matin, il sursaute. Il n’a pas vu passer les heures. Il connaît désormais la législation romaine. Utile ? il en est persuadé, même s’il ignore tout des circonstances et du moment où il pourra mettre en oeuvre ce savoir.” (p.100).

Le Comte Chaptal, ministre de Napoléon a une sévère opinion de “l’homme” : “on peut dire de lui ce qu’on a dit successivement de tous les hommes qui ont pris part au pouvoir, pendant les périodes orageuses de la Révolution, c’est que la liberté n’était que pour eux et qu’ils pensaient que pour faire prédominer leurs idées, il fallait comprimer ou étouffer celles des autres. Le changement de position opère seul cette métamorphose d’opinion... (p.223). “...Il lui fallait des valets, et non des conseillers, de sorte qu’il était parvenu à s’isoler complètement.
Les ministres n’étaient plus que des chefs de bureau. Le conseil d’Etat ne faisait plus que de donner la forme à des décrets émanés de lui. Il administrait jusque dans les plus petits détails. Tout ce qui l’entourait était timide et passif. On étudiait la volonté de l’oracle et on l’exécutait sans réflexion” (p.228). “Ce système de conduite dérivait partout du même principe : c’est que, s’étant isolé du reste des hommes, ayant concentré dans ses mains tous les pouvoirs et toute l’action, bien convaincu que les lumières et l’expérience d’autrui ne pouvaient lui être d’aucun secours, il pensait qu’il n’avait besoin que de bras, et que les plus sûrs étaient ceux d’une jeunesse dévouée” (p.229). “...il se croyait assez fort pour tout enchaîner et tout asservir. Il ne lui est pas venu un instant dans l’idée qu’il pût être culbuté tant qu’il vivait. Et c’est peut être cette persuasion qui l’a constamment porté aux extrêmes et lui a fait mettre sa couronne en problème à chaque événement” (p.235). “...les hommes qui s’intéressaient à lui presque autant qu’à leur pays s’éloignèrent, et, dès ce moment, il n’eut plus que des flatteurs autour de lui... La partie saine de la nation se tut et se borna à gémir ; les corps, qui n’étaient consultés que pour donner une apparence de forme aux actes de sa volonté, furent avilis : ainsi se forma et se consolida le despotisme le plus affreux qui ait pesé sur des hommes” (p.319).

“J’avais rendu tous mes ministères si faciles que je les avais mis à la portée de tout le monde, pour peu qu’on possédât du dévouement, du zèle, de l’activité, du travail”. Napoléon voulait dire par là qu’il ne demandait pas à ses ministres de facultés créatrices... Ils n’étaient que de simples commis, chargés d’exécuter des ordres, avec les qualités essentielles du commis, la promptitude, la fidélité, la soumission” (Lacour-Gayet, p.207).

de l’enseignement

“Au début du Consulat, l’enseignement était, comme sous le Directoire, extrêmement décentralisé... Cette décentralisation donnait à l’enseignement et surtout à l’enseignement secondaire une grande indépendance, en dépit de cette indépendance le niveau des études était assez élevé. Malgré cela Lucien Bonaparte déclarait le 22 mars 1800 que l’instruction était “à peu près nulle en France”, et annonçait l’intention de réunir tous les professeurs “en un foyer commun” car, disait-il “l’éducation nationale doit être en harmonie avec toutes les autres institutions” donc centralisée... (Godechot, (p.733). “Chaptal s’efforçait, tout en centralisant, de maintenir les grandes traditions de la Révolution... Mais ce projet ne satisfit pas Bonaparte. Il estimait que les esprits échappaient encore trop à l’emprise de l’Etat... Le projet de Chaptal connut une bonne douzaine de rédactions avant de devenir la grande loi du 11 floréal an X (1er mai 1802)” (p.733).
“L’instruction publique peut et doit être une machine très puissante dans notre système politique. C’est par elle que le législateur pourra faire renaître un esprit national...” circulaire de la direction de l’Instruction Publique (p.733).

Fourcroy succéda à Roederer le 14 septembre 1802. La concurrence faite par l’enseignement privé empêchait les lycées de prospérer ; l’enseignement supérieur restait dispersé et insuffisant. Fourcroy pensa donner à l’Etat le “monopole” de l’enseignement en organisant un “Corps enseignant” formé par l’Etat, soumis à l’Etat, entièrement payé par l’Etat”... La seule question qui se posait, selon Fourcroy, c’était de savoir si le corps enseignant serait formé de religieux ou de laïcs. Napoléon opta pour les laïcs (p.734). Portalis combattit le monopole “au nom de la liberté du père de famille, qui devait, selon lui, pouvoir donner à ses enfants l’enseignement de son choix. Il évoqua le spectre du “despotisme” que pourrait engendrer un corps enseignant unique. Mais Fontanes répliqua que dans l’état d’anarchie où se trouvait la société, il était indispensable de l’unifier”... (p.734). Le monopole de l’instruction ne fut pas facile à installer et déjà à cette époque nous constatons des relations conflictuelles entre les établissements d’enseignement d’Etat et les écoles privés. L’instruction primaire, ainsi que celle des filles, est négligée par Napoléon. Les maîtres d’école sont peu considérés. Les frères des écoles chrétiennes, avec le retour des congrégations, permirent la multiplication des écoles. “Non seulement Fontanes ne favorisera pas le recrutement des instituteurs laïques, mais il les soumit étroitement à la surveillance du clergé... au total, l’enseignement primaire est aussi insuffisant à la fin de l’Empire qu’en 1800, peut-être plus qu’en 1789... Mais l’empereur n’a jamais songé sérieusement à instruire le peuple. Le tenir systématiquement dans l’ignorance, pour mieux le soumettre à sa tyrannie, tels étaient ses principes... Si l’empereur jugeait utile de maintenir le peuple dans l’ignorance, il lui était, en revanche, indispensable de développer l’enseignement supérieur afin d’instruire les multiples fonctionnaires qui devaient former les cadres de la nouvelle administration.” (Godechot, p.745).

“...l’Université est saturée d’autorité. Les leçons ont pour but ultime de former des serviteurs disciplinés et soumis à l’idée impériale. Les professeurs échappent de justesse au célibat forcé que l’empereur veut leur imposer pour ne les faire vivre qu’en vue de leur apostolat d’éducateurs.” (Ponteil, p 209). “L’Université avait été conçue sur le modèle des congrégations. C’était une congrégation laïque : “je vous fais chef d’ordre”, avait déclaré Napoléon à Fontanes en le nommant “Grand Maître”. Comme toute congrégation, mais aussi, comme l’armée, modèle idéal de toutes les institutions napoléonienne, l’Université possédait sa hiérarchie qui, du Grand Maître, allait jusqu’au simple maître d’études en passant par le chancelier, les inspecteurs généraux, les recteurs, les doyens, les professeurs de Facultés, les proviseurs, les censeurs et professeurs de lycées” (Godechot, p.735). “Mon Université, telle que je l’avais conçue, était un chef d’oeuvre dans ses combinaisons, et devait en être un dans ses résultats nationaux” dira Napoléon en 1815 (Bergeron, p.44). Stendhal, lui, disait : “Mais en passant de son administration à ses institutions, le tableau change de couleurs - là, tout est lumière, tout est bonheur, tout est franchise, ici tout est incertitude, tout est mesquin, tout est hypocrisie” (p.68).

Il serait intéressant de rechercher dans l’histoire des syndicats d’enseignants la manière dont ils s’y sont pris pour s’arracher à cette volonté de domination très forte. Ce pourrait être une explication de la force de leur propre structure. On ne peut se dégager d’une telle emprise qu’en étant également très fort (cette remarque trouve une réponse au chapitre 7 s/titre “Les agents de l’Education Nationale”.

conclusion

Ce court historique de la vie de Napoléon nous permet de retrouver, en filigrane, cette souffrance d’enfant due au manque de protection qu’il a connu et à la réponse qu’il lui avait apportée à cette époque : la claustration volontaire, l’isolement, une volonté farouche (il martèle et trempe sa pensée). Les historiens qui nous parlent de lui, devenu adulte, pointent encore ces traits de caractère ; il ne plie pas mais fera plier les autres :


* le premier des malheurs lui sembla toujours d’être conquis
* son esprit les contient et il leur échappe
* il était parvenu à s’isoler complètement.
* s’étant isolé du reste des hommes.

Nous verrons à quel point ces éléments se retrouveront dans le résultat de la recherche sur la domination.

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