Journal de bord d'Hossam Al-Madhoun

Acteur et metteur en scène palestinien résidant à Gaza

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Billet de blog 19 mars 2024

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Tout le monde parle de l'invasion de Rafah

15 mars 2024. J'ouvre mon ordinateur portable, j'ouvre un document Word, j'essaie d'écrire quelque chose sur notre vie gelée, une vie qui se limite à la recherche d'un colis de nourriture ou à l'attente de nouvelles concernant un cessez-le-feu. Tout le monde parle de l'invasion de Rafah, c'est le sujet discuté en permanence par tout le monde. Tout le monde est terrifié : où aller ? 

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15 mars 2024

Page blanche

J'ouvre mon ordinateur portable, j'ouvre un document Word, j'essaie d'écrire quelque chose sur notre vie gelée, une vie qui se limite à la recherche d'un colis de nourriture ou à l'attente de nouvelles concernant un cessez-le-feu.

Dans ma tête, mes pensées se bousculent, je suis incapable de me concentrer sur une idée ou un sujet. Mon chien pose sa tête sur mes genoux, ce qui rend l'écriture difficile. Pauvre chien, depuis deux jours, il ne se sent pas bien. Il a mal au ventre. C'est une pollution de l'estomac, a dit le médecin. La nourriture que nous mangeons n'est pas saine. Quelles alternatives avons-nous ? Aucune. J'ai pris mes médicaments et j'ai essayé́ de dormir. Ma mère, dans l'autre pièce, n'arrête pas de gémir de douleur, elle aussi. Son état empire et sa santé se détériore rapidement. Il n'y a rien à faire. L'impuissance tue !

Tout le monde parle de l'invasion de Rafah, c'est le sujet discuté en permanence par tout le monde. Tout le monde est terrifié : où aller ? Comment survivre sous les bombardements incessants ? Chaque jour, il y a un bombardement ciblé ou un bombardement aléatoire. Des gens sont tués et blessés sans arrêt.

Les deux petites filles qui vivent avec nous (les filles de la sœur d'Abeer, ma femme) sont beaucoup plus calmes que d'habitude, elles ont l'air très tristes, la plupart du temps assises à ne rien faire. Quels enfants de 8 et 14 ans peuvent rester sans rien faire pendant des heures ? Elles ne jouent pas, ne sortent pas, ne vont pas à l'école, n'ont pas d'amis, ne rendent pas visite à la famille, ne se promènent pas au marché, ne vont pas à la plage, restent simplement à la maison à ne rien faire. Le néant tue à petit feu ; il tue d'abord l'esprit et l'âme. Que puis-je faire ? Je leur ai apporté́ des jouets, du papier et des crayons couleurs. Et après ?

J'ai reçu un appel d'un collègue de l'un des centres d'hébergement, au sujet d'un autre enfant non accompagné, une jeune fille de 14 ans. Elle m'a dit qu'elle s'était échappée de Gaza et qu'elle avait passé́ trois jours dans la rue. Elle a peur et ne sait rien de sa famille. Elle voulait retourner à Dir Elbalah, où elle avait de la famille, mais elle ne pouvait pas donner un nom.

Une mère porte un petit enfant de quelques mois, tenant par la main un autre enfant de trois ans. Derrière elle, un autre enfant de six ans mendie, demande de la nourriture. Elle est très sale, et ses enfants aussi. Ils ont l'air très pauvres, très maigres. Que leur apporteront quelques shekels ? Je lui en donne cinq, c'est-à-dire presque rien. L'impuissance tue !

Cette page n'est plus blanche, il y a beaucoup de mots en noir. Je déteste le noir désormais. La prochaine fois, j'utiliserai une autre couleur, peut-être que cela m'aidera à me sentir mieux.

Bonne nuit.

16 mars 2024

Parler de moi

Je m'appelle Hossam et j'aurai 56 ans en juillet prochain. Je suis marié à Abeer, mon épouse bien-aimée, et nous avons une fille adorable, Salma, âgée de 23 ans.

Je suis né en tant que Palestinien à Gaza ; je n'ai pas choisi cette situation. J'ai grandi dans une famille nombreuse et pauvre, ce n'est pas ce que j'ai choisi non plus. Mon père était peu instruit, ma mère ne l'est pas du tout. Je ne les ai pas choisis, j'ai simplement accepté tout cela.

J'ai grandi en réalisant que nous étions sous occupation, avec des soldats étranges parlant une langue étrange dans nos rues, arrêtant les gens dans les rues, les fouillant, les humiliant, les arrêtant. Mon père nous disait de ne pas nous approcher des soldats, pourquoi ? Je n'en savais rien. Et en tant qu'enfant, je ne comprenais pas pourquoi, ni ce qui se passait. Je pensais que c'était la vie, et que c'était comme ça partout dans le monde. À cette époque, en tant que jeune garçon, le monde entier était circonscrit à la ville de Gaza. En réalité, tout ce que je connaissais, c'était quelques rues de la ville de Gaza. Je n'avais donc pas d'opinion.

À l'âge de 16 ans, je voulais aller en Israël, comme beaucoup de gens. J'ai donc pris un taxi pour Tel Aviv. C'était aussi simple que cela au début des années 1980. Tel Aviv, quelle ville ! Elle est si grande, si belle, si propre, de grands immeubles, des magasins brillants, une plage étincelante, des voitures neuves, des feux de circulation, des trottoirs peints ! Pourquoi Gaza ne ressemble-t-elle pas à Tel Aviv ? Je ne le savais pas. À Tel-Aviv, il y a des gens, des gens normaux, qui parlent certes une langue étrange, mais des gens normaux. Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre là-bas ? Pourquoi ne vivent-ils pas parmi nous à Gaza et en Cisjordanie ? Pourquoi devons-nous obtenir des permis pour entrer dans Tel Aviv ? Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre ensemble ? Ils ont l'air humain comme nous, nous avons l'air humain comme eux.

J'ai grandi et j'ai compris qu'une occupation militaire signifiait l'esclavage et l'absence de droits pour les personnes occupées.

Ensuite, lorsque j'ai travaillé en Israël pendant cinq ans, de 1985 à 1990, j'ai réalisé que nous étions les bienvenus là-bas, à condition d'obéir à l'Occupation. Nous sommes bons tant que nous acceptons d'être des travailleurs bon marché sans droits. Nous sommes alors bien traités, comme un bon esclave ou un gentil animal de compagnie.

Nous ne pouvions pas accepter cela. En 1987, a eu lieu la première Intifada, un soulèvement public contre l'occupation. Il a pris plusieurs formes : lancer des pierres sur les soldats, écrire des graffitis contre l'occupation sur les murs, mettre le feu à des pneus de voiture au milieu des rues pour empêcher les véhicules de l'armée de passer, et appeler au boycott des produits israéliens.

Ce mouvement a été accueilli avec une grande violence : des milliers de jeunes hommes ont été abattus, tués et arrêtés.

J'étais l'un de ces jeunes hommes et j'ai été arrêté, en 1992, et emprisonné pendant 9 mois, accusé d'avoir protesté contre l'occupation et d'avoir jeté des pierres sur des soldats.

(En 2012, je me suis rendu aux États-Unis. En arrivant à l'aéroport de Washington DC, le contrôleur des visas m'a interpellé et m'a demandé si j'avais déjà été en prison, alors que je l’avais dit dans la demande de visa et qu'il était donc au courant. J'ai répondu par l'affirmative et il m'a demandé pourquoi. J'ai répondu que c'était parce que j'avais jeté des pierres sur des soldats israéliens. Il m'a demandé s'il était sage de jeter des pierres contre une mitrailleuse, et j'ai répondu que cela semblait très sage à l'époque. Il a ri et m'a laissé entrer).

En 1993, j'ai commencé à m'impliquer dans le théâtre et le travail humanitaire. Cela a changé ma vie, j'ai décidé de continuer à résister à l'occupation en tant qu'individu avec mes propres mots, par mon jeu sur scène, par mes efforts pour aider les gens dans le besoin, et en essayant de faire connaître notre cause en Europe et dans tous les autres endroits où je pouvais me rendre. Depuis lors, j'ai toujours dénoncé la violence, je ne peux pas la considérer comme une solution à un conflit ou à un désaccord. Pourtant, pendant toute notre vie, nous avons été exposés à la violence sévère de l'occupation, à tous les types de violence, celle qui tue, qui blesse, qui arrête, qui affame, nous privant des besoins humains fondamentaux ou des droits de l'homme, nous traitant comme des moins que rien, moins que des êtres humains.

La terreur ! Qu'est-ce que la terreur si ce n'est l'occupation ? Qu'est-ce que la terreur si ce n'est le fait de bloquer les gens aux points de contrôle, de les priver de leur identité ?

La première fois que j'ai voyagé à l'étranger, c'était en Espagne, en 1995. Nous n'avions pas encore de passeport palestinien. À la place, nous avions ce que l'on appelle un « laissez-passer » délivré par les autorités israéliennes : Nom, numéro d'identification, photo, date de naissance et nationalité : non identifiée.

C'est exactement ce qu'ils ont écrit en face de l'identification de la nationalité : non identifiée.

C'était un choc, c'était douloureux, c'était humiliant, c'était et c'est toujours injuste.

J'ai mieux compris en assistant à l'arrivée de l'Autorité palestinienne, l'Autorité corrompue. Sommes-nous libres ? Les soldats israéliens sont-ils sortis de Gaza ? Non ! Ils sont à la jonction de Nitsareem, au sud de la ville de Gaza, avec leurs chars, leurs canons et leurs postes de contrôle. Ils sont présents à Abu Holy, au milieu de la bande de Gaza, avec leurs chars, leurs fusils, leurs points de contrôle et leurs tours d'observation armées. Ils sont présents au point de passage de Rafah, et ils ont toujours la pleine autorité pour autoriser ou empêcher quiconque d'entrer ou de sortir.

Là encore, tout est entre leurs mains. Nos exportations, nos importations, nos voyages, nos déplacements, nos taxis, notre eau, notre électricité, nos communications, tout est contrôlé par l'occupation israélienne.

Je me sens encore plus humilié lorsque je réalise que c'est le résultat des accords d'Oslo.

En 2000, la deuxième Intifada, un nouveau soulèvement public contre l'occupation, a commencé. Cette fois, certains Palestiniens avaient des armes et ils s'en sont servis. Le Hamas a commencé ses attaques terroristes et ses attentats suicidaires. Et comme si les Israéliens attendaient que cela se produise, leurs représailles n'ont eu aucune limite : bombardements, tueries, fermeture de quartiers entiers, blocus, arrestations de milliers de personnes.

Pourquoi pensent-ils qu'une nation acceptera d'être asservie pour toujours ? Pourquoi ne réalisent-ils pas que la seule solution est de libérer les gens afin qu'ils puissent décider et déterminer eux-mêmes leur vie et leur avenir ?

Et maintenant, je vois le Hamas prendre le contrôle de Gaza, avec les mêmes pratiques de corruption, encore pires que celles de l'Autorité palestinienne. De plus, ils traitent les gens avec une discrimination évidente : si vous n'êtes pas du Hamas, vous êtes un étranger. Censure de la parole. Combien de fois des jeunes ont-ils manifesté en faveur de l'unité entre Gaza et la Cisjordanie, entre le Hamas et l'Autorité palestinienne, pour se heurter à la main de fer du Hamas ?

Je me suis rendu compte que la principale cause de la création du Hamas est l'occupation elle-même. Depuis 17 ans, la politique israélienne consiste à maintenir la séparation entre Gaza et la Cisjordanie afin de saper toute possibilité d'unité et de développement d'un État palestinien. Pendant des années, ils ont permis au Qatar de financer le Hamas. Ils voulaient que le Hamas soit présent pour affirmer qu'ils ne pouvaient pas négocier la paix tant qu'une organisation terroriste était au pouvoir.

J'assiste aujourd'hui à la destruction complète de ma ville, à l'assassinat de plus de 30 000 de mes concitoyens, à la blessure de plus de 70 000 d'entre eux, à la destruction de 60 % des maisons de ma ville. Vivre la peur, la terreur, la famine et la mort lente de 2,3 millions de personnes.

Ces derniers jours, je ne me sens pas bien du tout, le moindre effort me fatigue, m'épuise. Aujourd'hui, j'ai trouvé quelqu'un avec une balance au marché, avec un morceau de papier écrit dessus : « Pesez-vous pour 1 shekel ». Je l'ai fait, je pèse 69 kg. La dernière fois que je me suis pesé, avant la guerre, je pesais 85 kg. C'est une chute sévère, malsaine, je le sais, à cause du type de nourriture que nous avons, sans viande, sans poulet, sans poisson, sans fruits, sans noix, et avec de l'eau insalubre. Oui, je suis malade.

18 mars 2024

Les oiseaux au paradis

Lorsque nous étions jeunes et qu'un enfant de la famille ou du voisinage mourait, les adultes nous disaient que cet enfant était au ciel, qu'il s’était transformé en un bel oiseau au paradis.

Nous aimions cette idée, mais nous avions des doutes : si c'est si bon, pourquoi les mères et les pères sont-ils en train de gémir, d’être tristes et de pleurer ? Pourquoi les mères portent-elles des robes noires pendant des mois, pourquoi ne sourient-elles plus ? Pourquoi personne ne rit, et si l'un d'entre nous se met à rire, lui est-il demandé de se taire ?

L'UNICEF et le ministère de la santé ont déclaré que 13 000 enfants ont été tués à Gaza par l'armée israélienne au cours des cinq derniers mois.

C'est trop d'oiseaux ; je pense que le paradis est plein d'oiseaux maintenant. N'est-ce pas assez ?

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