25 mars 2024
Ces deux dernières nuits, des drones ont survolé Rafah, occupant le ciel et l'espace, avec leur bruit, un bruit affreux, de l'aube au coucher du soleil, sans arrêt. Je n'arrive pas à dormir, et si je m'endors un peu, ce son terrible me réveille encore et encore. C'est le bruit de la mort et de l'agonie.
De temps en temps, en plus du bruit des drones, nous entendons une frappe aérienne suivie, dans les 10 à 15 minutes qui suivent, du bruit des sirènes d'ambulance. Combien de personnes ont été tuées ? Combien de bâtiments ont été détruits, combien de personnes sont sous les décombres, mortes ou vivantes ? Y a-t-il des enfants parmi eux ?
Je n'arrête pas de penser à tout cela jusqu'à ce que le son du drone me sorte de mes pensées pour me dire : « Je suis là ! Tu ne penseras à rien d'autre, tu ne dormiras pas ! »
Dans l'autre pièce, ma mère pleure de douleur, les escarres s'étendent sur son corps, sur son dos, ses épaules, ses fesses, et il n'y a pas de médicaments disponibles à Gaza pour l'aider. La plus jeune enfant ici, la fille de la sœur de ma femme, pleure aussi. Elle veut dormir mais ne peut pas à cause du bruit du drone. C'est très fort, très proche, vous sentez le drone à l'intérieur de la maison, à l'intérieur de la pièce, à l'intérieur de votre cerveau, il vous crie dessus ! « Vous ne vous reposerez pas, vous ne dormirez pas ! » Je suis ici et je n'ai droit à aucune autre sensation que celle d'écoute le drone. Le son du bourdonnement me rappelle le corbeau. Dans notre culture, le cri du corbeau est un mauvais présage. J'entendais ma mère demander à Dieu de nous protéger du diable lorsqu'elle entendait le chant du corbeau.
À Gaza, je vivais dans l'immeuble Alutaz. Plusieurs familles, environ 80 personnes, hommes, femmes, enfants et personnes âgées, ne sont pas partis depuis le début de la guerre. Je les connais tous, certains sont des amis, et pas seulement des voisins. Nous prenions de leurs nouvelles chaque fois que les communications fonctionnaient. Ils ont connu la peur, la panique, la famine, la soif, mais ils étaient déterminés à rester chez eux, et ils ont décidé de ne pas partir. Plusieurs affrontements armés ont eu lieu dans la région, et ils ont été pris entre deux feux. Plusieurs bâtiments autour d'eux ont été bombardés et détruits et pourtant, ils ne voulaient pas quitter leurs maisons. Toutes les fenêtres du bâtiment ont été détruites, plusieurs appartements ont été bombardés et brûlés. Ils ont éteint le feu et sont restés.
La connexion mobile est très faible, mais elle s'améliore de minuit à 6 heures du matin. J'ai chargé les messages du groupe de voisins WhatsApp, qui était rempli de discussions. Je les ai parcourus :
19:35
- Quelqu'un a-t-il des nouvelles des voisins ?
- Oui, ils sont tous en sécurité, mais la situation est vraiment dangereuse, l'armée israélienne est dans la rue.
20:41
- Que Dieu les protège.
- Je prie pour leur sécurité.
22:52
Je viens de recevoir un SMS d'un voisin : les soldats israéliens entrent dans le bâtiment.
22:55
- J'ai essayé d'appeler mon père là-bas, son portable est éteint.
- J'ai essayé d'appeler Abo Kareem, son portable est éteint aussi.
00:20
Quelqu'un a-t-il des nouvelles des voisins ?
03:07
- Tous les voisins ont été forcés de quitter le bâtiment et ils marchent sur la rue Alrasheed (rue de la mer) en direction du sud. [Ceci provient du dernier appel avec la fille d'Abu Ibraheem].
- Des voisins ont-ils été arrêtés ?
- Que Dieu nous apporte la bonne nouvelle de leur sécurité.
03:45
- Les dernières nouvelles concernant nos voisins, à 20 heures, les soldats israéliens sont entrés dans le bâtiment, forçant tous les voisins à sortir dans la rue, ordonnant aux hommes de se tenir en rang sur le côté gauche de la rue et aux femmes et aux enfants de se tenir sur le côté droit, les uns en face des autres. Ils ont dit à tous les hommes de se déshabiller, ils étaient gardés par plusieurs soldats qui pointaient leurs armes sur eux. Il y avait deux chars blindés, l'un en haut de la rue et l'autre en bas de la rue, un tireur d'élite dans chaque char pointait son arme sur les voisins.
- De temps en temps, ils entendaient de petites explosions à l'intérieur de l'immeuble. Ils pensent que les soldats faisaient exploser les portes fermées des voisins qui avaient quitté leur maison au début de la guerre. Les voisins ont été maintenus à leur place dans la rue de 20 heures à 2 heures du matin, puis on leur a demandé de partir vers le sud en empruntant la route de la mer. Ils marchaient sans rien avec eux, ni vêtements, ni nourriture, ni argent, ni papiers d'identité, ni rien. Ils ont marché.
04:25
Mon père est très malade, il ralentit les autres, ils se sont séparés. Mon père, ma mère et mon jeune frère sont au rond-point de Nabulsi, où l'armée israélienne a tué plus de 100 personnes qui attendaient de la nourriture il y a deux semaines. Les autres voisins ont déjà dépassé ma famille.
04:37
- Savez-vous où ils peuvent trouver des voitures ou tout autre moyen de transport ?
- Pas avant la vallée de Gaza.
- C'est à 8 km de chez nous.
- Oui.
- J'espère qu'ils y arriveront, les enfants et les personnes âgées ne peuvent pas le faire.
- Ils y arriveront, par la volonté de Dieu.
- Près de la vallée de Gaza, il y a un endroit où le World Centre Kitchen accueille les personnes qui sont forcées de quitter Gaza, et leur fournit des vêtements et des repas chauds, et il y a aussi une unité de soins de santé primaires.
- J'espère qu'ils y arriveront bientôt.
06:15
- Des nouvelles, mes chers voisins ? Des nouvelles ?
- La famille Bakri vient d'arriver chez moi à Zawaida.
- J'ai parlé au Dr Nasri, il va bien avec sa famille, ils marchent toujours vers Dir Elbalah. Je pense qu'il ira rejoindre son frère là-bas.
07h23
- Mon père n'a pas survécu, il est tombé raide mort 1 km avant la vallée de Gaza. Ma mère et mon frère l'ont porté et sont arrivés à l'endroit où se trouve le World Centre Kitchen.
- Qu'il repose en paix.
- Oh, mon cher, je suis vraiment désolé pour cela, que Dieu ait pitié de lui.
Au revoir Abu Ashraf, Dieu sait à quel point tu étais un bon voisin, un homme bien, repose en paix mon cher.