Jrm Morel (avatar)

Jrm Morel

Essayiste en sciences politiques.

Abonné·e de Mediapart

23 Billets

1 Éditions

Billet de blog 16 octobre 2024

Jrm Morel (avatar)

Jrm Morel

Essayiste en sciences politiques.

Abonné·e de Mediapart

La Storia d'E. Morante : quand l'humanisme chrétien reconsidère l'Histoire.

Le chef d'oeuvre d'Elsa Morante se propose de revisiter la grande Histoire à travers le peuple. Voltaire avait formulé un projet analogue pour son Siècle de Louis XIV, mais une telle histoire n'est parvenue à maturité en France qu'avec l'école des Annales au XXe siècle. Voici un projet historiographique comparable qui, sous forme romanesque, livre magistralement une vision de l'Humain.

Jrm Morel (avatar)

Jrm Morel

Essayiste en sciences politiques.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jusqu'aux environs de la page 550, j'ai lu La Storia comme un livre plaisant, mais sans plus. Une galerie de portraits dont le fil conducteur est une femme, de son enfance à l'âge adulte. Jusque-là, le projet de l'auteur de présenter l'Histoire par ses victimes se fait sentir, mais pas de manière trop convaincante. La sensibilité de l'auteur qui lui fait présenter ses personnages de manière très humaine et touchante contribue à donner du charme à la galerie de portraits qu'elle expose. C'était d'ailleurs une interrogation, que de savoir pourquoi cet ouvrage avait ainsi fait débat en Italie : parcours humains pendant la Seconde Guerre mondiale, qui n'a pas uniquement broyé des personnes dans leur chair mais a aussi apporté une lecture idéologique de ces existences troubles dans une période incertaine. L'image du fasciste jovial et joufflu qui revient brisé physiquement et moralement du front de l'Est pouvait-elle trouver sa place dans le paysage littéraire italien de l'après brigades rouges ? C'est le genre de questions que je me suis posées, mais je faisais bien fausse route.

Le trait de génie de l'auteur passe par une scène qui occupe plus d'une quarantaine de pages, en fin de livre. Jusque-là, l'une des questions est de savoir quelle est la posture de la narratrice, qui se place en témoin sans être liée à un quelconque personnage ( sauf un peu au beau gosse de l'affaire, qui apparaît pourtant en ombres chinoises ). Toujours au niveau de la narration, la place occupée par les rêves des personnages laisse un peu interrogateur. Loin du roman réaliste du XIXe siècle, on découvre les personnages à travers les mouvements de leur conscience, sans pouvoir en saisir forcément la portée ni l'intérêt ; l'univers des rêves n'apporte rien à l'intrigue proprement dite. Tout au plus cela donne-t-il de la figure maternelle, Ida, l'épaisseur d'une double victime de l'Histoire : dans sa chair à force de privations et de malnutrition ; dans son âme fêlée par ses fragilités d'enfance, son caractère simple et craintif, et la culpabilité qui l'envahit pour tous les maux de son temps : être enceinte à la suite d'un viol quand le quotidien est déjà difficile, être juive quand ça devient interdit, être trop pauvre pour faire garder son fils autrement que par une chienne de berger...

Toutes les figures rencontrées au fil des pages, emportées vers des fins le plus souvent misérables, parfois prématurées ou au contraire prolongées ; tous ces destins se retrouvent finalement... Au bistrot ! Bien sûr, tenir un discours univoque sur l'Histoire peut se révéler très spirituel et enrichissant. Mais cette mise en scène est un trait de génie. C'est une sorte de mise en abîme. Dans un roman consacré au cours de l'Histoire vu d'en bas, un long discours prend forme, dans la bouche d'un juif toxicomane pour qui la conversation relie tout, de son histoire familiale bourgeoise et de son militantisme anarchiste, de ses reniements et de sa soif intacte d'absolu... Et ce nœud gordien qui ne peut que rompre tant les tensions sont contraires pour un être aussi dégénéré, cette petite tragédie d'une vaste tragédie, elle s'exhibe sans pudeur ni manières au milieu de tous, qui s'en foutent. Une histoire se brise sous leurs yeux, non pas de manière sanglante, mais à la manière d'une lente agonie, et leurs jeux de cartes, leurs actualités sportives, leurs musiques à la mode retiennent l'attention, sauf pour quelques paroles amicales ou marques de mépris.

Que raconte-t-il sur l'Histoire ? Rien qui ne puisse fortement ébranler un historien qui considère qu'à l'image du coq qui chante les pieds dans la merde, les historiens doivent donner sens au carnage en pataugeant dans les fosses communes de l'humanité. Son propos se présente comme un idéal désuet de fraternité dans un monde où les rapports de pouvoir enlaidissent tout. Le tout est assez romantique au fond, au sens où il s'agit d'un individu révolté contre la Terre entière, contre lui-même aussi, mais dont l'indignation est d'autant plus forte qu'il conserve une image de pureté à atteindre, une quête d'absolu. Tout le monde s'en fout, les attitudes et questions qui entrecoupent son propos en font un prêche dans le désert. Chacun vit sa petite histoire sans se préoccuper de la grande, sans prétendre élever la conscience individuelle au rang de l'Humanité ; ça, ce n'est pas une priorité. Que le décor du bistrot change avec des portraits du Duce ou des musiques américaines, peu importe tant que subsiste cette Italie éternelle du farniente et de l'apéro.

Mais le propos devient alors mystique et donne à chaque personnage sa plénitude. Voilà un asocial devenu porte-parole de l'auteur pour discourir sur l'Humain, mais à son côté siège un enfant, miracle d'innocence et d'émerveillement sur un monde qui ne l'a pas épargné non plus : rachitique, épileptique, dépourvu de lien avec les jeunes de son âge, uniquement couvé par sa mère et une chienne qui veille sur lui, rejeton d'un viol pitoyable qui ne semble pas trouver de place légitime, ni en chercher une. Le vent sur les feuilles, le chant des oiseaux, tout est émerveillement pour lui qui assiste inquiet à la déchéance publique de son "ami", en fait ancien compagnon d'armes de son frère décédé. Un long extrait illustrerait sans doute mieux les idées que je jette sur la toile, mais ce petit passage à propos du Christ ( ANARCHISTE ! ) devrait résumer l'essentiel :

« s'il revient, il ne prononcera plus de paroles, parce que, de toute manière, celles qu'il avait à dire, il les a criées aux quatre vents. Quand il est apparu en Judée, le peuple n'a pas cru que c'était le vrai Dieu qui parlait, parce qu'il se présentait sous l'aspect d'un pauvre gars et non sous l'uniforme des autorités. Mais s'il revient, il se présentera sous un aspect encore plus misérable, en la personne d'un lépreux, d'une petite mendiante difforme, d'un sourd-muet, d'un gosse idiot. Il se cache dans une vieille putain : trouvez-moi ! et toi, après t'être servi de cette vieille putain pour tirer un coup, tu la laisses là ; et une fois en plein air, tu cherches dans le ciel : "ah Christ, ça fait deux mille ans que nous attendons ton retour !" "Moi", répond-il du fond de ses tanières, "je ne vous ai JAMAIS quittés. C'est vous qui me lynchez ou, pis encore, qui passez sans me voir, comme si j'étais l'ombre d'un cadavre en train de se putréfier sous terre. Moi, je passe tous les jours mille fois près de vous, je me multiplie pour vous tous autant que vous êtes, mes signes emplissent chaque millimètre de l'univers, et vous autres, vous ne les reconnaissez pas et prétendez attendre Dieu sait quels autres signes vulgaires… »

Disant tout cela, il ignore avec superbe un petit enfant à son côté, divin enfant qui lui demande petitement de rentrer. Nul théologien ne débattra pour savoir si cet enfant est né d'une "conception virginale" ou d'une "immaculée conception". Non, il est le fruit d'un viol, comme toute l'histoire de l'humanité qu'on recouvrirait d'un voile de pudeur, pour protéger d'abord des peuples enfants, pour mettre en odeur de sainteté toutes sortes d'oppressions sanguinolentes ensuite. L'auteur est alors en train de trancher le nœud pour eux tous, et l'Histoire ainsi mise à poil dans toute son ignominie et son obscénité continue, peuplée de figures qui la traversent de manière plus ou moins flamboyante, mais inexorablement absurde ; des petits tas de chair dans un gros hachoir. Et pourtant l'auteur fait encore scintiller une image de divin en chacun de ses personnages. Comme quoi, la poésie est sans doute plus apte à enchanter le monde que la science, même « humaine ».

J. Morel.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.