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Metteuse en scène, enseignante Culture Audiovisuelle et Artistique en BTS audiovisuel, directrice du site Hors-Série

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Billet de blog 23 février 2025

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Bref : le monde n'existe pas

La série de Kyan Khojandi cartonne en ce moment : se flattant d'être la « mieux notée de tous les temps » par les téléspectateurs sur AlloCiné, et la plus visionnée sur Disney +, elle semble recueillir un assentiment unanime qui en fait un phénomène de société. Comme toujours, de tels succès sont des symptômes, dont il est tentant d'explorer les ressorts...

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Il est vrai que les aventures de ce "je" qui se décrit comme un "mec banal" - aux prises avec la quarantaine et les affres de la vie (galères amoureuses, amicales, professionnelles et familiales) ne sont pas dénuées de charme. L'inventivité des dispositifs de mise en scène permet d'explorer toutes les facettes du monologue intérieur : la voix off ne se contente pas de faire entendre les pensées du narrateur, mais se déploie visuellement dans des espaces métaphoriques où elle dialogue avec d'autres versions d'elle-même. La forme s'en trouve spectaculairement pimpée.

 Voici le héros discutant avec ses avatars plus jeunes, faisant le bilan d'une existence où les mêmes névroses produisent invariablement les mêmes échecs. Le voici, plus tard, dialoguant avec son frère dans l'espace mental où se dressent leurs souvenirs communs, qu'ils visitent en faisant valoir l'un à l'autre leur perception différente d'une même péripétie - et de découvrir ébahis l'un et l'autre que tout est affaire de point de vue. Le voici encore réparant la voiture imaginaire qui figure sa relation amoureuse - à chaque nouvelle relation, une nouvelle voiture imaginaire, customisée à deux pour avancer ensemble sur les routes de la vie, et condamnée au crash si, se satisfaisant de vils petits mensonges pour se tirer d'un mauvais pas, on la bricole avec un vieux chewing gum ou un cintre tordu. Et lorsque son père déclare un cancer, et que sa mère annonce "qu'on va se battre", la série bascule dans le genre guerre science-fictionnelle, équipant les membres de la famille en warriors du futur luttant armes au poing contre des marées de crabes féroces.

Tout ça est plutôt joli et séduisant : le pari de la métaphore, enthousiasmant, offre à la vie psychique l'occasion d'une figuration inspirée, pittoresque et flamboyante, et nous libère du réalisme planplan auquel ce genre de série, modeste dans son projet, tend à se condamner. La vie psychique est un théâtre, on s'y fait moult films, dont Kyan Khojandi a su tirer tout le miel cinégénique.

Reste que cette épopée de l'intériorité déployée dans le sillon d'une vie étroitement ordinaire, tout en s'efforçant vers une certaine sagesse - tout l'enjeu est de parvenir à faire de sa vie autre chose qu'un ratage perpétuel - ne va pas sans un déni majeur : celui du monde comme il va mal, et comme il affecte réellement la psyché des individus qui s'y débattent.

Dans le sillage d'une psychanalyse réactionnaire - celle qui a dominé dans les années 80 et que des théoriciens et cliniciens contemporains travaillent désormais à arracher à cette gangue conservatrice - elle s'en tient à l'hypothèse du "petit théâtre de papa-maman" pour tenter de défaire les nœuds psychiques où la subjectivité s'enferre. Pour le monde social-historique où cette scène familiale est venue s'inscrire et d'où elle a tiré tous ses agencements, il est purement et simplement aboli. Il n'y a pas d'extérieur dans la série, au propre comme au figuré : les rares plans qui ne soient pas tournés en studio sont pour le jardin familial où l'on déjeune le dimanche, et où, bien sûr, se rejouent éternellement les conflits fratricides et l'aspiration à "tuer le père".

La manière dont le monde du travail est traité est à cet égard tout à fait symptômatique : ce pourrait être le point où le héros s'articule au monde, au réel social - de fait, comme nous tous, il y est contraint pour gagner sa vie - mais ça reste, encore et toujours, une histoire de famille. La première entreprise (où il s'emploie à des tâches sans qualification : ménage, photocopies) est celle du père et du frère, dans un job qui lui est consenti avec une magnanimité toute familiale. Et s'il le quitte, ce n'est pas - comme la plupart des travailleurs aujourd'hui - parce qu'il s'en fait jeter à l'occasion d'un recadrage économique, mais parce qu'il pète les plombs et choisit de se barrer.

Sa subjectivité, si intempestive soit-elle, reste maîtresse de son activité.  Pour son job suivant, beaucoup plus en rapport avec ses qualifications - il s'agit d'assurer la vente en ligne de jouets que de grands enfants comme lui continuent d'adorer - il n'est menacé de le perdre qu'à la faveur, à nouveau, d'une affaire familiale : sa patronne doit quitter Paris pour se rendre au chevet de sa mère malade, et doit vendre le stock. Nulle faillite, nulle pression financière, juste les aléas de la vie familiale. La banque ne fera pas obstacle au prêt qu'il doit contracter pour racheter le-dit stock : épaulé par son frère, qui comprend parfaitement le volapük dans lequel s'expriment les exigences comptables, il se verra garni sans même avoir eu à le demander. C'est toute l'économie qui est ainsi évincée du cadrage du récit, et avec elle évidemment, toute la politique.

Aussi n'y a-t-il pas dans le récit d'autre forme de collectif que celle de la tribu : tribu familiale, tribu de potes, au sein de laquelle va pouvoir se développer la tribu fondamentale : le couple, promis à la procréation. Pas de classes sociales, pas d'organisations, pas de syndicats, surtout pas de parti - pas d'autre lutte que celle du sujet pour y voir clair dans ses propres empêchements. Mais un récit à ce point soucieux d'éviter ces questions, de nier la réalité socio-économique qui produit le cadrage intégral de nos existences, n'est pas exactement un récit dépolitisé. Le déni est un cadrage politique, c'est celui du néolibéralisme contemporain, qui entend nous convaincre que les aléas de nos existences sont le fait de notre intempérance psychique. La subjectivité mise en spectacle dans Bref est le pur produit de cette époque et de son cadrage. 

C'est dans ce cadrage qu'est venue s'épanouir toute l'économie du développement personnel, ainsi que l'acception bourgeoise de la cure analytique, auxquelles la série ne fait qu'offrir une mise en scène rigolote : si nous souffrons, ce n'est que de notre propre chef (c'est dans notre tête), et l'idée qu'il faille éventuellement changer le monde n'a pas la moindre signification dans un tel paradigme. Il n'y a, tout simplement, pas de monde.

Il n'y a que des tribus, qu'il faut apprendre à bien composer afin de n'être pas mal accompagné : c'est par cette promesse que la série nous tient et nous réjouit, infiniment confortable en ceci qu'elle ne nous propose que des challenges à notre portée. Pour le monde et la violence de ses réalités économiques et sociales, il n'en reste rien. Ce que Bref accomplit parfaitement, et comme au carré, c'est le programme implicite de toute série, ici porté à son paroxysme : une échappatoire, un usage du temps offert pour nier, aussi longtemps que possible, le réel - ici aboli au sein-même du récit. On se doute qu'une telle forclusion du monde profite aux puissants attachés à le dévaster pour y prospérer sans être inquiétés.

Illustration 1

Faire entrer le monde - le réel social-historique - dans une série, même centrée sur un personnage égotique et ses affres personnelles, c'est évidemment possible, et des exemples le prouvent. Blanche Gardin s'y était essayée qui proposait, avec La meilleure version de moi-même (2021), une quête personnelle flirtant avec la folie, dans un récit où des échardes de réalité venaient se planter de proche en proche : un sans-abri dormant en bas de chez elle, avec qui la narratrice tentait un dialogue forcément bancal, des colleuses nocturnes luttant contre le patriarcat, avec qui l'échange n'était guère plus concluant - le récit cherchait des points de contact avec le réel, et n'ignorait pas les écueils de l'entreprise.

Il n'y a rien d'anodin à ce que la même Blanche Gardin, décidément peu encline à fermer les yeux sur ce qui l'entoure, se retrouve aujourd'hui coincée dans une impasse : conspuée pour avoir fait un sketch où elle mettait en scène le délire collectif qui a saisi le commentariat, lorsqu'il a entrepris d'amalgamer tout soutien à la Palestine à une expression d'antisémitisme, elle a perdu le goût des blagues. Blacklistée par le milieu de la production fictionnelle, elle découvre à ses frais qu'on ne garde pas les yeux ouverts sans en payer le prix.

La ligne de démarcation qui passe entre Khojandi et Gardin, entre le triomphe de l'un et l'excommunication de l'autre, est un marqueur de l'époque :  elle circonscrit l'espace du dicible et du racontable, qui s'atrophie à mesure que les temps s'enfoncent dans l'obscurité. Une telle société, qui bannit ses vigies et encense ses bouffons, nous apprend peut-être quelque chose sur le nouveau visage du fascisme, auquel on sait devoir se préparer sans connaître encore sa figure prochaine...

On se doutait qu'il ne viendrait pas deux fois armé du même bruit de bottes, dans la clameur de foules livrées à l'adoration d'un leader le bras tendu - encore qu'il est des modes gestuelles qui, manifestement, ne se lassent pas de revenir. Peut-être se prépare-t-il plutôt dans cette époque qui nous veut zombies, les yeux tournés vers l'intérieur, et sourds aux cris d'horreur bruissant partout autour. Une époque où l'on rigole et jouit encore, souvent même, où l'on s'émeut beaucoup devant des marchandises numériques parfaitement usinées pour notre plaisir, dans le circuit fermé de nos écrans, de nos réseaux, spiralés en toboggans par où nous dévalons toujours plus profondément dans nos aventures intérieures : comment résister à la force de cette jouissance auto-érotique érigée en rempart contre le monde ?

Mieux qu'un rideau de fer, c'est un barrage contre le réel -  et quiconque entreprend d'y ouvrir des brèches découvre aussitôt ce qu'il en coûte, de solitude et d'opprobre ; dans une société fascisante, on ne sort pas impunément du cercle des émotions licites, et de la seule "réalité" que le système autorise à symboliser -  il faut désormais se le tenir pour dit : le monde n'existe pas.

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