Grande joie hier samedi en voyant combien nous étions nombreuses sur la place de la République, et dans bien d’autres villes, pour soutenir le courage d’une femme agressée par 82 hommes pendant le coma chimique que lui imposait, à son insu, son époux. Grande joie de voir les larmes de toutes ces autres agressées consolées, la colère de toutes ces autres agressées qui trouve à s’exprimer. Chaleur de la solidarité dans les regards, dans les sourires. Force qui monte en chacune de voir la force de toutes rassemblées, écoeurées de cette horreur brute et surtout, déterminées à ce que ça cesse !
Le plus beau slogan parmi tous ceux que nous avions scandé était sûrement : grève des femmes ! Grève générale !
Beaucoup de femmes ont proposé et fait la grève avant nous. En voici quelques exemples pour mémoire :
- Depuis 2017, révoltées par les féminicides, les féministes argentines ont lancé un appel à la grève des femmes pour le 8 mars qui a suscité, depuis, un enthousiasme international
- En 2016, les Polonaises avaient appelé à abandonner le travail sous n’importe quel prétexte pour venir manifester contre la mise hors la loi de l’avortement
- En 2002, au Liberia, des femmes lançaient une grève du sexe pour mettre fin à la guerre : elles réussissent à être associées aux négociations de paix et contribuent finalement au renversement du gouvernement. Fait rare : la fervente croyante luthérienne Leymah Gbowee, l’une des initiatrices de cette grève, obtient le prix Nobel de la paix en 2011
- En 2000 et 2001, les femmes de la Campagne internationale pour un salaire pour le travail domestique organisent de grandes grèves pour le 8 mars dans nombre de pays (Espagne, Etats-unis, Grande Bretagne, Guyana, Haïti, Inde, Italie, Irlande, Pérou)
- Depuis 1996, les Colombiennes de la Ruta Pacífica de Mujeres, qui regroupe des dizaines d’organisation de femmes, promeuvent une grève des ventres avec la consigne « pas un enfant de plus pour la guerre »
- Le 14 juin 1991, des syndicalistes Suisses avaient organisé la grève d’un demi-million de femmes pour obtenir l’application d’une loi sur l’égalité (notamment salariale) votée dix ans avant.
- Et il y a un peu plus de 2.500 ans, l’athénienne Lysistrata (dont le nom signifie littéralement « celle qui licencie l'armée ») est la première à appeler à la grève du sexe jusqu’à ce que les hommes athéniens arrêtent la guerre contre ceux de Sparte… Mais Lysistrata est un personnage de théâtre, imaginée par un homme…
De ce petit aperçu, je tire quelques réflexions.
D’abord, que la grève est utile, parce qu’elle nous rassemble, qu’elle nous permet de porter différentes sortes de revendications et, en conjonction avec d’autres formes de lutte, d’obtenir des avancées.
Ensuite, que la grève la plus connue (qui fait encore écho 2500 ans après), la plus « dure » (jusqu’à satisfaction des revendications), mais aussi la moins orientée vers des intérêts spécifiques des femmes (la fin de la guerre), a été imaginée par un homme. Et qu’elle concerne spécifiquement les relations sexuelles.
Justement, une chose m’a étonnée hier, sur la place de la République : pas une seule fois le mot hétérosexualité n’a été prononcé. Ou plutôt si, un homme, je crois, s’est lui-même qualifié « d’hétéro » (et de « cis »). Mais justement : c’est un homme qui l’a dit, et qui l’a utilisé comme un adjectif qualificatif. Pas comme un substantif (oh là là ! tout de suite des termes de grammaire compliqués…)
Non non, rien de compliqué. Juste rappeler que l’hétérosexualité, en fait, ce ne sont pas des pratiques sexuelles individuelles, ou des préférences sexuelles personnelles. Non : l’Hétérosexualité avec un grand H, c’est le nom du système politique global qui structure le patriarcat[1]. Monique Wittig l’a aussi appelée la Pensée Straight.
L’Hétérosexualité c’est la logique sous-jacente, l’épine dorsale de ce système dans lequel les hommes oppriment les femmes. Par le viol, par le moindre salaire, pas le travail domestique gratuit, par l’exclusion des grandes décisions politiques, religieuses ou spirituelles, par les coups, par la mobilité réduite, par la sexualité mutilée, par les interdictions de toutes sortes et les devoirs permanents qui nous écrasent (enfin pas tout à fait, mais presque).
Je répète ce que Monique Wittig et les lesbiennes radicales ont réussi à comprendre et à formuler il y a presque 50 ans. C’est une compréhension précieuse. Elle fait peur au début, parfois, elle choque, je sais. Parce qu’on se sent mises en cause dans nos relations intimes. Mais pas du tout. Ca n’a rien de personnel : on parle d’un système et pas de nos pratiques érotico-sexuelles et affectives individuelles.
Entre parenthèses quand-même : est-ce que ces relations intimes, est-ce que ces pratiques sexuelles nous font vraiment plaisir ? Est-ce qu’elles nous satisfont profondément ? Est-ce qu’elles correspondent vraiment à quelque chose que nous désirons très fort de l’intérieur ? Ou bien est-ce que c’est surtout l’habitude, le manque de choix, est-ce qu’on fait ça parce que tout le monde le fait ? Parce que c’est interdit de faire autrement, parce qu’on ne sait pas comment faire autrement, parce qu’on n’oserait jamais draguer une femme et qu’il n’y a pas trop de lesbiennes dans notre entourage, mais par contre, beaucoup d’hommes qui insistent pour qu’on sorte avec eux, qu’on couche avec eux, qu’on les épouse et qu’on élève leurs enfants ?
L’autre mot que je n’ai pas entendu hier place de la République, pas du tout, c’est : lesbienne. Courageusement, une oratrice a dit qu’elle était queer. Et racisée. C’était bien la seule à le dire. Sur l’imbrication du racisme et de la classe avec l’oppression des femmes, il y aurait tellement à dire. Ce sera à d’autres moments. Heureusement d’autres aussi le disent, l’analysent en profondeur, depuis longtemps et dans toutes les langues[2], donc pour le moment, je ne tire qu’un seul fil : celui de l’hétérosexualité.
Un homme, donc, se procure pendant dix ans de puissants sédatifs pour assommer une femme, mariée avec lui, et inciter d’autres hommes à la violer, inconsciente, devant sa caméra. Il n’a apparemment pas d’objectif économique. Ce n’est pas le besoin pressant de faire vivre sa famille, ni même l’appât du gain qui le pousse. Pour ce qui est des autres violeurs, on ne sait pas trop ce qui les amène à se rendre dans une maison inconnue et à violer une femme inconnue, manifestement inconsciente. La gratuité ? La facilité (aucun effort de séduction à fournir) ? Le fait qu’ils n’aient aucun effort à faire pour donner du plaisir à l’autre ? La volonté de « prouver » quelque chose à un autre homme, d’établir avec lui une complicité quelconque ?
En fait, pas la peine de se casser la tête pour comprendre l’incompréhensible, ni de rentrer dans l’esprit de chacun d’eux (pitié !). L’explication profonde, celle qui nous permet de sortir de la sidération où nous plonge l’absurdité révoltante des faits, elle est simple. C’est le système politique de l’hétérosexualité. On aurait peut-être préféré que ce soit « la pomme pourrie » dans le panier. Mais avec 82 pommes pourries dans le même panier, il est peut-être temps de se poser la question autrement. Et si nous voulons vraiment que ça cesse, autant regarder une bonne fois la réalité en face. L’explication c’est le système politique de l’hétérosexualité. Qui structure le patriarcat. Comme le capitalisme structure l’exploitation. Comme le racisme structure les discriminations. Le système politique de l’hétérosexualité, dont la logique première n’est pas de nous faire « tomber amoureuses » des hommes, mais de nous faire croire à l’existence d’une différence naturelle des sexes. Parce qu’avant de tomber amoureuses des hommes, seulement d’eux et toujours d’eux, puis de faire leurs quatre volontés au nom de l’amour, de les supporter patiemment au nom de l’amour, de les excuser, malgré tout, encore une fois, il faut encore que nous soyons devenues des femmes et qu’ils soient devenus des hommes… Je vous renvoie à Wittig surtout bien sûr, mais aussi à Colette Guillaumin, à Beauvoir et à tant d’autres, pour ne pas faire trop long.
Car ce que je voulais dire, en un mot comme en cent, c’est que la grève générale des femmes, la vraie, c’est le lesbianisme. Pas l’homosexualité féminine, non. Personne n’est obligée de coucher avec personne ni de changer ses désirs. Le lesbianisme, c’est une analyse politique et une pratique de lutte collective qui consiste, pour les personnes qui ont été désignées comme femmes, à refuser d’obéir à tout ce que ça implique d’être une femme, par exemple aujourd’hui en France. Pas seulement refuser les différentes apparences féminines, ou les comportements doux et tendres qui nous sont prescrits. Mais aussi refuser d’être cantonnées à tels ou tels boulots, à tels ou tels salaires, aux positions subordonnées, au travail domestique gratuit, à l’obéissance aux hommes, à la maternité comme principal accomplissement, à la concurrence systématique entre femmes, au mépris, à l’invisibilisation. Eventuellement aussi, refuser d’entrer ou de rester dans des relations intimes avec les hommes, non pas chacun personnellement mais en tant qu’oppresseurs. Et s’autoriser à aimer d’autres femmes, non plus en tant qu’adversaires mais en tant qu’alliées politiques. De les aimer y compris sexuellement, érotiquement, et plus si affinités. Jusqu’à en faire nos compagnes de vie, peut-être, pourquoi pas.
Le lesbianisme, à ce stade vous l’avez compris, c’est une grève générale et totale sur tous les fronts. Evidemment, c’est une lutte collective. Individuellement, ce n’est qu’une pratique érotico-sexuelle, souvent assez difficile à assumer d’ailleurs malgré ses charmes, car elle est extrêmement réprimée. Ensemble, c’est une proposition politique qui pourrait transformer radicalement les choses. C’est déserter le patriarcat. Tourner radicalement le dos aux hommes pour leur enlever leur pouvoir. Les destituer. Les faire disparaître en tant qu’hommes oppresseurs —et nous en tant que femmes, opprimées. Pour devenir enfin toustes des personnes, simplement et pleinement des personnes.
En même temps, on aura combattu et détruit le racisme et le capitalisme bien entendu.
Ça sonne bien ? Ça mérite réflexion ?
Je dis, je re-dis, avec Wittig : qu’est-ce qu’on attend pour le faire ?
[1] Disons les patriarcats en fait, car il en existe de très nombreuses variétés.
[2] Au cas où quand-même, si jamais, pour commencer quelque part : le Combahee River Collective, Boston, 1979.