À l’heure actuelle, le nombre d’agressions commises dans la rue est au plus haut, ne permettant pas à certaines femmes de se sentir en sécurité dans leurs déplacements, aussi, elles sont souvent contraintes d’élaborer des stratégies afin de faire face aux inconvénients découlant de l’usage de l’espace public. Cela s’appelle le coping, terme de psychologie apparut en 1984 dans l’ouvrage « Stress, apparaisal and coping » aux revues Springer, rédigé par Lazarus RS. Et Folkman S., psychologues et professeurs d’université. Ils définissent ce terme comme étant « L’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux destinés à maîtriser, réduire ou tolérer des demandes spécifiques internes et/ou externes, vécues par le sujet comme menaçant, épuisant ou dépassant ses ressources » (R. Lazarus, 1978).
Ce terme devrait en français se traduire par l’expression « faire face », néanmoins des auteurs y proposent d’autres traductions telles que « stratégie d’évitement/d’adaptation/d’ajustement », pour exprimer la façon dont la personne fait face à une situation stressante.
Marylène Lieber, sociologue française et professeure en étude de genre, a porté une partie de l’analyse de son livre « Le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public : une entrave à la citoyenneté ? » sur ces mêmes techniques qu’adoptent les femmes, en développant les principales telles que le fait de devoir éviter certains lieux, ne pas sortir seule de nuit, jouer sur les apparences etc. Elle y dit même que « l’espace public est un lieu qu’elles ne peuvent pas s’approprier de la même façon que les hommes, parce qu’elles se sentent vulnérables en raison de leur appartenance de sexe ».
L’expérience de la violence va donc à l’heure actuelle presque de soi pour les femmes qui l’ont intériorisé et la gardent constamment à l’esprit, vivant avec un sentiment constant d’insécurité.
Je vais donc au cours d’une enquête sociologique m’interroger sur la diversité des stratégies d’évitement qu’adoptent les femmes dans la rue pour prévenir de possibles agressions.
Pour parvenir à l’élaboration de ce sujet, il nous faut avant tout apporter une définition de ce que nous appelons « violence » dans ce contexte. J’ai donc opté pour la définition de la violence extraite de la Déclaration de l’ONU sur l’élimination de la violence à l’encontre des femmes de novembre 1993 :
« La violence faite aux femmes désigne tout acte de violence fondé sur l'appartenance au sexe féminin, causant ou susceptible de causer aux femmes des dommages ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, comprenant la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée. »
Revue de littérature
L’ensemble des ouvrages et revues que j’ai pu découvrir au sujet des insécurités que représentent les espaces publics pour les femmes tendent à démontrer les inégalités de genre dans ce contexte bien précis. Mon objectif au cours de ce billet sera de démontrer à quoi est dû ce sentiment de vulnérabilité que les femmes ont intériorisé dans l’espace public, et comment font elles pour parer ce sentiment d’insécurité à l’aide de « techniques d’évitement ». Ce débat sur les violences infligées aux femmes et sur ce sentiment constant d’insécurité a pris de l’importance à l’arrivée du 21e siècle dans les médias, les politiques urbaines, mais aussi dans le champ de la recherche sociologique (et également dans d’autres disciplines telles que les sciences politiques), devant l’augmentation flagrante des féminicides et agressions en France. Nombre d’auteurs ayant abordé ce sujet commencent dès leur introduction par citer l’ENVEFF (Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France) de 2001. Celle-ci est la première enquête statistique réalisée en France sur ce thème : elle fut réalisée par une pluridisciplinaire de chercheurs appartenant aux institutions publiques de recherches, le tout sur un échantillon de 7000 femmes françaises âgées de 20 à 59 ans et vivant en France métropolitaine. Celle-ci fixe les “limites” de ce qui peut être qualifié de violences dans l’espace public, s’avérant très utile pour nombres chercheurs afin d’amener par la suite leurs analyses. Enveff retient huit faits différents pour qualifier les violences dans l’espace public : « être insultée dans la rue, les transports ou les lieux publics ; être suivie avec insistance à pied ou en voiture ; être la personne devant laquelle quelqu’un exhibe ses organes sexuels ou se déshabille ; se faire arracher ou prendre de force un objet de valeur ; être menacée ou attaquée avec une arme ou un objet dangereux ; se faire gifler, frapper ou subir d’autres brutalités physiques ; se faire toucher contre son gré les seins, les fesses, se faire peloter, se faire coincer et embrasser ». Cette enquête indique que si nous considérons les agressions subies au cours d’une vie, près de la moitié des tentatives de viol (46%), des attouchements (40%) et des viols (31%) se sont déroulés dans l’espace public. Cette enquête indique également que près d’un cinquième des femmes interrogées ont subi au moins une violence dans l’espace public au cours de l’année où s’est déroulée l’enquête.
Nombre auteurs s’interrogent donc pour ouvrir leurs écrits sur les relations différentes qu’hommes et femmes entretiennent avec l’espace public, mais aussi avec l’espace privé sur lequel nombreux chercheurs se sont appuyés pour analyser par la suite les violences présentent dans l’espace public. En effet, d’après Marylène LIEBER, mais aussi Jacqueline COUTRAS, sociologues, les violences domestiques ont de très fortes corrélations avec toutes les formes de violences présentent à l’encontre des femmes dans l’espace public. C’est-à-dire que les femmes subissent statistiquement davantage de violences dans le cercle privé (la plupart des agressions se passent chez l’agresseur ou chez l’agressé), ce qui amplifie leur peur de l’extérieur et de l’inconnu. Les auteurs parlent pour la plupart de la dimension sexiste ancrée dans les esprits de chacun, que les femmes « se doivent » de faire attention lorsqu’elles sont seules dans la rue. Beaucoup d’écrits tendent à démontrer que ce sentiment d’insécurité n’est en fait qu’une construction sociale : en effet, il est depuis toujours recommandé aux femmes d’être prudentes dans l’espace public, c’est-à-dire par exemple d’éviter certains lieux, et ce en particulier la nuit, alors que plusieurs études comme celle de Catherine Morbois (2000) dénoncent que l’idée selon laquelle les agressions seraient commises d’avantages la nuit que le jour ne serait qu’une idée reçue (« Les données montrent que les agressions se déroulent autant de jour que de nuit »). Par ailleurs, ces données montrent également que les agressions sont aussi fréquentes dans les lieux vus comme « sûrs » que dans ceux réputés comme dangereux. Pourtant, les organisations officielles telles que la Direction centrale de la sécurité publique tendent à maintenir cette idée de la vulnérabilité des femmes comme véridique en créant des fiches de « Conseils de sécurité aux femmes » les incitant à prendre des précautions telles que celle de marcher « toujours d’un pas énergique et assuré (…) si [elles sont] isolées » et ne pas donner « l’impression d’avoir peur ». Bien que le but premier de ce genre de recommandations soit d’aider les femmes et de les mettre en garde contre certains dangers qu’elles encourent, elles sous entendent également que, par exemple, le fait de sortir seule est une prise de danger qu’elles devraient éviter, les invitant à faire attention plutôt que de sensibiliser l’entièreté de la population au maintien de l’ordre à ce sujet. Pourtant, ces « risques que courent les femmes » en se déplaçant seules dans les espaces publics ne sont pas la conséquence de leur appartenance sexuée, mais uniquement le résultat de rapports sociaux de sexes inégalitaires influencés par le système patriarcal actuel. A force des années, les femmes ont incorporé les discours sur la vulnérabilité de leur identité sexuée, et adaptent par la même occasion leurs conduites, le tout en adoptant des techniques d’évitements. Par cet ensemble d’éléments, les femmes perpétuent cette construction sociale en tendant à moins s’insérer dans la vie publique. Elles partent du principe qu’elles ne peuvent s’approprier de la même manière l’espace public que les hommes, se sentant vulnérables en raison de leur appartenance de sexe, perpétuant donc cette manière de penser par la même occasion. Il est donc nécessaire de souligner la facette sexiste des espaces publics.
Comme je l’ai donc souligné précédemment, les femmes tendent à se renfermer sur elles-mêmes dans l’espace public à cause de ce sentiment de vulnérabilité perpétuel. Certaines vont même jusqu’à « accepter » ce sort et mettent en place des stratégies d’évitement qui mènent à s’auto-exclure à certaines heures de certains lieux de l’espace public. Les auteurs Sandra NICCHI et Christine LE SCANFF ont développé les différents aspects de ces techniques dans leur ouvrage « Les stratégies de faire face ». Les stratégies d’évitement qualifient tous les comportements utilisés par les sujets rencontrant des situations de stress, en l’occurrence les femmes lors de leurs déplacements extérieurs. Comme l’indique Marie Gillow dans son étude sur les déplacements de femmes à Bruxelles (« Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perceptions et stratégies »), ce problème de méfiance envers certains espaces ne se limite pas à un quartier ou à un groupe social, mais celui-ci « participe plutôt d’un ensemble d’interactions dans lesquelles autant l’homme que la femme performent leur identité de genre profondément ancrée dans une société structurée par la dichotomie masculin/féminin, entraînant des conséquences restrictives pour les femmes », c’est-à-dire que par les oppositions de genre, les femmes se voient contraintes d’adopter certains comportements de défenses, entravant par la même occasion à leur liberté de déplacements. Ce stress engendré affecte donc les manières qu’ont les femmes de se déplacer au niveau de leurs attitudes et des apparences qu’elles adoptent, que ce soit au niveau du style vestimentaire, des postures etc. En effet, ces différents critères sont vus comme des formes de communication transmettant un message, et en l’occurrence celui recherché par les femmes (qui adoptent des stratégies d’évitement diverses) est de repousser, de ne pas solliciter de contact non désiré. Elles souhaitent éviter d’attirer le regard masculin, et utilisent pour cela différents procédés tels que le fait de camoufler leur identité de genre (leur féminité), ou encore adopter des postures démontrant une forme de force, par un air certain et déterminé dans leurs déplacements par exemple. D’autres formes de stratégies visent à rassurer, dans une volonté d’anticipation d’un danger possible, afin d’être prête à réagir à tout moment lorsqu’elles se sentent en insécurité, comme par exemple de faire des détours afin de ne pas parcourir d’endroits inconnus, de ne plus sortir à partir d’une certaine heure, ou encore de « s’armer » afin de pouvoir se défendre en cas de nécessaire besoin. Il y a encore d’autres formes de stratégies, certaines plus ou moins ancrées comme ‘’normal’’ pour la gente féminine qui adoptent des attitudes plus ou moins volontaires face à l’inconnu, lorsqu’un environnement leur est vécu comme insécurisant. Comme le développent nombre auteurs, ce sentiment est vécu comme une limitation, car celui-ci empêche d’être soi même et restreint le bien-être. D’après Stéphanie CONDON, ces stratégies en question font partie d’une autre catégorie, celle de l’auto-défense.
Bien que peu représentée dans les écrits de types revues et ouvrages, la thématique des violences faites aux femmes dans les espaces publics est de plus en plus étudiée sous divers aspects, tels que politiques, psychologiques ou encore sociologiques. Par une enquête, je vais donc tenter de démontrer l’aspect incorporé de ces stratégies mises en place pour faire face aux inconvénients qui découlent de l’usage de l’espace public, ainsi que l’ampleur que celles-ci prennent dans la vie de tous les jours des femmes qui se sentent dans « l’obligation naturelle » d’y avoir recours de par leur appartenance genrée.
=> Résultats de l'enquête dans le billet (2)
Julie MARIE - Le Havre - 2020
Sources :
BIHR Alain et PFEFFERKORN Roland, 1996 « Hommes-femmes : l'introuvable égalité- École, travail, couple, espace public » pas de lieu de publication, collection Points d'appui, Éditions de l'Atelier
BOURDIEU Pierre, 1990, chapitre « la domination masculine », revue « Actes de la Recherche en Sciences Sociales », revue n°84, p. 2-31.
COUTRAS Jacqueline, 1996, « crise urbaine et espaces sexués », Paris, Asmand Colin et Masson
CONDON Stéphanie, LIEBER Marylène, MAILLOCHON Florence, 2005, « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines»,Revue française de sociologie , Editions Technip et Ophrys, vol.46, p. 265 à 294
GILOW Marie, 2015, « Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perceptions et stratégies », Brussels Studies, General collection, n°87
JASPARD Maryse et son équipe, 2001, « ENVEFF → enquête nationale sur les violence envers les femmes en France »
LAZARUS Richard et FOLKMAN Susan, 1984, « Stress, apparaisal and coping » New York, Springer Publishing
LIEBER Marylène, 2002, « Le sentiment d'insécurité des femmes dans l'espace public : une entrave à la citoyenneté ? », Nouvelles Questions Féministes (Vol. 21) « NQF change ! », Éditions Antipodes, p. 41 à 56
LIEBER Marylène, 2008, « Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question », Paris, Les Presses de Sciences Po
LIEBER Marylène, 2002, « Femmes, violences et espace public : une réflexion sur les politiques de sécurité » Un article de la revue Lien social et Politiques, « Le genre des politiques publiques : des constats et des actions », Vol.47, p. 29–42
MORBOIS Catherine et CASALIS Marie-France, 2002, « L’aide aux femmes victimes de viol » éditeur l’Emploi du Temps
NICCHI Sandra, LE SCANFF Christine, 2005, « Les stratégies de faire face », Bulletin de psychologie, n°475, p. 97-100
MEMBRADO Monique, 2005, « Compte rendu thématique. Les violences envers les femmes », Espaces et sociétés, n° 120-121, p. 259-265
LERIDON Henri, 2003, « Les violences envers les femmes : une enquête nationale. », Population, n°4-5, p. 645-649
Les Éditions du CIV, 2012, « Guide méthodologique des marches exploratoires »
PERROT Michelle, 1997, « Femmes publiques », Textuel (collection Histoire), p.159