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Julien Cueille

Psychanalyste, auteur de "Je Comprends rien", pourquoi les ados résistent aux apprentissages (2024), de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 2 décembre 2024

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Génération « trop tard pour l’écologie » : Greta Thunberg n’a pas traversé le périph

En une dizaine d’années, seule une poignée d’élèves s’est montrée réellement concernée par les questions environnementales. Nul doute que dans le centre de certaines métropoles, des adolescents conscientisés et de bonne famille ne soient vivement investis dans le militantisme écologique, mais dans la France périphérique en tout cas, la génération Z n’est peut-être pas celle des forces vives.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Moi j’en connais un rayon sur ces trucs-là ». Melissa se dit concernée par l’écologie depuis le primaire. Le cours de philo sur « nature et technique » permet de formuler les choses autrement, pas de l’« éducation au développement durable », qui ressemble parfois à une liste de courses ou de « gestes vertueux », mais une réflexion sur les causes, les conséquences, les responsabilités, l’origine de nos dénis et de nos aveuglements, peut-être. Elle a conscience que le climat se réchauffe bien plus vite que prévu (les 1,5° déjà franchis en 2024?) et que la biodiversité est déjà sacrément érodée. Pourtant, quand je lui pose la question « Ben alors, à ton avis, qu’est-ce qu’on pourrait faire pour changer tout ça ? », elle esquisse un soupir désabusé. « Pas grand-chose ».

Comme la plupart de ses camarades, bien moins informés qu’elle, Melissa ne voit aucune porte de sortie, même en rêve. « De toute façon, on ne peut rien faire, on a pris trop d’habitudes... » J’essaie de la pousser dans ses retranchements : « mais même si ce n’est pas réaliste, on ne peut pas imaginer des scénarios pour améliorer un peu la situation » ? Elle et sa voisine se regardent et réfléchissent intensément. « Non… je ne vois vraiment pas ».

Escape game : comment sortir de là ?

Je propose à la classe un « escape game » : à partir de 10 défis (l’eau, l’énergie, la biodiversité, les transports, etc), chaque fois illustrés par une situation précise et chiffrée, essayer de chercher la porte de sortie… Mais d’où faut-il « s’échapper » au fait ? De la voie apparemment sans issue où nous nous sommes engouffrés ? Des politiques publiques si peu incitatrices à la transition ? Des sirènes de la consommation ? De la Terre, comme le voudrait Elon Musk ? Les élèves, par groupe, ont à réfléchir sur les responsabilités (qui sont les « coupables »?), mais aussi sur les discours, parfois trompeurs, et les attitudes (« je sais bien »… que la situation est grave, « mais quand même »… je ne change pas mes habitudes). Beaucoup pointent l’inaction de l’État, le rôle de certaines entreprises. Mais presque tous finissent par dire « le coupable, c’est l’être humain ». Pas les politiques ni les entreprises polluantes, mais chacun-e de nous.

Difficile, dans ces conditions, d’imaginer changer la vie. Trop de boulets nous tirent en arrière. Un jean parcourt jusqu’à 65000 km avant d’atterrir dans notre penderie, mais s’il faut choisir entre acheter plus cher un pantalon local (encore faudrait-il le trouver), ce qui permettrait par ailleurs de recréer quelques emplois, ou continuer à consommer as usual, tout le monde s’accorde à dire qu’il vaut mieux ne rien changer. Les jeunes ressembleraient-ils farouchement à… nous, leurs parents ? Lorsque je fais un sondage « qui serait prêt à acheter des produits locaux un peu plus chers pour favoriser la décarbonation ? » personne ne lève le doigt. Les seuls qui s’expriment sont ceux qui défendent ouvertement la consommation décomplexée, à grands coups de « faut arrêter » et de « on va pas se mentir ». Rappelons qu’un produit est considéré comme local s’il a parcouru moins de 150 km. L’écologie serait-elle irrémédiablement punitive? Comment la réenchanter ?

Réenchanter l’écologie

J’ai donc appelé à la rescousse un petit couple d’anciens élèves, Maya et Victor, qui ont arrêté leurs études pour se lancer dans un Tour de France des écolieux, et qui finalement se sont arrêtés en route pour tenter une expérience en permaculture. Remontés comme des pendules, ils arrivent enthousiastes pour me prêter main-forte, avec un jeu de rôle où on doit mettre en place un scénario de société pour les vingt prochaines années. Mesures économiques, sociales, écologiques : c’est un petit Monopoly alternatif qui occupe la classe pendant deux heures. Les élèves avaient le choix entre trois scénarios, du plus « conservateur » (on ne change rien au modèle actuel) au plus novateur (des mesures comparables aux préconisations de la…). Au bout des deux heures, on vote : c’est le scénario « on ne change rien » qui récolte la quasi-totalité des suffrages. Mes amoureux, dépités, acceptent le verdict démocratique, la mine basse.

Le développement durable » a beau être enseigné à tous les étages ou presque de la scolarité, depuis le primaire jusqu’à l’« enseignement scientifique » du cycle terminal, la culture de la plupart des élèves en ce domaine est pour le moins lacunaire. Beaucoup, pour ne pas dire presque tous, croient que le réchauffement est une réalité à la fois lointaine (« à la fin du siècle ») et assez limitée (« deux ou trois degrés c’est rien »). Surtout, ses effets sur les sociétés, en termes de production agricole, par exemple, ou de coûts de réparation/protection, sont absolument méconnus : les plus militants le sont souvent au nom de la défense des milieux naturels et de la faune, mais ne mesurent pas à quel point les démocraties risquent de se trouver désorganisées par l’accroissement des catastrophes naturelles ou la raréfaction des ressources. C’est le syndrome de l’ours blanc, et, pourrait-on ajouter, celui, post-colonial, du « triste tropicalisme » : comme me le disait un ancien élève devenu Polytechnicien, à propos du dérèglement : « ce sera dans très longtemps, et cela ne nous concernera pas directement, plutôt les pays du Sud ».

Le réchauffement, ça ne nous concernera pas

Dans certains cas (les classes à dominante de milieux sociaux peu favorisés, majoritaires dans le lycée où j’enseigne), ces questions leurs sont parfaitement étrangères et les quelques données chiffrées que je leur présente (sans prendre parti, mais en leur demandant leur avis sur la situation) les laissent parfaitement indifférents. Sinon moqueurs : « mais si j’ai une voiture électrique, comment je vais faire ronfler le moteur ? » s’inquiète Ryan. Les problématiques écologiques sont soit ignorées, soit rejetées (par les enfants d’agriculteurs notamment, qui expliquent que « c’est du f… de gueule »), soit moquées, en tout cas vues comme une tentative des « bobos » d’imposer une norme de plus. Quand je leur montre une video des étudiants « bifurqueurs » d’AgroParisTech, ceux-ci sont perçus au mieux comme des zozos, au pire comme des menteurs, alors même que le discours du business carbone, comme celui du patron de Total, choque finalement beaucoup moins, drapé dans une aura de respectabilité a priori, celle du succès, et d’un certain bon sens conservateur: Pouyanné finalement leur est plus familier, plus proche que ces écolos bizarres.

Au contraire, dans les classes d’élèves d’origine sociale plus aisée, et souvent à dominante scientifique, la crise environnementale est reconnue, mais souvent seulement du bout des lèvres, et est toujours, en tout cas, réputée soluble dans la technologie : « on va trouver des solutions, grâce à la recherche ». Chacun y va de son idée, de l’hydrogène à la capture de CO2, ou d’autres projets plus improbables, le dernier mot revenant inévitablement au nucléaire. Beaucoup de ces apprentis ingénieurs, même si leurs connaissances sont parfois douteuses, connaissent Jean-Marc Jancovici, dont ils ne retiennent que le côté rassurant : « de toute façon, en France, on a le nucléaire ». Les très rares élèves de spécialité scientifique qui émettent un doute sur l’atome sont rapidement mis sur la touche par les autres. Quant à la voiture électrique, si elle n’est pas forcément vue comme une lubie, seuls ses points faibles sont mis en avant : chacun souligne que son bilan énergétique n’est pas fameux… donc autant rouler en SUV (qui lui ne choque personne).

En une dizaine d’années, seule une poignée d’élèves, sur les près de 2000 avec qui j’ai eu à échanger, s’est montrée réellement concernée par les questions environnementales, au point de faire deux ou trois manifestations pour le climat, et même, pour certains, d’envisager de fonder un « parti politique » ! Certains ont accompli des gestes significatifs, comme « prendre des douches un peu moins longtemps », ou « manger un peu moins de viande »… Partis en école d’ingénieurs, leur projet politique a fait long feu. L’un est devenu consultant en finance, et prend l’avion tous les jours. Un autre travaille dans la chimie. Seul, Tyrone a persisté dans son militantisme. Brillant élève par ailleurs, il n’a rien lâché de ses convictions. Mais, lors d’une manifestation en soutien aux Soulèvements de la terre, il a été arrêté, puis jugé pour avoir lancé une poubelle « en direction » du maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, sans l’atteindre donc. Il a écopé d’une peine de 8 mois de prison avec sursis probatoire, 140 heures de travail d'intérêt général, plus 5700 € de dommages et intérêts+frais, et interdit de manifestation pendant 3 ans.

Une expérience de pensée

Parmi les expériences de pensée que je propose en classe, il en est une que j’affectionne particulièrement. Il ne s’agit pas du cours sur la nature, mais de celui sur le bonheur. Les élèves doivent répondre à la question suivante : « on vous propose de travailler dans une usine fabriquant des produits toxiques dangereux pour les consommateurs, mais sans danger pour vous et contre une forte rémunération : que faites-vous ? ». Année après année, entre 80 et 90 % des élèves répondent qu’ils ou elles acceptent. Il faut sans doute faire la part de la bravade adolescente, mais les débats sur le bonheur montrent tout de même que la réponse « argent » arrive en bonne place dans les brain stormings, alors qu’aucune réponse n’associe le bonheur à des valeurs écologiques.

Nul doute que dans des établissements du centre de Paris ou d’autres métropoles, des adolescents conscientisés et de bonne famille ne soient vivement investis dans le militantisme écologique, mais dans la France périphérique en tout cas, la génération Z n’est peut-être pas celle des forces vives.

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