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Psychanalyste, auteur de "Je Comprends rien", pourquoi les ados résistent aux apprentissages (2024), de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 3 juillet 2025

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L' IA pédagogique ? C’est comme apprendre à conduire avec une voiture autonome

« Usage raisonné et responsable »... c’est un peu comme dans les familles d’ex-hippies où les parents apprennent à leurs gosses à rouler des joints. C’est « éthique », puisque les parents cautionnent, et l’institution aussi.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand on interroge les candidat-e-s du bac de philo sur la question « Notre avenir dépend-il de la technique ? » (sujet 1 cette année en séries générales), beaucoup évoquent ChatGPT, en des termes parfois peu amènes : « avec l’IA on va arrêter de réfléchir par soi-même », « ChatGPT est très practique (sic) car elle peut faire le travail à notre place et même mieux, mais du coup on ne progresse pas », etc.

C’est ce qui s’appelle cracher dans la soupe. Au « grand oral », on a pu voir des candidats « augmentés » discourir, avec une aisance digne d’un influenceur, sur la notion de « coeur » chez Pascal ou la réfutabilité selon Popper, selon une dialectique impeccable, du moins avant la phase de questions avec le jury, où le même candidat avoue, tout penaud, qu’il ignore le nom de famille de Pascal.

Un usage raisonné

« Le ministère de l'Éducation nationale recommande désormais l'usage de l'IA dans l'éducation, en proposant un cadre d’usage clair et un manuel ouvert pour accompagner enseignants, élèves et personnels, afin d'intégrer ces outils de manière éthique et efficace » : c’est l’IA, justement, qui le dit quand on l’interroge sur la question, donc ce doit être vrai.

Effectivement, les sites officiels, ou moins officiels, sont assez clairs : oui, les élèves utilisent massivement l’IA ; mais pour « les autres membres de la communauté éducative », notamment les enseignants, il y a encore une marge de manœuvre. Pourtant, ce n’est pas faute de proposer des formations et des événements : entre le « mois de l’IA », la « semaine du numérique », la « semaine des métiers du numérique », la « journée Didactic’IA »... il y a de quoi faire.

Le Ministère a défini un « cadre d’usage » : car l’IA « pose des questions éthiques, déontologiques et écologiques ». Il faut donc en avoir un usage « responsable et éthique ». Y aurait-il des tentations de fraude de la part de quelques rares élèves ? Ce sont des accusations graves, qu’il ne faudrait pas porter à la légère. Comment les candidats auraient-ils cette idée ? Il est vrai que, à chaque consultation de ChatGPT, la machine propose « veux-tu que je t’aide à mettre tout cela en forme en vue d’un devoir ou d’un exposé ? », et que les détecteurs d'IA en ligne, généreusement mis à disposition par les fabricants d'IA, proposent aussi une option Premium « humaniser le texte généré par l'IA » pour qu'il échappe audit détecteur. Mais on sait que les ados de 16 ans sont, dans leur immense majorité, très attachés à l’idée de propriété intellectuelle et mettent un point d’honneur à éteindre leur téléphone en classe.

Au fait, on va faire quoi exactement avec l’IA en classe ?

Un site très peu commercial (il propose l’audit et l’équipement informatique des établissements scolaires, mais aussi plein d’idées pour utiliser le numérique) recommande par exemple un très bon produit pas cher pour fabriquer des chansons (paroles et musique). Waouh ! « Lorsque j’ai testé Suno.ai, j’ai immédiatement pensé à son utilisation en classe », déclare… un collègue anonyme (on voit juste un barbu qui sourit). Votre enfant a du mal à mettre un « s » au pluriel ? Pas de souci ! Y’a qu’à demander à l’IA de faire une petite chanson, du genre : t’as pas mis de S… SOS ! « Le résultat est bluffant ». Et du coup, ça entraîne la « créativité » ! Bah, l’enfant a juste tapé le prompt, mais c’est quand même trop stylé. Et puis, être capable de dire que c’est grave stylé, c’est quand même « une analyse critique et une évaluation esthétique ». « J’ai ensuite essayé de nombreux autres prompts sur des notions de SVT, d’histoire, de géographie… Quand j’ai levé le nez de mon PC, j’étais convaincu, il fallait que j’écrive un article « Tool » sur le blog Education de… (nom du site) »1

Les sites académiques aussi sont des mines, surtout dans les rubriques qui s’appellent en général « ressources pédagogiques ». Vous voulez faire lire Britannicus à des Premières qui n’y comprennent rien ? Pas de souci : on fait reformuler les vers de Racine par Mistral (l'IA, pas le poète provençal). Bénéfice en termes d’apprentissage ? « C’est plus clair ». Là, l’élève démontre une «  réelle capacité d’analyse »2. En vrai, c’est ouf. Mais le top, c’est quand on demande à l’IA de traduire une pièce de Corneille en dessins : « Un élève, rencontrant des difficultés dans le passage du texte à l’image, a proposé à son groupe d’interroger ChatGPT pour obtenir un premier storyboard. Cet usage s’est fait de manière entièrement spontanée : le recours à l’IA n’était pas prévu dans la consigne, ni suggéré par l’enseignant ». Là, on sent la disruption. On pourrait même parler de sérendipité ? Mais ça ne s’arrête pas là : « Loin de se contenter de ces images, l’élève a alors opéré une sélection », et ça c’est énorme en termes de compétences. « Ces éléments montrent que l’élève a su puiser dans l’imaginaire visuel de l’IA et le filtrer avec discernement »3.

La pédagogie d'avenir, c'est d'apprendre à saisir des prompts ou à comparer des textes rédigés par ChatGPT ? Imaginons que pour apprendre la pâtisserie, on demande à un apprenti d'être jury du "meilleur pâtissier": c'est sûr, il va développer des compétences, mais est-ce que ça remplace vraiment la confection de Sachertorte? Ou alors il faut admettre qu'on devient sportif en regardant le foot à la TV, ce qui est le cas pour beaucoup d'entre nous, avouons-le.

L'art de vendre

Comme toujours en marketing, tout est dans l’emballage : écrire un prompt devient un « déclencheur de vigilance » ou un « point d’appui à distance critique »4 (sic). On oserait à peine parler de rhétorique. Car quel que soit le site, ce sont toujours à peu près les mêmes termes qui reviennent : « déblocage des inhibitions » (c’est vrai, quand l’ordi fait mon devoir à ma place, je me sens désinhibé), « posture active » (il faut quand même cliquer), « approche ludique » (trop d’la balle), « potentiel d’innovation », etc. On comprend qu’il s’agit là d’un « usage raisonné » de l’IA. Que serait un usage déraisonnable ? On a peine à l’imaginer. Au moins, on est sûr qu’on est bien dans le « cadre d’usage » : c’est un peu comme dans les familles d’ex-hippies où les parents apprennent à leurs gosses à rouler des joints. C’est « éthique », puisque les parents cautionnent, et l’institution aussi.

Dans les innombrables articles consacrés au sujet, on trouve toujours, il importe de le noter, des critiques. S'il n'y en avait pas, ce serait louche: c'est un des fondamentaux des études de com. Mais ce sont toujours les mêmes; un peu comme ces éléments de langage qui sont repris dans la presse mainstream, parfois au mot près. D'abord, l'intelligence artificielle n'est pas du tout intelligente, ça c'est dit. Tant pis si elle égale ou surclasse depuis longtemps de grands spécialistes dans la plupart des disciplines, GPT-4 ayant obtenu des résultats supérieurs à 90 % des candidats humains à l’examen du barreau américain, par exemple; en France elle serait admissible aux ENS ou à HEC, mais ne peut pas encore passer l'oral... Pas intelligente, elle n'en a que l'air: ça change de certains, hum. Ensuite, elle est bourrée de stéréotypes de genre, voire ethniques. Contrairement à l'intelligence humaine ? Elle e a plein d'hallucinations, génère des deep fakes. Trump aussi (et on évitera de parler de Sarkozy). Elle ne respecte pas le RGPD ! Et ça ce n'est vraiment pas bien, car sur les réseaux sociaux on est très pointilleux. N'en jetez plus! Bon, on peut passer au positif, maintenant ?

Car attention : « ce n’est jamais un substitut à la lecture et à l’interprétation ». Ah ça non ! Si c’était le cas, on arrêterait tout de suite. « Utiliser l’intelligence artificielle comme une aide est possible mais lui demander de faire le travail à sa place est nuisible »5. Et même, ça nuit grave. Chacun connaît le succès (d’estime) des campagnes de prévention de drogues à l’école, ou encore de la Prévention Routière (que mes élèves attendent impatiemment chaque année pour tester le simulateur de tonneaux). Nul doute que cet appel à l’éthique sera entendu, et suivi.

« My IA » : les bienfaits du numérique puissance ++

Il ne faut "pas diaboliser l'IA". Voici une bonne quinzaine d’années, on nous a vendus le même genre d’arguments pour accompagner de façon « raisonnée » mais résolue le numérique dans l’éducation, avec la conviction farouche qu’un progrès technologique ne peut pas être une mauvaise chose, surtout quand les chiffres d’affaires de la filière EdTech représentent entre 650 millions et 1,6 milliard par an6. On ne sait pas exactement pourquoi c’est bien, le numérique, à part que c’est moderne : quinze ans plus tard, on a toujours un peu de mal à cerner la « plus-value » des ordis en classe pour les apprentissages, mais par contre on est maintenant assez certains des effets que l’abus des écrans a engendré sur les capacités cognitives, l’attention, la concentration d'un grand nombre de jeunes. Après une bonne décennie de technophilie béate et d’investissements à tout va, il s’agit maintenant pour les pouvoirs publics de rétropédaler à grande vitesse pour tenter de suivre les avis alarmistes de l’Académie de Médecine et des différents rapports d’experts, qui n’ont pas de mots assez durs pour mettre en garde contre la dépendance des ados au numérique.

Mais l’IA fait mieux : grâce à elle, on peut désormais « dialoguer », « différencier », et surtout « reformuler », autant de choses que les enseignants sont bien incapables de faire. Comme on l’a vu pendant le Covid, c’est tellement mieux, l’école à la maison, sans profs, sans amis, sans personne en fait, à part « My IA », comme dit Alain Damasio7.

Voici la préconisation assez ingénue du rapport du Sénat d’octobre 2024 : il s’agit de « faire la démonstration scientifique de la capacité de l’IA (...) à favoriser la montée en compétence des apprenants et de transformer efficacement les façons d’enseigner »8. Efficacement, c’est sûr.

1https://www.tice-numerique-islean.fr/blog/suno-ai-la-grammaire-en-chanson-grace-a-l-ia

2https://pedagogie.ac-strasbourg.fr/lettres/intelligence-artificielle-et-enseignement-des-lettres/construire-une-lecture-critique-avec-britannicus-interpretation-portfolio-et-usage-raisonne-de-lia/

3https://pedagogie.ac-strasbourg.fr/lettres/enseigner-les-lettres-avec-le-numerique/dessiner-avec-ou-contre-lia-un-usage-critique-du-storyboard-genere-par-chatgpt/

4https://pedagogie.ac-strasbourg.fr/lettres

5https://pedagogie.ac-strasbourg.fr/lettres/enseigner-les-lettres-avec-le-numerique/pour-un-usage-reflechi-de-lintelligence-artificielle/

6Chiffres de 2019 à 2023 : le CA aurait plus que doublé en 4 ans, selon… ChatGPT !

7Vallée du Silicium, Seuil.

8https://www.senat.fr/rap/r24-101/r24-101-syn.pdf

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