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Psychanalyste, auteur de "Je Comprends rien", pourquoi les ados résistent aux apprentissages (2024), de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 6 mars 2025

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« Nous sommes en guerre » : biopolitique du réarmement

Les premières retombées nucléaires de la mort de l'Otan pourraient bien être économiques : avant les missiles de Poutine, il va falloir se serrer la ceinture. En soi, la guerre n'est pas vraiment une nouveauté : a-t-on déjà oublié le « Nous sommes en guerre » de 2020 ? Le "mode dégradé" pourrait devenir la nouvelle norme.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dès le début 2022, Emmanuel Macron annonçait déjà l'entrée dans une "économie de guerre". Quant à la rhétorique du "réarmement", elle était déjà présente depuis longtemps, que ce soit face au Covid ou à la chute de la natalité. Lors de ses vœux en 2023, le chef de l’Etat parlait déjà de réarmement « civique », « agricole », « académique », « scientifique », « industriel » ou « démographique »1. Et la France est évidemment loin d’être la seule : en Allemagne, dès 2024, « l’appel au réarmement ne connaît plus de limite” selon la “Frankfurter Rundschau2. Ce n’est plus une métaphore. Mais en était-ce une ? Et la stratégie de renforcement des investissements en faveur des industries de défense, et, plus généralement, d’une « mobilisation » générale des forces vives, serait-elle antérieure aux coups de menton trumpiens ? Si l’on remonte aux années 30, le révérend Buchman, depuis les USA déjà, prêchait le « réarmement moral », au nom d’un conservatisme libéral dont la dimension religieuse n’était pas absente, mais dont les implications militaires étaient tout aussi évidentes3. Métaphore donc, mais plutôt au sens d’une « condensation », comme disait Jakobson, de différents signes, de différentes lignes (budgétaires), dont l’un, ou l'une, se substitue aux autres. Si tu veux la guerre, prépare la guerre.

Mais une chose est certaine : rien, ni la menace russe, ni la dette, ne saurait justifier une augmentation des prélèvements obligatoires, tabou ultime. Plutôt russes qu’avec des taxes.

Vivre en mode dégradé

Dans un contexte déjà plus que tendu par les déficits publics, la montée en puissance des dépenses militaires se fera nécessairement au détriment des autres postes budgétaires : tout le monde s’en doute et Emmanuel Macron ne s’en est guère caché. Mais le protectionnisme trumpien va entraîner, selon toute probabilité, à la fois un retour de l'inflation en Europe, des délocalisations d' entreprises européennes, et nous coûter des points de croissance. Sachant que le chômage repart à la hausse, que les prix de l'énergie risquent d'exploser (fin 2025, EDF cessera de toute façon d'être soumis au système actuel de régulation, l'AREHN), et que l'IA coûte cher, l'équation pourrait s’avérer assez complexe à résoudre, indépendamment de l’agressivité de l’ogre russe (à qui nous continuons cependant à acheter du gaz, « blanchi » par différents circuits4).

L'appel à la fibre patriotique masque mal, derrière des dangers certes bien réels, toutes les implications d'abord économiques du bouleversement géopolitique actuel. Si les industries d'armement peuvent sabler le champagne (ou plutôt le sabrer), et si cela va sans doute créer des emplois, ceux-ci risquent d'être bien cher payés. La crise attendue pourrait venir d’abord d’une panne de financement, qui contraindrait « l’économie de guerre » à fonctionner en mode de plus en plus dégradé.

Selon Wikipedia, « fonctionner en mode dégradé, c’est tenter de fournir le service jugé indispensable, en manquant de ressources complètes ou fiables ou régulières ». Qui ne se sent pas concerné ? En fait, le terme vient justement, comme la plupart des inventions disruptives et des coups de génie technologiques, du domaine militaire : dans l’armée, on se doit d’anticiper les coups durs. D’où l’importance cruciale d’envisager les scénarios-catastrophe, pour se préparer au pire. Dans le vocabulaire militaire, le « mode dégradé », de « niveau 1 » puis « de niveau 2 », est ce qui précède immédiatement le « mode secours ». A côté de ces syntagmes souriants, on peut d’ailleurs retrouver tout un vocabulaire qui nous est, par la force des choses, devenu familier : « résilience » (ah, quel joli mot magique) ; « solution palliative » (on n’oubliera pas que les soins du même nom ne le sont tellement plus que les pouvoirs publics ont dû accoucher d’une nouvelle loi sur la fin de vie) ; « durée d’interruption acceptable » (on pourrait se demander aux yeux de qui ?) ; voire, et cela concerne au premier chef nos amis assureurs, « gestion du risque ». Décidément, ce n'est pas une métaphore.

« Nous sommes en guerre » : une nouvelle biopolitique

La quasi-disparition du débat public de toute prise de position pacifiste ne date pas d’aujourd’hui : à longueur de plateaux TV et d’éditoriaux, la quasi-totalité de la sphère médiatique ne cesse de nous rappeler que nous n’en faisons pas assez, qu'il faut préparer la guerre. Il est vrai que l’invasion de l’Ukraine survient huit longues années après l’annexion de la Crimée, acceptée sans mot dire ou presque ; mais il y a eu aussi d’autres lâchetés, l’absence de réaction de l’Otan face aux crimes de Bachar en Syrie, entre autres, et d’autres menaces : les menaces en mer de Chine, la déstabilisation de l’Afrique, sans même parler de la situation au Levant, qu’on a laissé pourrir jusqu’aux résultats que l’on connaît aujourd’hui, autant de situations dont chacun s’accorde à dire que leurs conséquences sur l’instabilité mondiale sont potentiellement immenses. Des risques, oui, mais sont-ils si nouveaux ? Tous les experts en géopolitique plaident pour une prise au sérieux des menaces, et invitent à se donner les moyens, non tant d’une Europe-puissance, probablement hors de portée, que d’assurer à l’Europe, proie de choix, une sécurité minimale. Qui n’y souscrirait ?

L’unilatéralité de ce message, sa force de conviction, due à la fois à sa simplicité et à sa portée émotionnelle, permet de faire passer, beaucoup l’ont remarqué y compris à Médiapart5, des orientations budgétaires en faveur des ministères régaliens, à la fois conservatrices et libérales, déjà à l’oeuvre bien avant les déclarations de Trump.

Mais ce que personne ou presque ne semble voir, c’est, au-delà du politique, la portée biopolitique de ces inflexions. Chaque crise nouvelle, avec son lot de drames et d’angoisses, offre des potentialités pour donner un tour de vis supplémentaire à ce qui peut apparaître comme un tropisme séculaire, dont Foucault avait entrepris l’archéologie. La mobilisation de la nation, et, au-delà, du capital humain, pour livrer le meilleur de ses ressources en vue de faire croître le revenu, a toujours justifié des liens troubles, jamais clairement explicités, entre l’appareil de production et les valeurs les plus instinctuelles, la vie, la survie, l’espace vital. Comment comprendre, sinon, les collusions pourtant spectaculaires, notamment en période de guerre mais pas seulement, entre les entreprises allemandes, par exemple, et le régime nazi6 ? Paradoxe apparent : rien, dans les doctrines du libéralisme théorique, ne semble faire signe du côté d’un conservatisme moral et d’une action étatique résolue, au contraire. Et si l’ensemble de ces choix trouvaient leur cohérence dans une continuité profonde entre l’économie et la guerre ? Guerre économique, dont on a cru un moment qu’elle allait mettre fin à la guerre militaire. Il n’en est rien. Si la politique économique est la continuation de la guerre par d’autres moyens, et non l’inverse comme le pensait Clausewitz, c’est que fondamentalement elle est un « réarmement » sans cesse réaffirmé.

Agamben nous avait mis en garde, mais nous ne l’avons pas écouté. Lorsque les lois d’exception se généralisent, au nom de la menace, qu’elle soit épidémiologique, militaire, démographique ou économique, c’est qu’il y a, au coeur même de l’édifice du droit, et y compris dans les démocraties, une tentation d’anomie, une pente obscurément liée à ce qu’il appelle la « vie nue ». Si autant de personnes sont dans le déni face aux bras tendus d’Elon Musk ou de Steve Bannon, c’est que ce signal renvoie à une couche inconsciente du psychisme, que les partis illibéraux vont courtiser très consciemment : oui, il y a bien répétition de la scène vieille d’un siècle de la montée des fascismes, mais au sens de la compulsion de répétition propre aux pulsions de mort. Une nouveauté peut-être, c’est qu’une guerre en appelle une autre, la guerre contre le vivant, moins avancée dans les années 30 qu’elle ne l’est aujourd’hui. Comme l’écrit Stéphane Foucart : « Tout semble en place pour une réinvention du fascisme autour de la question environnementale »7.

La sécurité ou le vivant ?

Nul besoin de boule de cristal, en effet, pour deviner que les politiques environnementales seront les premières sacrifiées: c'était déjà le cas. Au nom de la "compétitivité" et de "l'allègement des contraintes pesant sur les entreprises", l'Union Européenne est en plein "détricotage", selon l'expression consacrée, de sa règlementation environnementale. Si l'on ajoute les déclarations récentes de François Bayrou sur l'Office de la biodiversité, qui emboîtent le pas aux lobbies agricoles et aux partis qui les relaient, il y a fort à parier que le financement des industries de la Défense se fasse d'abord par un jeu de vases communicants assez simple: simple et binaire comme le jeu des pulsions, vie/mort.

Alors, préserver la sécurité du territoire contre les risques d'agression bien réels, ou garantir l'alimentation de demain et les conditions de vie en protégeant la biodiversité et en tentant de limiter les retombées du dérèglement climatique ? Il semble qu’il faudra choisir. Les catastrophes climatiques et les pollutions diverses coûtent cher aussi, très cher. « Il n’y a pas assez d’argent sur la Terre pour dépolluer l’environnement des PFAS » (dits aussi « polluants éternels ») « au rythme où nous les produisons actuellement » selon une chercheuse américaine8. Il y en aura encore moins demain. La quasi-totalité de l'eau du robinet, si l'on appliquait strictement les seuils règlementaires de qualité, devrait pourtant être considérée non conforme. Dans les régions françaises les plus contaminées, "la terre, la végétation, l’eau (...) sont devenus des déchets toxiques". Mais on ne cherche nullement à interdire les PFAS, ces polluants bien plus éternels que notre modèle économique et social. Notre nouvelle économie psychique.

« Rien que le fait que le premier ministre puisse s’en prendre à l’Office français de la biodiversité est inconcevable", selon Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique de l’Institut écologie et environnement du CNRS. "Il y a une indifférence, voire un déni, face aux enjeux, dans un contexte de populisme. On ne peut qu’être dégoûté d’une telle inconséquence. » « J’ai le sentiment que plus les effets de l’érosion de la biodiversité deviennent tangibles et massifs, plus il y a un recul de la mobilisation sur ces questions", se désole aussi Didier Gascuel, professeur à Agrocampus Ouest9. Et pourtant, nombre de chercheurs considèrent que l’effondrement de la biodiversité est en soi porteur de conséquences encore plus graves que le réchauffement : baisse des rendements, nécessité de recourir à des technologies très coûteuses, et donc impact direct sur l’économie10, sans parler de celui sur la santé bien entendu. Rien que la pollinisation, si elle venait à se dégrader encore plus, représenterait selon les projections officielles 3,7 Md€/an de pertes11. En attendant, les compagnies d’assurance se désengagent. Certaines collectivités locales très touchées par des risques de catastrophes naturelles se voient imposer des montants de franchise de… plusieurs millions d’euros. Des primes connaissent des augmentations de 700 % en quelques mois, des milliers de communes françaises ne sont tout simplement plus assurées.

Mais si la terre devient stérile et le climat intenable, quelle autre solution aura-t-on que de conquérir d'autres territoires, apparemment plus vivables ? Ou d'aller sur Mars avec Elon Musk.

Guerre contre le vivant, c’est-à-dire contre nous-mêmes.

1https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/14/en-invoquant-le-rearmement-emmanuel-macron-tente-de-sauver-une-rhetorique-qui-s-use-avec-le-temps_6216440_3232.html

2https://www.courrierinternational.com/une/une-du-jour-en-europe-l-appel-au-rearmement-ne-connait-plus-de-limite

3https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/14/en-invoquant-le-rearmement-emmanuel-macron-tente-de-sauver-une-rhetorique-qui-s-use-avec-le-temps_6216440_3232.html

4 En 2024, « la France a importé au moins 2,7 milliards d'euros de gaz naturel liquéfié depuis la Russie », selon France Info, et « les importations européennes de GNL russe ont bondi de 18% en 2024 » (https://www.francetvinfo.fr/vrai-ou-fake/vrai-ou-faux-la-france-depense-t-elle-plus-pour-acheter-du-gaz-russe-que-pour-aider-militairement-l-ukraine-comme-l-affirme-marine-tondelier_7099647.html)

5https://www.mediapart.fr/journal/international/050325/face-un-monde-de-dangers-macron-prepare-la-france-des-sacrifices-budgetaires

6 Mises en évidence par Chapoutot (Libres d’obéir) et par Eric Vuillard (l’Ordre du Jour)

7https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/17/tout-semble-en-place-pour-une-reinvention-du-fascisme-autour-de-la-question-environnementale_6397988_3232.html

8Ali Ling (University of St. Thomas, Minnesota), dans une étude de février 2024, citée par Stéphane Foucart dans Le Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/01/26/la-contamination-du-monde-par-les-pfas-forme-une-catastrophe-parfaite-dystopique-dans-toutes-ses-dimensions_6516281_3232.html.

9https://www.lemonde.fr/planete/article/2025/02/25/les-chercheurs-abasourdis-par-le-deni-sur-l-effondrement-de-la-biodiversite-c-est-nous-qui-avons-raison-et-non-les-lobbies_6562626_3244.html

10« l’état de la biodiversité et du capital naturel (...) nous garantit 44% de la valeur ajoutée brute » selon l’OFB ( https://biodiversite.gouv.fr/les-5-pressions-responsables-de-leffondrement-de-la-biodiversite)

11Ibid. : Sources : IPBES. FRB. DG Trésor. OFB. Banque de France, CESE

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