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Psychanalyste, auteur de "Je Comprends rien", pourquoi les ados résistent aux apprentissages (2024), de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 9 janvier 2025

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Les bonnes résolutions pro-business 2025 : utiliser l’IA en classe, IA qu'à !

Janvier, c’est le « mois de l’IA ». Promis : les EdTechs ne remplaceront pas plus le prof que la voiture autonome ne remplacera le conducteur.

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Janvier, c’est le mois des Rois, et du Surmoi. On arrête l’alcool, on donne à des associations caritatives. On promet qu’on va retrouver un taux de croissance digne des pays émergents, juguler la dette. Et, surtout, c’est le « mois de l’IA ». IA qu'à. Pas une semaine sans un « webinaire », un « plan stratégique » de « ressources », à grand renfort de lyrisme technocratique, d’« enjeux » et de « bonnes pratiques », forcément algorithmiques. Dans l’Education Nationale, on n’enseigne plus : on "pilote" des "défis", "à la hauteur des enjeux".

Parfois à une hauteur vertigineuse. Ainsi, parmi les formations, on trouve des intitulés aussi insolites, voire poétiques que « Comment aborder la thématique de l’IA en débranché », une question que chacun se pose en effet : comment faire marcher mon ChatGpt en cas de panne ? Dans ce cas, il ne reste plus qu’à envisager le plan B : le cerveau humain.

Ou bien encore, plus audacieux : « IA : 2 lettres dont s'empare l'enseignant de lettres ». On imagine les possibilités insoupçonnées d’une expérimentation lettriste, entre les voyelles de Rimbaud et le rap américain. Du reste, l’administration n’a pas attendu, puisque depuis beau temps les personnels chargés de faire redescendre les messages de l’empyrée ministériel vers la base, par ruissellement, portent fort justement le sigle « IA ». Ce qui, par les temps qui courent, pourrait nous mettre la puce à l’oreille : Inspecteurs d’Académie, ou Intelligence Artificielle ?

Le Victor Schoelcher des enseignants 

Artificielle, cela c’est certain, mais nécessaire. Car l’heure n’est plus, en 2025, aux atermoiements, aux brain stormings ou aux consultations participatives : il faut agir vite. Plutôt que de perdre un temps précieux à demander aux personnels leur avis, on a préféré une solution plus rapide : créer un comité ad hoc, la Drane (Direction de Région Académique du Numérique pour l'Éducation), qui est aux Gafam ce que le Parti Communiste a pu être, dans les années 50, par rapport à Moscou : une courroie de transmission. On ne va pas en faire un drane.

Voici ce que l’on peut lire sur le site de la Drane : « L'appropriation de l'IA par l'école est nécessaire ». J’insiste sur le choix des termes : pas « souhaitable » ni même « utile », non ; « nécessaire ». Et au cas où l’on n’aurait pas compris, dans la phrase suivante : « L'IA est également un outil prometteur quand il s'agit de renforcer les systèmes éducatifs ». Donc, non seulement c’est nécessaire, mais en plus prometteur : de quoi exactement ? A l’époque, Jean-Michel Blanquer, dont on connaît les penchants woke, n’avait pas hésité à se présenter comme le « Victor Schoelcher des enseignants », entendant sans doute que l’IA, dont il a contribué à promouvoir les usages éducatifs, allait les libérer des tâches de correction. A moins que ce ne soit de leur emploi de fonctionnaire ?

Plus sérieusement, le rapport sénatorial « L’IA et l’avenir du service public » n’y va pas par quatre chemins. Après quelques formules de politesse, on en vient à l’essentiel : « Utilisée massivement par les plus jeunes générations, l’IA générative reste encore peu employée dans le reste de la communauté éducative ». En clair : les élèves passent 8 heures par jour devant les écrans, mais les profs un peu moins, il s’agirait de se mettre à niveau. Nous ne sommes pas là pour faire de la figuration, mais pour agir en bons fonctionnaires de l’État, comme dirait Elon Musk. Donc, plutôt que de chipoter ou faire la fine bouche, « faire la démonstration scientifique de la capacité de l’IA, en particulier l’IA générative, à favoriser la montée en compétences des apprenants ». L’IA, on le sait bien, permet d’augmenter les capacités cognitives des utilisateurs, comme on peut le constater à chaque fois qu’on se retrouve perdu dans une grande ville sans GPS : au fait, comment fait-on pour zoomer sur cette carte routière pliable?

Quant aux élèves, tout enseignant sait à quel point l’usage de ChatGpt les aide à donner le meilleur d'eux-mêmes et à sortir de leur zone de confort, en particulier en éliminant toute faute d’orthographe, et en leur permettant de situer la Révolution Française après la mort de Jules César. Il est donc urgent de favoriser la « montée en compétences » et de permettre à des apprenants de rédiger une dissertation de philosophie en huit secondes plutôt qu’en quatre heures, sans mobiliser plus de deux neurones (un pour cliquer, un pour copier-coller). Ainsi, on aura fait la « démonstration scientifique » de la nécessité de l’IA. A tel point d’ailleurs que cette dernière n’a pratiquement plus besoin de l’élève, ni, a plus forte raison, de l’enseignant. C’est d’ailleurs une des définitions de Dieu dans la théologie scolastique : un être nécessaire, qui se suffit à lui-même.

D’où le dernier point : « transformer efficacement les façons d’enseigner ». En se substituant à l’enseignant, comme c’est déjà le cas dans un certain nombre de formations du supérieur, mais aussi dans le second degré avec Pix, l’IA a bel et bien fait la « démonstration » de son efficacité : une simple machine, voire un logiciel en accès gratuit, peut remplacer des dizaines, voire des centaines de professeur-e-s et coûter beaucoup moins cher. Dans le secteur des EdTechs, les levées de fonds mondiales en 2024 atteindraient les 3 milliards de dollars, chiffre qui semble néanmoins bien inférieur à celui du chiffre d’affaires : rien qu’en France, certes celui des pays de l’UE où se concentre le plus grand nombre d’entreprises, « le marché français de l’Edtech représente un chiffre d’affaires de 1,3 milliard d’euros, avec environ 500 start-ups et 10 000 salariés ». C’est plus "efficace" que le chiffre d’affaires de l’Education Nationale, plutôt déficitaire en termes de retour sur investissement.

L’éducation gratuite lance des appels d’offres

Chacun connaît bien entendu Coursera, cette plate-forme de Mooc déjà ancienne, qui délivre des cours gratuits mais fait payer les certifications. Idée géniale : l’éducation est libre et gratuite. Tu veux ton diplôme ? Haha, on n’a pas dit que le diplôme était gratuit ! Comme le dit ingénument son directeur général : « Les MOOCs représentent un merveilleux moyen d’attirer des apprenants pour ensuite leur proposer des offres payantes ». Bien sûr, ce n’est pas tout à fait de l’IA, mais on n’en est pas loin : l’IA n’est qu’un saut quantitatif, le modèle économique par contre reste sans doute indépassable.

Quoique ? Des start-ups comme, par exemple, Nolej (oh, la vilaine orthographe), champion de France 2023 des Global Edtech Startup Awards (les Oscars de l’entreprise numérique en éducation), cochent toutes les cases : non seulement elle bénéficie de financements privés, mais elle figure en bonne place sur des sites officiels du Ministère de l’Education Nationale. A ce titre, ne pourrait-elle pas déposer une demande de subvention au titre d’association partenaire de l’Education Nationale ? Sa plus-value ? Un prof peu inspiré ou pris par sa taille de rosiers peut gagner du temps en transformant un contenu « statique » (traduire : chiant ; un texte, par exemple) en « activité pédagogique interactive » (traduire : « fun »), comme par exemple, je cite : « mots croisés, textes à trous... » Les jeunes vont trop kiffer. Et, pour ça, il faut des sous : Nolej a levé 3 millions d’euros pour fabriquer des textes à trous, mais c’est toujours quand même moins cher que de payer des profs chaque mois (sans compter les arrêts maladie).

Article 1, une « association à but non lucratif » labellisée et partenaire du Ministère, qui fait aussi dans l’algorithme, et joue sur tous les tableaux, du mentorat à l’orientation en passant par le bilan de compétences en ligne, reçoit dès 2018 1,8 million d'euros par an, sans compter les aides de la part des Régions. On manque d’autant moins de moyens que l’on peut jumeler subventions publiques et mécénat privé. Ainsi, la lutte contre le décrochage en zones rurales a pu être menée en partenariat avec BNP-Paribas depuis 2018 dans deux régions. Grâce à la nouvelle labellisation « French Impact » l’association à but non lucratif a heureusement eu droit à « un package d’accompagnement sur mesure pour l’accompagnement au changement d’échelle (financement du plan de croissance, etc). ». Et tant pis si certains, y compris à la Cour des Comptes, ont pu s’inquiéter du rôle, jugé opaque, d’Article 1 dans la gestion des données des utilisateurs de Parcoursup, à laquelle elle a eu accès.

Marie-Christine Levet, ancienne responsable de Disneyland Paris et de PepsiCo, et désormais du principal fonds européen d’investissement dans l’EdTech (150 millions tout de même), a senti le vent tourner très tôt, mais au moment du Covid elle a perçu l’aubaine : "Avec la pandémie, tout s’est accéléré. Les confinements ont servi de catalyseurs et on a gagné 5 à 10 ans sur l’adoption de nouveaux usages dans l’éducation et le monde du travail" . Il est vrai que le distanciel a été un succès total. Les parents ont pu mesurer le degré de motivation de leurs chers bambins laissés seuls face à l’ordinateur: ils en redemandaient (en fait, surtout des grasses matinées). Il a fallu deux ou trois ans pour que les élèves les plus fragiles réussissent à raccrocher, et les taux de réussite post-bac de cette cohorte s’en ressentent. Quant aux psychologues, ils n’en ont pas encore fini avec la génération des déprimés du confinement. L’investissement au sens financier est-il proportionnel à l’investissement au sens des apprentissages ? On peut penser qu’avec l’IA cela roulera tout seul. Les documents ministériels ne cessent de le répéter : « les systèmes de tutorat intelligents sont personnalisés et interactifs ». Rien à voir, donc, avec un prof.

Personnalisation et empathie : le propre du robot

C’est, en fin de compte, si l’on excepte l’effet « waouh » et les biais cognitifs du style « c’est mieux parce que c’est trop tendance », le principal argument, décliné ad nauseam par les innombrables textes de promotion de ces technologies juteuses : l’IA et les robots sont « personnalisés ». Un peu paradoxal pour un outil non humain ? Que non ! Pour « optimiser les parcours d’apprentissage », rien ne vaut un bon algorithme « intelligent ». On le voit bien avec Parcoursup, qui n’est au fond rien d’autre que le Netflix de l’orientation : si vous avez des préférences marquées pour une filière, on vous les resservira l’année prochaine. Parcoursup est une IA particulièrement empathique, tous les bacheliers vous le diront : ce qui explique sans doute qu’ils soient aussi nombreux à y retourner à la session suivante.

Mais l’autre caractéristique de l’IA, c’est qu’elle reste toujours au service de l’humain. Tous les discours officiels l’assurent, donc ce doit être vrai. Vous craignez, vous enseignants, que la machine vous vole vos emplois, comme elle l’a déjà fait ou est en passe de le faire avec les caissiers, les traducteurs, les comptables, les codeurs, les techniciens de qualité, les employés de banque, les techniciens de maintenance, les acteurs d’Hollywood et les contrôleurs aériens ? Sachez qu’il n’en sera rien. L’Education Nationale continuera à payer à vie une armée de professeurs pour surveiller les élèves qui interagissent avec l’IA sur leur tablette, en suivant les recommandations du robot répétiteur qui les assiste déjà dans de nombreux collèges français.

Dès l’école primaire, le site Eduscol propose une foule de « sites compagnons » qui donnent accès direct en ligne avec une IA, forcément personnalisée, d’autant qu’on a le choix : Adaptiv’Math ou Mathia (attention, ne pas confondre avec Mathiot) en maths, Lalilo ou Navi en français… Mais en aucun cas il ne s’agit de remplacer l’enseignant, qui restera aux commandes : « Il s’agit d’assurer les enseignants de leur place toujours centrale dans le processus éducatif ». Promis : les EdTechs ne remplaceront pas plus le prof que la voiture autonome ne remplacera le conducteur.

Ah, au fait, on a quand même fini par demander aux enseignants leur avis : le questionnaire est tout à fait neutre. Par exemple, à la question : « Utilisez-vous des outils d'IA avec les élèves (dans et hors la classe) ? » et « pour vos usages professionnels ? (aide à l'écriture, la synthèse, l'évaluation...) », on peut répondre surtout « oui » (il y a 3 « oui »), mais aussi « non », enfin : « Non pas encore mais je l'envisage » ou « Non et je l'exclus à ce stade ». C'est un peu comme le coup du Traité Européen. Essaie encore.

(L'objectif de ce texte étant humoristique et satirique, il ne saurait valoir comme exposé des opinions de l'auteur)

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