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Julien Cueille

Enseignant en philosophie et en études psychanalytiques, auteur du Symptôme complotiste, 2020, de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 10 juin 2023

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« Ta copie de philo qui claque, trop » (Le grand remplacement des profs, épisode 4)

Le bac approche. Enfin, il a déjà eu lieu en mars... mais il reste l’épreuve de philo, ultime carotte géologique d’une ère fossile. L’inquiétude monte, chez des candidat-e-s qui pour la plupart ont déjà leur bac, et l’auraient même avec 3 en philo. Que faire ? Acheter un Annabac, bien sûr ! Ou regarder des videos.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Enzo arrive triomphant au début du cours de philo (il vient quand même, bien que le bac ait eu lieu il y a deux mois, parce qu’il peut voir ses potes) : « Msieur, regardez ! Ca va claquer en philo, j’ai acheté ça » et il brandit un superbe livre (objet qu’on ne s’attend pas à voir entre ses mains). « Y’a des schémas, c’est trop stylé ». « Oui, Enzo, tu as raison, c’est effectivement stylé ». « De fou », ajouté-je, par connivence. Des cartes mentales, des couleurs, on dirait presque des neurosciences. Pour un peu il suffirait de flasher le QRcode pour avoir le bac.

Un livre, mais pourquoi ?

Pourquoi cet objet obsolète, un livre ? Des livres, ça n’a pas de valeur, on en trouve partout, dans ces dépôts de tri sélectif qu’on appelle des boîtes à livres. Personne n’en veut. Je lui dis « Enzo, tu l’as acheté, ce livre ? » Oui, il l’a acheté, et même pas avec son Pass culture, avec ses sous, à Carrefour. Je lui dis : « tu sais, au CDI, des manuels, il y en a plein, et même des vrais livres de philo, gratuits, en plus ». La stupéfaction se lit sur le visage d’Enzo.

Cela me rappelle le jour où j’ai emmené ma classe de spécialité Humanités-littérature-philo au CDI. Une grosse moitié n’y avait jamais mis les pieds. Comme ils devaient chercher des idées pour leur grand oral, on a eu l’idée incroyable d’aller explorer ce territoire vierge, d’où rien ne sort, surtout pas des documents. Exotisme garanti : « allez-y, vous pouvez fouiller dans les rayonnages, ça vous donnera peut-être des idées ». Pas rassuré-e-s quand même, quelques-un-e-s se risquent à jeter un coup d’œil jusqu’aux cotes 100. « Monsieur, il y a des livres qui parlent de notre sujet de grand oral ? » «  Mais oui, Candice ! Regarde, tu peux même le prendre ». Mais après le premier frisson, même les plus hardi-e-s renoncent et se jettent sur les ordinateurs encore libres. Ouf, il en reste. Cela fait trop d’émotions pour la journée.

Donc, Enzo. Il me regarde, interloqué. « Oui… mais celui-là, je l’ai acheté ! » Et là, je comprends : payer 6,50€ est un geste sacrificiel, une étape initiatique. Comme le paiement symbolique de la séance chez les psychanalystes, il faut perdre quelque chose. Assumer la perte, pour se trouver soi-même. Bon, c’est quand même moins cher qu’une séance. « Tu l’as regardé, Enzo, le livre ? » « Bah non, mais il est trop bien, en vrai ». Je feuillette un peu ce codex vénérable. Dans la rubrique « méthodes », les runes sacrées indiquent « les qualités requises pour faire un bon devoir de philosophie ». Je retiens mon souffle.

« Les épreuves de philosophie ont été élaborées avec le temps ». Oui, le temps… on est bien peu de chose. « Elles ont notamment pour objectif de préparer au supérieur. Elles ont cependant aussi pour finalité de sanctionner la totalité des compétences acquises dans le cycle secondaire et primaire. En conséquence de quoi, il est légitime de considérer qu’une bonne copie de philosophie réunit trois sortes de compétences : les compétences du supérieur, celles du secondaire et celles du primaire ». Logique imparable. Surtout qu’au bac, on n’est pas encore dans le supérieur.

Mais encore ? C’est qu’il faut amener la chose. Crainte et tremblement font partie du processus. « Le sujets (sic) de dissertation demande de réaliser un examen précis et une discussion rigoureuse sur une ou sur plusieurs notions du programme ». Ah. En effet. J’en saute un peu… Et comment on fait un plan ? « Un bon devoir de philosophie doit contenir des parties », mais attention, « bien travaillées et bien ciselées ». Je regarde Enzo : « Tu vas l’avoir, ton bac ».

Les experts

Bon, c’est vrai que le cahier, ça ne suffit pas. Enzo, il a un problème, il n’aime pas les cahiers. Je l’ai pourtant demandé, en début d’année. Je suis teigneux sur le cahier, parce que j’ai souvent vu à quoi ressemblaient les « affaires » des élèves en fin d’année : un trieur qui ressemble à une chambre d’ado, avec quatre ou cinq feuilles simples de divers formats, une copie de physique, un texte distribué en novembre. Il y a un côté fragment, comme chez les Présocratiques ou chez Nietzsche. Ou œuvre d’art qui s’autodétruit, comme chez Banksy. Mais Enzo y tient, à son trieur. C’est moins lourd. Déjà, le jour où on distribue les manuels (gratuits, ceux que l’on n’ouvre jamais), il râle parce que c’est lourd, de porter cinq ou six livres (Enzo joue deuxième ligne dans l’équipe locale de rugby). En vrai, le cahier, c’est pas son truc. De temps en temps, il tente de prendre le tableau en photo, discrètement (comme il fait 1,90 m je le vois quand même). Certes, on passe quatre heures par semaine à faire cours, on ne fait pas que copier, loin s’en faut ! mais on copie quand même un peu, sinon ça servirait à quoi de venir en cours ? Comme ses camarades, Enzo est très pointilleux sur le programme : « On va le finir le programme ? » m’interpelle-t-il sur un ton angoissé. Et quand j’annonce qu’on commence une nouvelle leçon (en l’écrivant en gros au tableau, style panneau routier) il ne manque pas de me demander, au bout d’une demi-heure : « c’est quoi ? c’est une nouvelle leçon ? ». « Et le petit B ? On l’a pas ? » Par contre il ne lui viendrait jamais à l’idée de relire son cours. Au bac blanc, il m’a confié (Enzo m’aime bien, on est complices) : « Msieur, je crois que je vais y aller au talent ». En philo, c’est bien connu, il suffit d’avoir un peu fumé.

Mais quand on donne un devoir maison, c’est autre chose. Le talent ne suffit pas toujours. Surtout quand on est curieux, et c’est bien sûr une qualité : la curiosité pousse à aller consulter son téléphone pour voir ce qu’en pensent les experts. Les experts ? Oui, vous savez, il suffit de demander à Google « comment on fait une copie de philo ? », et on a des expert-e-s qui nous expliquent.

Par exemple, ce site totalement désintéressé qui commence par « vous pouvez recevoir mon livre en cliquant ici », et nous explique avec autorité que « Débuter la philosophie tout seul peut s’avérer difficile car, disons le, beaucoup de textes de philosophie sont difficiles d’accès de part (sic) leur langue ». Ou cet autre qui rappelle, non sans pertinence, qu’ « une copie doit être au minimum soignée. Il faut si possible éviter les ratures ». Essentiel. Ah ! « Quels sont les principaux pièges à éviter ? » « C’est une faute grave, toujours sanctionnée, que de parler d’idées adéquates – terme qui relève du vocabulaire de Spinoza – lorsqu’il est question des idées claires et distinctes de Descartes ». Moi, dans mes copies, ce n’est pas le problème le plus urgent ; j’en ai un certain nombre qui écrivent que l’homme sur la Lune est un fake. Et qui confondent Spinoza avec le joueur italien Spinazzola. Pour ceux ou celles-là, un ultime recours : « Vous n’êtes pas sûr d’avoir compris les objectifs de la dissertation en philo ? Vous n’avez pas la bonne méthode ? » La voici : « Il ne faut pas répondre oui, non ou peut-être. Il faut penser le sujet ». Quand j’ai demandé à Enzo sur quel site il avait lu ça , il a d’abord réfléchi, puis, retrouvant la mémoire, m’a répondu en souriant : « sur Google ».

Bon, c’est vrai que quand on tape sur Google, il y a des sites, bon, ils sont peut-être un peu publicitaires, mais en-dessous, il y a les questions les plus fréquentes et ça c’est bien, on a tout de suite la réponse en trois lignes, même pas besoin de lire le site. Par exemple, « Quels sont les thèmes de philo en Stmg ? » Il suffit de cliquer. Bon, les thèmes ne sont pas du tout ceux du programme (chacun-e peut vérifier en comparant avec le site du Ministère, certains ne l’ont d’ailleurs jamais été dans cette série[1], et il en manque). Je le signale à Enzo, qui est occupé à finir sa partie sur son tel.

Heureusement, l’un des sites a éventé le choix des sujets et donne les « sujets chauds » (rassurons-nous : au sens de « probables »), en lien avec l’actualité et les sujets « froids ». (Trop fort, surtout quand on sait qu’il est impossible, même statistiquement, de prédire les thèmes qui vont tomber… et que tout amalgame avec l’actualité hérisse les Inspections). Mais Madame Irma reste prudente, au cas où les client-e-s déçu-e-s auraient l’idée de faire du bashing sur Tiktok : « Il ne faut en aucun cas être « à sec » sur l’une des sept notions au programme, car il n’y en a vraiment pas beaucoup ».

Il y a beaucoup de sites qui peuvent nous aider. Tous n’ont pas accès au correcteur orthographique visiblement, mais ChatGPT devrait arranger ça. «  On peut gagner des points faciles en philosophie en étant dans un premier temps logique ». C’est vrai, cela aide. « Un conseil : structurez votre copie avec une introduction, des parties et une conclusion ». Et je tiens à souligner publiquement la très très grande qualité de ce site que j’aime beaucoup et qui organise d’ailleurs des stages. Cela dit, il y a quand même beaucoup trop de lignes écrites serré. Allons plutôt voir une video.

Les influenceurs qui déchirent

Sur un excellent site sponsorisé dont je ne dirai que du bien ici, on trouve bon nombre de petites capsules qui ont, de plus, le mérite de donner une utilité sociale à de jeunes retraité-e-s (de l’Education Nationale ? peut-être). L’une d’entre elles-eux nous rappelle que « face à un sujet, alors, il faut chercher des questions. Plein de questions, en amont, en aval, derrière, partout ». C’est clair. Un autre explique, après un jingle style Star Wars, « comment construire un bon plan détaillé ». Je cite : « Premièrement, heu… on essaie d’écouter son cœur, sa pensée profonde… on se détache de l’autre, on se détache d’autrui, sans complexe… » Respiration, posture du chien tête en bas. « Ensuite, une fois qu’on a cette réponse, la thèse qu’on va soutenir… on la subdivise cette idée en trois parties ». Et bam. « Ces trois parties vont être la thèse que nous soutenons en, heu, justement, trois moments ». Il peut le faire ? Oui, il peut le faire. Enzo va kiffer, je vais lui partager le lien.

Si on a le temps, on peut écouter un prof faire des sujets, plein de sujets. Mais comme on est pressé, souvent, le prof va vite : « L’inconscient ruine-t-il la morale ? Non ! car on sait aujourd’hui, on a des études, comme celles de Milton Erickson, qui montrent que non… » Génial, Erickson n’étant pas du tout un philosophe, et puis autant affirmer une thèse dogmatique, ça ira plus vite. C’est pas comme si en philo, on s’interrogeait, hein.

Comment avoir 20 en philo ? « Si vous kiffez ma chaîne vous pouvez vous abonner » Mais cela vaut la peine : « l’important, on va pas se mentir, c’est d’avoir une méthodologie ». Souvent, la méthodologie, c’est un peu comme Dieu : on en parle beaucoup, on la voit rarement. « On va pas se mentir », il faut quand même reconnaître que de très bonnes vidéos existent, qui expliquent bien (et vite) l’essentiel. Elles sont d’ailleurs parfois largement plus claires (mais ce n’est pas difficile) que les instructions officielles, sur lesquelles les exégètes se pencheront encore probablement dans quelques centaines d’années[2] ; certains sites au budget serré se contentent d’ailleurs de les recopier sans vergogne. Notons au passage le cas de l’explication de texte : en séries technologiques, les élèves ont une série de questions ; mais comme si ce n’était pas assez compliqué, on leur donne le choix entre deux options : répondre aux questions, ou… ne pas y répondre. Enzo, qui au bac blanc a fait de toute façon deux dissertations ET l’explication de texte (il n’avait pas vu que c’était au choix) n’entre pas dans de telles subtilités.

Mais si les bonnes videos existent, il faut bien avouer qu’elles sont rares ! Noyées dans la masse, rien ne les distingue des « bons plans » du style : « mon conseil c’est de prendre un maximum de plaisir pendant l’épreuve » ou des avalanches de consignes, toutes différentes mais toujours péremptoires, qui vont de l’élucubration à l’hermétisme. La méthodologie de la philo est bien l’ultime refuge de la théologie scolastique. Mais la bonne nouvelle, en l’occurrence, c’est qu’il n’y a plus besoin de prêtres, enfin, de profs : des influenceur-se-s font l’affaire. Enzo ne s’y est pas trompé ; il a finalement arrêté de venir en cours. Son projet professionnel, il va pouvoir en parler au grand oral : influenceur en rugby. Mais il m’a promis qu’il ferait (pas gratuitement quand même) de la pub pour le cours de philo.

[1] https://www.google.fr/search « Quels sont les thèmes de philo en Stmg ? » On obtient ceci, qui est absolument faux : « Fiches de révision Philosophie – Bac STMG L'art.La justice et le droit.La matière et l'esprit.La religion.La société et les échanges.La véritéLe bonheur.Le travail et la technique ». En tapant « voir plus », on aboutit au site Studyrama, qui donne encore une autre version, également erronée, du programme STMG (https://www.studyrama.com/revision-examen/bac/fiches-de-revision-du-bac/serie-stmg/philosophie)

[2] Notamment la phrase : « l’élève circonscrit les questions qui requièrent une réflexion préalable pour recevoir une
réponse » ouvre des champs presque infinis à l’herméneutique.

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