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Julien Cueille

Enseignant en philosophie et en études psychanalytiques, auteur du Symptôme complotiste, 2020, de La Classe à l'épreuve du distanciel, 2021, de Mangas, sagas, séries...2022

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Billet de blog 15 février 2021

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Les «Hunger Games» du lycéen

La dernière réforme du lycée, qui arrive cette année au niveau Terminale, a fait de la liberté de choix un argument central : les élèves ont désormais droit à un parcours à la carte. Le prix de cette autonomie ? Moins de suivi, plus d’incertitude. En revanche, la sélection sur Parcoursup est devenue impitoyable. Et le dossier scolaire colle à la peau... avec ou sans confinement.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis plusieurs semaines je la voyais s’endormir sur un coin de table, et j’avais surpris sa mine défaite, bien trop triste pour une ado de dix-sept ans. Manon a fini par me confier qu’elle ne dormait plus. Elle cumule plusieurs sédatifs, fait de la sophro, a pensé essayer le psy… Mais elle n’a pas le temps d’aller le voir : « Parcoursup ça commence dans un mois… je veux pas perdre ma chance ».

Comme Manon, des dizaines de jeunes me confient, chaque année, leurs problèmes de sommeil, de stress, d’anxiété: et cela indépendamment des effets de la crise sanitaire. Des symptômes pour lesquels ils n’ont pas toujours de mots, ou qu’ils ne veulent parfois pas avouer. On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans… Au début, leurs yeux rougis me faisaient soupçonner de joyeuses soirées passées devant l’ordinateur ou la console… ce qui existe aussi, évidemment. Et qui n’est pas toujours non plus un gage de bonne santé ou d’équilibre. Mais dans le cas de Manon et de ses camarades, il n’y a ni jeu, ni chat, ni fête. Elle voudrait bien dormir… mais se retourne dans son lit sans y parvenir.

Comment en est-on arrivé là ? Et pour un ou une élève qui accepte d’en parler, combien se taisent ? Je ne saurai jamais combien sont dans le même cas, la pudeur l’emportant souvent chez eux sur le besoin de s’épancher, et un bavardage agité, ou un décrochage chronique, masquant souvent le vertige qui les habite. Il faut bien de l’obstination, digne d’un enquêteur de série policière, pour comprendre. Et bien de l’abnégation pour leur proposer une aide : dans l’immense majorité des cas, ils-elles la fuient, manquent les rendez-vous, se dérobent aux entretiens. Il faut dire que les lycéen-ne-s sont devenu-e-s des molécules instables, leurs trajectoires ne se croisent qu’épisodiquement, et les structures d’aide ou de conseil ne sont le plus souvent que des cases cochées sur un « contrat d’objectifs ». Les « tutorats », et autres « cellules de veille » ou « de suivi » masquent mal la carence profonde d’un système qui gère désormais les « flux », sans plus prendre le temps de s’occuper des personnes. Comment le pourrait-on, dans un lycée devenu « liquide », comme la « société liquide », en proie à l’individualisme et au bougisme, dont parle le sociologue Zygmunt Bauman ? Et l'on ne parlera pas des effets du distantiel, évidemment.

Des conseils de classe solubles dans un lycée liquide

Dans mon établissement, les conseils de classe n’ont désormais plus lieu en séries générales : pour de simples raisons matérielles (il faudrait réunir plus d’une trentaine de personnes dont chacune devrait assister à une dizaine de réunions, qu’il faudrait étaler sur plusieurs semaines… les chefs d’établissement ont préféré renoncer). Mes élèves se répartissent désormais entre dix « classes » (au lieu de quatre ou cinq) et des dizaines de spécialités différentes, et ne se connaissent plus entre eux-elles. Mais le mot « classe » est devenu un mot aussi creux et abstrait que « vivre-ensemble » ou « continuité pédagogique » : chacun suit son destin, singulier et surtout solitaire… La classe n’est plus qu’une coquille vide, aussi hantée que le château d’Elseneur.

Pourtant, non, ce n’était pas idyllique « avant » ! Avant, les élèves n’avaient le choix qu’entre seize parcours en séries générales, réduits au fil des réformes successives, et qui s’inscrivaient dans des « séries » : en séries générales, chacun se souvient des L, ES, S (jadis, pour les plus croulants d’entre nous, A, B, C ou D…) qui héritaient directement d’une architecture fort ancienne. Dans chaque série, des choix étaient possibles pour les spécialités. Mais les élèves restaient ensemble pour les enseignements généraux. Ceux-ci se sont désormais réduits comme peau de chagrin, tout comme les épreuves terminales du baccalauréat d’ailleurs. Mais surtout, l’élève est devenu un électron libre : dans un lycée à géométrie variable, il change sans cesse… d’enseignements, de salles, de camarades, de professeurs. A l’image de notre société où il semble que seul le mouvement perpétuel prémunisse contre la chute ?

A la fin du trimestre ou du semestre, vient l’heure des bilans. « Avant », on se retrouvait dans un « conseil de classe », institution dinosauresque qui était loin, très loin d’être un lieu d’écoute bienveillante et de recherche de solutions pour les élèves ; il tenait plus, parfois, du conseil de guerre que du « conseil » au sens de « bon conseil »… Néanmoins ce lieu permettait à toute l’ « équipe » (encore un mot devenu obsolète) de se réunir pour parler de chaque élève, parfois même avec les élèves ! Aussi sommaires qu’aient pu être quelquefois ces concertations, elles offraient un espace de parole. Aujourd’hui, ce qui en tient lieu s’est réduit à un tête-à-tête entre le professeur principal et le Proviseur-adjoint, le « N+1 »... Le « PP », promu de façon probablement exagérée à un rôle panoptique bien trop large pour lui, est un colosse aux pieds d’argile. Chargé de la coordination de tous les enseignants concernés (cela fait un sacré carnet d’adresses !), du suivi scolaire des élèves, du bilan du trimestre porté au pied du « bulletin », des mentions éventuelles (encouragements, félicitations… ou mise en garde) qu’on peut leur conférer, de leur orientation ! ce qui n’est pas rien… il est devenu un super-héros. Mais où puise-t-il ses super-pouvoirs ? Quand on sait la complexité des filières du post-bac, elles aussi en mutation constante, l’infini labyrinthe des formations, publiques ou privées, auxquelles les élèves peuvent prétendre, et le panel vertigineux des métiers possibles… on est pris de vertige. Le problème, surtout, c’est que certains professeurs principaux ne connaissent même pas les élèves... qu'ils n'ont pas en cours. S’ils enseignent une spécialité, ils n’ont forcément pas toute la classe ; certains, en enseignement scientifique » par exemple, ne les voient parfois que quelques heures dans le trimestre. Là, ce ne sont plus des pouvoirs, c’est carrément de la divination. Récemment encore, un PP à qui je parlais des problèmes d’un élève m’a arrêté en plein élan : « tu le connais forcément beaucoup mieux que moi : je ne l’ai jamais vu ! »

Et si on fonctionne, comme on nous le recommande désormais, en semestres (de quatre mois), l'accompagnement est encore plus lointain. L’argument mis en avant pour le passage aux semestres consistait à promettre qu'on n'abandonnerait pas les élèves, qu'il y aurait des conseils de mi-trimestre... En réalité, nous avons vu circuler un tableau (Google Sheets) où on devait cocher "A, B, C ou D" pour indiquer le niveau... Un peu maigre comme bilan, sans parler de la « concertation » qui se réduit, dans le meilleur des cas, à des échanges de posts sur un fil de discussion. Le dernier lieu où parler des élèves, c’est la machine à café, mais évidemment en ces temps de pandémie elle est peu fréquentée.

Parcoursup : « battle royale »

Les ados savent que ce qui compte, ce n’est plus le bac : réduit depuis la réforme à deux épreuves terminales, le français en Première et la philosophie en Terminale, plus un « grand oral » dont on peine à comprendre les réels objectifs, il n’était déjà plus qu’un fossile. Lors du mouvement de contestation enseignante de juin 2018, déjà c’est le contrôle continu qui avait prévalu de fait, par décision ministérielle, et dans des conditions discutées. A la faveur de la pandémie, d’autres épreuves censées avoir lieu en cours d’année ont été ajournées, puis suspendues. Le cru 2019 a affiché des taux soviétiques. La bienveillance à l’examen est de mise, au point que certains ironisent sur le fait qu’y échouer relèverait d’une mauvaise volonté du candidat. Il n’en est pas de même, en tout cas, pour la plate-forme d’admission dans l’enseignement supérieur, « Parcoursup » : les candidats ayant obtenu le bac mais échoué à obtenir une formation sont loin d’être rares. Et pour ceux qui restent en lice, la concurrence est sans pitié.

Lise et Mathieu, un petit couple fort sympathique, étaient en section « sanitaire et sociale ». Ils voulaient devenir infirmiers. Lorsqu’ils étaient en Seconde, on leur a recommandé de choisir la voie dédiée, « ST2S », qui prépare à ce type d’études. Mais entre-temps, les règles du jeu ont changé : les instituts de formation en soins infirmiers ont aboli le concours d’entrée, suivant en cela une tendance généralisée de suppression des concours, jugés trop coûteux, et auxquels on substitue une sélection sur dossier. Mais Lise et Mathieu n’ont pas été choisis : on leur a préféré d’autres candidats, dont les parcours, souvent scientifiques, ne les prédisposaient nullement à la carrière d’infirmiers. Ayant le sentiment d’avoir été dupés, ils ne savent que faire : tous leurs vœux ont été refusés. Je me renseigne : dans leur classe, comme dans les autres classes de ST2S, autour de 90% des candidats ont été refusés en IFSI ; mais beaucoup avaient, heureusement, pris la précaution de faire d’autres voeux, qu’ils ont obtenus. Le problème, pour qui se sent une vocation d’infirmier-e, c’est que le verdict est désormais sans appel : celle ou celui qui a été refusé lors de la session 2019 n’a guère de chance d’être mieux traité l’année suivante, où il sera en concurrence avec les nouvelles « cohortes » de bachelier-e-s… Par rapport à un concours, certes difficile et avec un fort taux d’échec, mais que l’on pouvait retenter un grand nombre de fois jusqu’à obtention –certains de mes anciens élèves ont mis sept ans à l’obtenir !-, la sélection sur dossier sonne comme un verdict unique, et définitif.

Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. S’il est bien difficile d’avoir accès à des statistiques précises et surtout lisibles, les données récemment publiées par le Ministère de l’Education laissent apparaître, sur les deux dernières sessions disponibles, une tension de plus en plus importante entre le nombre de candidats et les capacités d’accueil, y compris d’ailleurs dans des filières censées être non-sélectives[1]. Chaque année depuis la mise en place de Parcoursup, nos élèves passent plusieurs semaines, voire, souvent, plusieurs mois à attendre que des places se libèrent : il est courant que certain-e-s remontent des centaines de places sur des listes d’attente… qui en comptent des milliers ! Sans pour autant obtenir toujours, en fin de compte, le Graal souhaité… Il en faut, du cran, pour compter patiemment les jours quand on est 1500e sur son vœu: beaucoup craquent, et on les comprend. L’attrait des formations privées, payantes mais qui délivrent une réponse bien plus rapidement, s’en est trouvé renforcé. Alors qu’il y a encore quelques années, des élèves d’origine modeste n’y auraient même pas songé, les familles envisagent bien plus couramment la "solution" du privé, moyennant un endettement conséquent. C’est le sujet de conversation numéro un de mes élèves à chaque printemps ! Tandis que les aspirants aux études de médecine pensent à s’expatrier en Espagne, les kinés ou les futurs vétérinaires en Belgique ou en Roumanie, d’autres, déçus de leurs affectations ou trop pressés, se ruent vers des « Bachelors » au titre ronflant et aux tarifs prohibitifs, parfois moins regardants sur des dossiers imparfaits, et qui donnent accès, par la petite (mais onéreuse) porte, à des écoles prestigieuses. Quant aux collègues du supérieur chargés naguère d’examiner les dossiers de candidature, il s’en trouve qui avouent avoir jeté l’éponge : avec le système Parcoursup, le nombre de candidatures a tellement augmenté que seuls les algorithmes sont en mesure d’arbitrer. Des algorithmes dont, malheureusement, on connaît encore mal les critères.

Plus de droit à l’erreur : la tunique de Nessus

Dylan, lui, a choisi l’insouciance. Accepté sur un seul de ses vœux, il a oublié de le confirmer, et s’est trouvé le bec dans l’eau ; quand il s’est réveillé, c’était trop tard. Est-ce pour éviter cela que certains de ses camarades, devant la complexité de la procédure Parcoursup et le stress qu’elle génère, préfèrent payer un intermédiaire, au tarif « premium », pour effectuer les démarches à leur place, dossier, lettres de motivation et suivi compris ? Car tout le monde n’a pas, à dix-sept ans, l’esprit d’un « entrepreneur de soi », et ne conçoit pas forcément sa vie comme un défi pour valoriser son « capital scolaire ». A vrai dire, la foule des lycéen-ne-s que je côtoie évitent d’en parler : c’est un sujet à ne pas aborder avec eux-elles, sous peine de réveiller une anxiété qui ne demande qu’à resurgir. Et que beaucoup combattent, soit à coups de médicaments… ou de substances grisantes, soit par une indifférence surjouée qui va parfois jusqu’à friser l’inconscience. Car la plupart ne se rendent pas vraiment compte que le moindre accroc sur le dossier scolaire (une matière en-dessous de 10, une ou deux remarques acerbes de professeurs agacés, un peu trop d’absentéisme…) leur coûteront cher, très cher : plusieurs dizaines, voire centaines de places sur un vœu convoité.

Et qu’il n’y aura pas, en réalité, de seconde chance : le dossier Parcoursup (soit les bulletins scolaires de Première et les deux premiers de Terminale), désormais roi dans la grande majorité des orientations, les suivra tout au long de leur vie, à chaque réorientation… et on sait que les parcours de moins en moins linéaires conduisent à des réorientations de plus en plus nombreuses. Plus d’un élève de Terminale sur deux refera des vœux Parcoursup l’année suivante ! Avec, hélas, toujours le même dossier qui lui collera à la peau comme la tunique de Nessus. A l’âge où l’on n’est pas sérieux, le moindre faux pas, et il n’est pas rare ! reste gravé dans le marbre, ou plutôt l’archive numérique. Celles et ceux qui se cherchent, cèdent aux nombreuses tentations de l’adolescence, mais aussi les « phobiques scolaires », de plus en plus visibles… ou les épuisés du distantiel, sans parler de celles et ceux dont les familles ne sont pas en mesure de les accompagner suffisamment, croient ne perdre qu’un an quand ils perdent beaucoup plus : leurs espoirs à long terme. Mais, comme le leur disent les recommandations officielles pour l’orientation , « construisez votre projet » le plus tôt possible, "sentez-vous libres" et « soyez d’abord vous-mêmes ». Pas si facile.

[1]https://data.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pages/parcoursupdata/?disjunctive.fili&sort=tri&refine.fili=IFSI

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