C’est qui ça, Pix ? « Pix est un service en ligne accessible à tous dont la vocation est de permettre à chacun de cultiver ces compétences (sic) et de les valoriser »[1]. Mmmh… « y compris la dimension de la compréhension des enjeux et des savoir-être ».
Tous les mots-clés sont cochés. On dirait un texte généré par Chat GPT.
Et justement ! On n’en est pas si loin que ça. Car avec Pix, tout est automatisé : même vous. Bien sûr, il y a des gens qui « font passer » Pix. Des enseignant-e-s, en général (même si dans certains lycées on a refusé de le faire). Tout le monde pense que c’est une évaluation, Pix. Une de plus : mais il faut bien évaluer, non ? Or Pix c’est bien plus que cela. Évaluer, oui, mais former en même temps : enfin, se former, car chacun-e est acteur-trice de ses propres apprentissages.
On est dans un… comment dire ? Un « écosystème de médiation numérique » ? Il y a bien encore quelques humains, comme aux caisses automatiques des supermarchés, mais c’est juste pour mettre de l’huile dans les rouages. Pix, c’est bien « apprendre à apprendre », grâce à une interface évolutive et à un « algorithme adaptatif ». Tiens, pas mal cette expression, « algorithme adaptatif »… À retenir.
Bref, comme le dit une médiatrice, c’est une « expérience bienveillante ». L’usager est invité « à aller chercher la réponse en ligne, à manipuler des fichiers, à consulter des tutos, à essayer à nouveau… » jusqu’à ce qu’il ait enfin acquis les compétences et les savoir-être requis. Même si cela peut prendre un peu plus de temps que ChatGPT ; normal, on n’est pas des machines.
L’école au service de Pix ?
Mais aucune inquiétude : on est bien dans le service public. « Groupement d’intérêt public (Gip) qui réunit des acteurs engagés dans les domaines de l’éducation et de la formation ». Un service public, donc… En fait, pour faire un « Groupement d’intérêt public », j’ai cherché la définition, il suffit d’un seul « acteur » public, et on peut avoir par contre toute une troupe d’ « acteurs » privés. Le monde est une scène, disait préventivement Shakespeare.
Mais pour une fois, il semble que Pix reste contrôlé par l’Etat, en tout cas pour le moment : les partenaires officiels sont différents ministères (dont, au passage, celui de l’Agriculture, bon, c’est curieux, nous y reviendrons plus loin), le CNAM, le CNED. Pix permet d’avoir accès au « pass numérique », une sorte de chèque formation délivré par les collectivités territoriales, et pour lesquelles celles-ci sont elles-mêmes mises en concurrence, car il n’y en a pas pour tout le monde.
L’objectif affiché, celui de « l’inclusion numérique » pour favoriser l’égalité, fait l’unanimité bien entendu. Qui serait contre l’inclusion numérique ? Les tests « ont été conçus avec l’objectif de répondre aux contraintes des professionnels ». Des professionnels publics ? Pour le moment, oui ; mais pas forcément. « Valoriser ses compétences », c’est vrai que cela fait depuis longtemps partie intégrante du vocabulaire officiel pédagogique, mais, cela n’a échappé à personne, c’est surtout une préoccupation managériale, en fait, qui permet, en l’occurrence, de contourner les certifications de type diplôme, au profit d’un outil bien plus « agile », personnalisé… et, en plus, « ludique ».
Détail amusant, la plupart des élèves sont persuadés que Pix est nécessaire pour l’obtention du bac, alors que ce n’est pas du tout le cas, et on pourrait s’en étonner. C’est que tout l’intérêt du dispositif est justement d’être déconnecté des diplômes. Pix n’a que faire des diplômes de l’ancien monde.
L’idée d’un système d’apprentissage parallèle à l’école hante depuis longtemps les décideurs ; l’apprentissage des langues, en particulier, s’inscrit dès 2001 dans le Cadre européen commun de références pour les langues, qui a pour objectif non seulement d’évaluer, mais de repenser le mode d’enseignement des langues. La grille désormais banalisée (de A1 à C2) fournit un référentiel qui s’est imposé, entre autres, dans l’Éducation Nationale (avec pour objectif affirmé, bien entendu « l’inclusion » linguistique), mais qui est beaucoup plus large puisqu’il concerne tous les pays membres du Conseil de l’Europe, et est utilisé, indépendamment du diplôme, par les recruteurs.
Avec Pix, le décrochage certification-diplômes est total : l’école sert de lieu de passation, mais c’est l’école qui est au service de Pix, non l’inverse. « L’idée est de dissocier les deux » (la certification numérique et le diplôme) expliquait dès 2016 Pascale Montrol-Amouroux, responsable à la direction du numérique du ministère de l’Éducation nationale, en faisant explicitement le parallèle avec le cadre de référence pour les langues[2].
Et comme Pix évolue, contrairement à l ’Éducation Nationale, on peut imaginer que cette dernière se trouve assez vite distancée. Un peu comme à l’école 42 de Xavier Niel, où l’on apprend, selon un jeu de mots bien balancé, à « casser les codes » : plus de profs, les étudiant-e-s, ultra-sélectionné-e-s, sont plongés dans le grand bain… du numérique, et se débrouillent tout seul-e-s avec la machine. Ce qu’on appelle, en langage tendance, « peer-to-peer learning ». Ou, en français « pédagogie inductive » (comme chez Epitech[3] : là encore une « expérience collective unique »). Hey, teacher ! Leave those kids alone!
Machine learning
Sur Pix, donc, on a des scores, comme à un jeu video, mais on est seul avec la machine : en fait c’est un peu comme si chacun-e s’auto-évaluait… le rêve, non ? Et surtout, on apprend à faire mieux, en « montant en compétences ». Comme un algorithme apprenant, qui intègre les bonnes pratiques. Pour favoriser l’inclusion, et, ce n’est pas du tout contradictoire, « l’autonomie ». Le mot autonomie est partout. Il faut apprendre à le décoder. Être autonome, Kant le savait bien, et pourtant il n’avait pas fait Pix, ce n’est pas faire ce que l’on veut. C’est obéir à de bonnes pratiques.
N’oublions pas que « le second objectif de Pix était de mettre les données d’évaluation des usagers directement à la disposition de ceux qui les accompagnent dans leur montée en compétence »[4]. C’est-à-dire ? Des conseillers numériques France Services ? Des « acteurs sociétaux » ? Des coachs privés ? Des associations de type « contrat à impact social », qui cumulent subventions publiques et sponsoring privé[5] ? L’avenir le dira, mais peu importe : tous travaillent au bien commun, et par-delà les frontières. Car n’oublions pas non plus que Pix « s’inscrit également dans le cadre de référence européen DigComp afin de faciliter l’employabilité et la mobilité professionnelle au-delà de nos frontières ». Comme le cadre européen des langues. Grâce à Pix, on pourra voyager. En toute autonomie. Et chercher de l’emploi de façon totalement autonome, sans l’aide de personne.
C’est bien l’idée de nos entrepreneurs, qui, on le sait, se sont faits tout seuls, à la force du poignet. Comme le rappelle part exemple le magazine américain Forbes, Steve Jobs, Bill Gates, mais aussi Xavier Niel et Alain Afflelou n’ont pas eu besoin des études pour devenir riches : « Il semblerait qu’obtenir un diplôme ne soit pas l’unique sésame permettant de réussir, comme le prouvent les exemples de milliardaires américains et entrepreneurs à succès en France et à travers le monde »[6]. Beaucoup d’élèves se disent convaincu-e-s par cet argument, en particulier les STMG, nourri-e-s de culture managériale, même si les statistiques ne leur donnent hélas, pour le moment, guère raison[7].
Les « Lumières » de Pix
Alors, par contre, pour l’esprit critique c’est un peu juste. Selon Eduscol, « Le développement de l'esprit critique est au centre de la mission assignée au système éducatif français » (c’est Eduscol qui souligne !) et « une ambition majeure de l'École ».
On a même, toujours sur ce même site Eduscol, demandé à un expert ce que c’était l’esprit critique (en ce domaine, il est bon de faire confiance à des experts ! En l’occurrence, un Inspecteur Général). Dommage que sur Pix on ait bien du mal à le trouver, l’esprit critique. On a cherché pourtant, épluché les items.
Certes, le premier objectif est bien de « mener une recherche et une veille d’information ». Mais comment ? « Avec un moteur de recherche, au sein d’un réseau social, par abonnement à des flux ou des lettres d’information, ou tout autre moyen » : les thématiques associées laissent peu de doute sur le caractère éminemment technique, et très peu humaniste, de cet item. Il s’agit avant tout de paramétrer des outils. Alors, c’est vrai, noyées entre des compétences techniques (requête, filtrage, flux RSS…) on trouve discrètement « évaluation de l’information » et même « recul critique face à l’information et aux médias ». Le mot est prononcé : cela devrait suffire.
Mais pour mieux comprendre de quoi il s’agit, dans l’esprit des concepteurs de Pix, il suffit de se rendre sur un site académique, par exemple celui du Rectorat de Poitiers[8] : en guise d’esprit critique, avant toute autre considération, il est fait référence aux travaux de la commission « Les Lumières à l’ère Numérique », présidée par Gérard Bronner, un « expert » lui aussi. Comme sur Eduscol[9], la référence à la lutte contre le complotisme apparaît centrale. Mais attention : pas n’importe quel complotisme, celui que les experts ont identifié comme tel[10], et face auquel les réponses adéquates sont celles préconisées par la Commission. Parmi lesquelles… l’outil Pix.
Outil d’évaluation ou de « remédiation » ? C’est que, dans l’esprit des concepteurs de ce programme, cela revient un peu au même. En fait, évaluer, c’est un peu, pour ces gens qui ont beaucoup réfléchi, la fonction principale de la pédagogie… pardon, de l’éducation à l’autonomie : évaluer, c’est sérieux, on a un score, des chiffres. Transmettre, émanciper, faire réfléchir… c’est un peu vintage, pas assez rigoureux.Il s’agit, nous rappelle Eduscol, d’ « évaluer l’information », d’ « évaluer les interprétations ». Et d’identifier les « biais ». Et de définir des « stratégies » informationnelles, meilleures si elles sont automatisées : la machine ne fait pas d’erreur.
Pour ces gens qui ont appris la pédagogie dans des manuels d’informatique, l’humain est entaché d’imperfection. Si on se trompe, c’est qu’on est victime d’un « biais cognitif ». Par exemple, Gérald Bronner, l’expert, en a identifié un, que j’aime beaucoup, c’est « croire que la démocratie délibérative renforce la probabilité que la décision soit bonne », ce qu’il baptise du joli nom de « théorème de Condorcet »[11]. Mais oui, Condorcet, le célèbre complotiste ? Ayant eu le malheur de naître avant Pix, il est mort sans avoir trouvé une remédiation à son biais cognitif démocratique. Avec Pix, plus besoin de démocratie, puisque l’outil a la réponse.
L’esprit critique, c’est simple comme un clic
Allons donc un peu sur Pix. Dans l’item où il s’agit d’apprendre à mener une recherche d’informations, on nous demande, au début, des trucs improbables : trouver la source d’une photo d’ours blanc sur la banquise ; discerner des fake news parmi cinq sites ; certifier un compte Facebook ; sourcer une contribution Wikipedia ; formuler une requête… Pas si mal. A part quelques ratés (la page Wikipedia étant trop ancienne, on ne peut plus accéder à l’historique de l’année demandée), cela fonctionne.
Bon, les candidat-e-s trop pressé-e-s sont évidemment tenté-e-s de demander la solution à Google plutôt que de chercher trente secondes. On a donc, en toute logique, un certain nombre de sites qui tentent de tirer profit de ce flux de candidats de Pix, car les mêmes questions reviennent forcément. Par exemple, pour la photo d’ours blanc, un site frauduleux propose la réponse… mais il est vérolé : je n’ai dû le salut de mon ordinateur qu’à mon excellent anti-virus. On trouve un grand nombre de forums avec des candidats excédés qui réclament la réponse, car Pix n’attend pas : « et c quoi la réponse putin » (sic). Et des communautés prolifèrent, dont la vocation est de « donner les réponses aux questions posées au sein de Pix ». Effectivement on a bien affaire à une « expérience collective unique ». Ou à un biais démocratique, cela dépend du point de vue. En tout cas, on reste seul-e pour apprendre.
Pix nous renvoie bien sûr à des « ressources en ligne » : par exemple, des sites, qui indiquent comment vérifier une information sur le web. En exclusivité, nous en avons consulté un. Que dit-il ? « Première chose, gardez un oeil critique ! » Ah, oui, pas bête. D’autres proposent des stratégies opérationnelles : « Qui a écrit l’article ? pourquoi? » En voilà, une bonne stratégie pour valoriser ses compétences. Ou alors, carrément : « Vérifiez la source ailleurs que sur Internet. Si vous en avez la possibilité, consultez un livre, une revue spécialisée ou un expert en la matière ». Mais, en dernier recours, il reste l’arme fatale : le fact-checking. Et, des « outils » de fact-checking, il y en a plein. Pix nous y renvoie, donc ça doit être sérieux et officiel : par exemple ceux de RTL ou de 20 minutes, celui d’un organisme basé en Floride et subventionné par Facebook… ou d’autres, dont les liens sont obsolètes depuis des années. Parmi les sites indirectement référencés (les liens renvoient à des sites, qui renvoient à d’autres sites…), on en trouve un, DécodAgri, qui, à l’entrée « pesticides », rassure par exemple les internautes inquiets : beaucoup d’affirmations alarmistes des écologistes sont des fake news[12]. Ah tiens ! c’est vrai ça, je n’avais pas compris pourquoi le Ministère de l’Agriculture était partenaire de Pix.
Surtout, le fact checking, cela évite de réfléchir : il suffit de faire confiance au site de fact-checking, et il nous dit ce qui est vrai ou faux. Un peu comme avec les sites complotistes, sauf que c’est vrai. Dans tous les cas, c’est une autorité extérieure qui légifère et nous délivre la vérité. En fait, l’esprit critique, c’est simple comme un clic. Pas besoin d’éducation, ni de cours de philo sur la vérité, pour essayer de comprendre que la vérité c’est justement autre chose que des « faits ». Certes, certains hoax renvoient des faits que l’on peut vérifier ou non : il est incontestable que Neil Armstrong a marché sur la Lune ou que le Covid existe. Par contre, s’il s’agit de savoir si oui ou non la politique anti-Covid ou la réforme des retraites est juste, le fact-checking ne suffira sans doute pas. D’où l’intérêt de ce qu’on appelait autrefois l’enseignement, où l’on peut non seulement évoquer des faits, mais surtout comprendre des mécanismes, débattre, argumenter.
L’Education aux Medias et à l’Information est une belle idée : sur le papier elle fait partie intégrante des contenus d’enseignement, à tous les niveaux de la scolarité. Dans la réalité, c’est moins net, faute de moyens et d’heures dédiées. Chaque année, cependant, en éducation civique, je fais avec mes élèves un travail important d’identification et de vérification des sources, ce qui suppose de laisser tomber le fact-checking automatisé et d’apprendre à lire un article ou un site web. Mais il m’arrive maintenant régulièrement de devoir renoncer à mes heures, pour que les élèves puissent passer Pix. Avec Pix, plus besoin d’éducation aux medias : l’algorithme assure l’ensemble de la chaîne de valeur, de la formation à l’évaluation, dans un cercle vertueux entièrement automatisé.
[1] Marie Bancal et Déborah Dobaire (2022). Évaluer ses compétences numériques avec Pix pour construire son parcours d’inclusion numérique. Informations sociales, 205, 99-102. https://doi.org/10.3917/inso.205.099
[2] Laura Taillandier (2016). Numérique : le B2I, c’est fini ! L’Etudiant, 20.04.2016.
[3] https://www.epitech.eu/fr/pedagogie-projets/
[4] Bancal, M. & Dobaire, D. (2022), art. cit.
[5]Voir à ce propos le blog de mon collègue Julien Carpe : https://blogs.mediapart.fr/julien-carpe/blog/080323/l-uber-education-ou-la-revanche-des-girafes.
[6] Josselin Leydier (2019). Faut-il avoir un diplôme pour réussir ? Forbes, 25.09.2019.
[7] Le taux de chômage des sans-diplômes est 3 à 5 fois supérieur à celui des détenteurs-trices d’un diplôme d’au moins bac +2, selon une enquête Insee de 2021.
[8] SRANE (2023). L'esprit critique à l'ère numérique, cogitons ensemble. En ligne : https://ww2.ac-poitiers.fr/dane/spip.php?article1036.
[9] https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves.
[10] Par exemple, pour l’association AFIS à laquelle Bronner appartient et dont il est le représentant le plus médiatique, certains discours militants anti-OGM, anti-pesticides ou anti-nucléaires sont identifiés comme complotistes.
[11] Gérald Bronner (2013). La Démocratie des crédules. Paris, PUF, p. 219.
[12] Le hasard fait que le directeur de la publication de DécodAgri se trouve être aussi le directeur du groupe La France Agricole, qui diffuse l’essentiel de la presse professionnelle. Ce groupe a été racheté en 2011 par Isagri et Sofiprotéol. Cette dernière société, désormais groupe Avril, autrefois dirigée par Xavier Beulin, président de la FNSEA, est le principal producteur français de biodiesel, et le premier producteur d’œufs en France, et à ce titre une des cibles favorites de l’association L-214.